Part 23 : Larmes de sang
Roméo et Juliette, William Shakespeare
"Avec l'amour, des ailes j'ai gagné :
Ces murs ne sauraient arrêter mon élan ;
L'amour ose tout ce qu'amour peut tenter,
Et ce n'est pas un mur qui me saurait contraindre.
Si tu m'aimes, rien ne saurait être un obstacle entre nous.
Donne-moi seulement un gage de ta tendresse, et je braverai le monde entier."
***
Le soleil s'invite par la fenêtre voûtée en pierres. Ses rayons caressent chaleureusement la moitié de mon visage. Je prends tout l'espace sur le maigre lit, en mode étoile de mer infiniment comblée.
Je sens que la journée va être merveilleuse !
Je m'assois au bord du matelas et me frotte les paupières. J'examine l'oreiller...
Non... je ne vais pas le faire...
Oh que si !
Je l'agrippe, l'écrase sur mon nez et inspire tout mon saoul. Puis plusieurs fois, qu'est-ce que c'est bon ! C'est ce que font les héroïnes des romans après le coït, non ? Un passage obligatoire pour démontrer à quel point elles sont mordues.
Putain, le coussin ne sent absolument rien, mais je m'en contrefous. Je le balance sur le côté. Rien ne peut gâcher ma bonne humeur.
J'ai vraiment très bien dormi ainsi collée contre son large corps. Blottie de la même manière qu'étant enfant. J'ai soulevé son bras et mon crâne a parfaitement épousé le creux du haut de son torse comme avant. Oui, je me suis endormie immédiatement après avoir soufflé :
Éden...
Je soulève le drap resté sur mes cuisses, des gouttes de sang ont maculé le tissu blanc. Je le roule en boule et le jette dans un coin de la pièce. Je doute que les nonnes apprécient. J'essaierai de le nettoyer plus tard en attendant j'ai une faim de loup.
Je remarque mes vêtements sur la petite commode. Je me lève et m'habille en fixant la croix chrétienne juste au-dessus. Je bloque sur l'expression triste et découragé de Jésus. Une fois le zip de ma combinaison remontée jusqu'à sous mon menton, je joins mes mains et ferme les paupières.
— Raaam, Raaaam.
Je m'éclaircis la gorge.
— Seigneur, je sais, j'ai pêché et devant vos yeux qui plus est.
Je pivote de quatre-vingt-dix degrés vers la couche, ouvre un œil et manifestement Jésus était aux premières loges. Je continue :
— Pour ma défense je n'ai rien pu empêcher. Comment dire stop aussi ? Sérieusement, je ne dis pas que c'est de sa faute, mais vous l'avez bien regardé... Aden est torride ! C'était intense, une pure folie. Oui, je sais, vous avez tout vu... et ce n'est pas faux, j'aurais dû avoir la présence d'esprit de vous tourner face contre le mur....
J'essaie de reprendre mon sérieux. Je me mords l'intérieur de la joue. À présent, mes mots résonnent de façon plus grave et sincère. Ma voix est plus basse et un peu émotive.
— Cette nuit fut extraordinaire pour moi, comme un cadeau. Je l'aime. Oui, je crois que je suis tombée amoureuse de lui alors soyez sympa, ne le fustigez pas. Laissez-le tranquille.
Je soupire devant le ridicule de la situation.
— Et pis merde, je n'y arriverai jamais.
Je relâche les bras et secoue la tête. Jésus et moi, une histoire qui ne marche pas.
— Bonne journée, je lance cependant avant de quitter la chambre.
La grande salle de festins s'ouvre devant moi. Les longues tables de bois sombre, marquées par le temps et la prière, ont été alignées avec rigueur sous les hautes voûtes de pierre. Une odeur de pain chaud et de cire d'abeille flotte dans l'air, mêlée aux effluves de lait tiède et de confiture.
Ah, quelle belle journée...
Aucun Sentynel en vue.
Je m'installe sur un banc, à côté d'une sœur aux cheveux grisonnants, le visage strié par les années. Elle me salue d'un hochement de tête.
J'attaque mon repas avec appétit. Le bol de lait est encore tiède, légèrement sucré. Je déchire un morceau de pain croustillant, y étale une épaisse couche de beurre et l'engloutis en soupirant de contentement. La confiture de cerise fond sur ma langue, libérant sa saveur sucrée et acidulée.
— Super bon... me pamé-je en me remplissant la panse.
— Nous produisons tout au couvent. Je peux vous montrer nos ateliers si vous le souhaitez.
