Part 18 - Quand la vérité blesse
Je pensais me rendre à un dîner privé, or nous sommes plus de quarante personnes dans la pièce. Il ne s'agit pas d'un banquet, les tables forment un cercle de manière que tout le monde se voit de face.
J'avance prudemment dans la grande salle au sol de dalles calcaires et aux murs en pierres apparentes parés d'une série de fresques bibliques dont une particulièrement pertinente dans un monde stérile : La vierge et l'enfant.
Natalia lève le bras. Je me dirige vers elle et remarque qu'Aden fait le tour pour s'asseoir à côté de Thènes. Il semble être le seul à prendre ce risque, vu les sièges vides de part et d'autre du Sentynel à la veste bleue. Je suis heureuse de constater qu'Aden est assez loin de la place que me propose la religieuse, même si je regrette qu'il se trouve encore dans mon champ de vision.
L'écart d'âge entre les deux plus intimidants Sentynels est maintenant flagrant, le "voleur de rêve" aux cheveux poivre et sel doit bien approcher les trente ans. Ce dernier me scrute d'un regard charbonneux et ma première envie est de lui envoyer le couteau entre ses deux yeux marine pour m'avoir envoutée.
Néanmoins, j'ai d'autres chats à fouetter, en particulier découvrir ce que l'on attend de ma personne.
Je trépigne d'impatience. Mes nerfs sont si raides que je ne peux pas empêcher mon genou de s'agiter. Cosma s'assoit à ma gauche, son frère à côté d'elle et de grands plats sont déposés devant nous.
— Bon, je vous écoute, signifié-je à Natalia tout en me jetant sans plus attendre sur une cuisse de poulet entre les navets et les patates en sauce.
Je mâchouille avec appétit ce bon et succulent morceau de viande, prête à piquer un légume, fourchette en main, quand je me rends compte que la nonne ne me répond pas. Je me tourne vers elle. Elle me dévisage la bouche formant un U à l'envers, et bientôt, je m'aperçois que tout le monde me fixe la mine ahurie.
Quoi ?
Je plante mon couvert dans le centre d'une autre pomme de terre pendant que Aden peint un sourire moqueur sur son visage.
— Nous devons avant tout remercier le Seigneur, jeune fille.
Alors même loin du dôme et des sévères obligations religieuses, je dois me plier à des pratiques qui n'ont aucun sens.
Je lève les yeux au ciel.
— Merci ! envoyé-je, tout en faisant un clin d'œil au plafond.
Je vais pour gober le légume quand Damiano me saisit le poignet. Je le dévisage à demi surprise, à demi en colère avant de croquer avec défi une fourchette vide manquant de me casser une dent.
— Oh !
Je rêve ou le morceau de pomme de terre a disparu ? Il me