La religieuse me sourit avec fierté et son regard pétille à l'idée de me prodiguer son savoir-faire.
— Pourquoi pas, je veux bien merci, réponds-je ravie.
J'imagine préparer ce petit-déjeuner pour Aden, lui tendre un bol fumant alors qu'il s'étire sous la lumière du matin, encore à moitié endormi. Je nous vois vivre au file des années dans une maison paisible, loin de tout. Cette idée est si réconfortante... Une chaleur douce m'envahit.
Je souris, rêveuse.
— Ça va mieux qu'hier, on dirait, remarque la nonne gentiment.
— Oui, j'ai fait quelques folies cette nuit...
Ses yeux me scrutent avec stupéfaction.
— Je veux dire, j'ai passé une nuit d'enfer.
Elle ne se déride pas. Pitié, qu'elle ne me fasse pas un AVC.
— Par "enfer", je veux dire "très bien dormi".
Je soupire, pousse la chaise et me lève.
— Je vous laisse, à tout à l'heure. Enfin... j'espère, dis-je en notant l'air encore figé de la vieille nonne.
Je quitte la table avant de complètement la pétrifier. Vraiment, il faut que j'apprenne à tourner sept fois ma langue dans ma bouche avant de parler ici.
Les couloirs du couvent s'étirent dans un silence solennel, ponctués seulement par l'écho feutré de mes pas. L'air y est plus frais, chargé de l'odeur de pierre humide et d'encens. Une faible lumière traverse les vitraux et s'étale sur le sol en des éclats colorés aux teintes célestes.
Et puis, au détour d'une arche, je l'aperçois.
Aden.
Il se tient au centre du patio, menant une vive discussion avec Natalia.
Mon cœur s'arrête.
Est-ce cela tout le bien-être d'apercevoir celui qu'on aime ? Car là, tout de suite, j'ai envie de courir pour me jeter dans ses bras protecteurs. Plonger mon nez dans son cou et inspirer sa présence. Je pourrais même lui dire qu'il m'a manqué au réveil et que je le veux à nouveau cette nuit. Toutes les autres nuits aussi.
Je presse le pas, mes mains impatientes de le toucher. Mais alors que j'arrive à sa hauteur, il esquive mon mouvement. Il s'est décalé juste assez pour éviter que mes doigts n'atteignent son bras. Je me fige.
Natalia me sourit sans apercevoir mon trouble.
— Bonjour, Ava.
— Bonjour, réponds-je vaguement en regardant Aden avec insistance.
Il est habillé en tenue de Sentynel qu'il arbore telle une damnation. Son attitude est impatiente. Sa mâchoire se contracte. Tout son visage est tendu et fermé comme s'il s'apprêtait à partir en guerre.
— Aden. Je peux te parler ? avancé-je timidement.
— Pas maintenant, répond-t-il froidement en passant devant moi.
Quoi ?
Je refuse d'être balayée ainsi ! Je le suis, ignorant Natalia qui m'interpelle derrière.
— Aden !
Il fait volte-face. La capuche de son manteau ombre ses prunelles et je déteste ça.
— Il y a un problème ? m'enquiers-je.
— Aucun, lance-t-il d'une voix plate.
Mais ce "aucun" claque comme une porte qu'il referme sur moi.
Natalia arrive à notre hauteur. J'essaie de conserver mon sang-froid. J'hésite, me mord la langue avant de me lancer de nouveau :
— Tu ne veux pas me parler ?
— Je n'ai rien à te dire, fait-il aussi glacial qu'un iceberg.
C'est du délire.
— Rien ?
— Rien.
Mon cœur s'effrite. Non, il ne peut pas me faire un truc pareil. Natalia nous dévisage à présent.
— La nuit dernière... bafouillé-je.
— Quoi ?! rugit-il avec violence faisant converger tous les regards sur nous.
Je crois que Cosma et Thènes nous ont rejoints. Je dis bien je crois, car tout devient flou autour de moi. L'univers entier s'efface, ne laissant que lui et moi.
— Nous avons vécu un truc... extraordinaire, tu as oublié ? lui rappelé-je à deux doigts de péter un plomb et de tout déballer.
Ses lèvres s'étirent, mais ce n'est pas un sourire. Plutôt un rictus écœuré.
— Parle pour toi.
Le haut de son nez s'est plissé de dégoût. Un frisson glacé me parcourt l'échine. Je n'arrive pas à y croire et je m'en fous des gens !
— On a fait l'amour, toi et moi ! Merde !
J'ai crié ça ? Vraiment ?
— Mon Dieu, qu'est-ce que tu as fait ! s'écrit la nonne.
Aden avance vers moi, assez près pour que je plonge dans le noir intense de ses iris.
— Oh non, je t'ai baisée...
Il arrache une croûte épaisse qui cicatrisait pourtant bien. Ma poitrine se racornit.
— ...et en beauté, finit-il de me détruire.
J'ai un hoquet de douleur. Je n'arrive plus à respirer. Je pose mes deux mains sur mon estomac car j'ai la sensation qu'un piège aux dents acérées l'a perforé.
— Enfant de salaud, soufflé-je, d'une voix étouffée d'un sanglot.
Un champ magnétique se décharge autour d'Aden. Mon souffle se bloque. J'ai mal aux tympans et mon crâne me vrille comme si quelque chose cherchait à s'y insinuer, à m'écraser de l'intérieur. Désorientée et hébétée, j'ai besoin de fuir, mais j'en suis incapable. Sous la douleur, aucun membre n'obéit.
Une odeur métallique se répand autour de moi.
J'aperçois que tous sont figés, Cosma, Thènes, Natalia. Des larmes de sang coulent sur leurs joues. J'essuie les miennes, d'un rosé transparent.
— Aden ! Arrête, gémit Natalia, sa voix écorchée par la panique.
— Qu'est-ce que tu es en train de faire, murmuré-je.
Il dirige ses yeux, devenus rubiconds, sur Thènes qui se recroqueville sur lui-même en se tenant la tête. Je comprends qu'Aden est responsable du chaos invisible. Ces capacités sont en train d'atteindre le mental de toute personne l'entourant.
— Et toi... hors de ma vue ! siffle entre ses dents Aden à l'attention de son aîné.
Son regard d'un rouge impitoyable lance des lames furieuses à Thènes dont le visage se chiffonne encore plus. Une souffrance vibrante et atroce accable ses traits. Il tombe bientôt à genoux.
Thènes pleure des goûtes noir carminé, épaisse comme de l'encre.
Aden n'a pas besoin de lever la main. J'ai l'impression qu'il est en train de broyer Thènes de l'intérieur.
— Non... geint-il.
— Aden ! hurlé-je.
Son regard, d'un rouge assassin, est un ouragan de rage.
— Arrête !
Même si Thènes est le déclencheur à ma venue dans sa chambre, c'est lui qui a pris cette décision en toute conscience.
Tu m'as bien dit que peu importe ton désir, ce n'est qu'un corps et il n'est pas maître de ta volonté surtout que tu me hais, n'est-ce pas ? Du plus profond de ton âme, je le sens désormais.
Je lui attrape les pans de sa veste et essaie de le secouer, mais en vain. Il reste statique, tel un roc solide. Un rictus mauvais tord un coin de ses lèvres.
— Tu reprends possession de mes rêves soldat, et il ne restera de toi, que des lambeaux, prévient-il.
Aden agrippe ma combinaison à l'épaule et m'envoie balader du côté de Thènes dont les larmes cesse de couler. L'air est plus dense, moins écrasant. La pression s'atténue.
— Pourquoi tant de mascarade, continue Aden d'une voix métallique. Tu as envie de te la faire ? Vas-y, le champ est libre. Elle est à toi !
Un silence nauséeux s'abat sur nous.
Natalia pâlit, les mains raides et tremblantes. Elle tamponne son visage d'un mouchoir souillé de sang.
— Tu es devenu complètement fou !? As-tu pensé à la prophétie ?
Aden se tourne vers Natalia qui recule effrayée.
— Ne sois pas scandalisée. Tu as ce qu'il lui faut, n'est-ce pas ?
Natalie secoue la tête plusieurs fois, la bouche déformée.
— N'est-ce pas ?! hurle-t-il à présent, hors de lui.
Un ricanement amer lui échappe, acéré comme une morsure.
— Faire avorter des monstres est un business qui ne t'inspire ni honte ni culpabilité ni miséricorde, pas vrai ? Ton affection n'a d'égal que l'aversion que tu me portes.
Natalia recule d'un pas.
— Donne-lui ce dont elle a besoin et lâche-moi, conclut-il. Tu es loin d'être bien placée pour les sermons.
Aden la transperce de son regard une dernière fois, puis il quitte la cour. Je tremblote de partout, me mordant la lèvre jusqu'au sang.
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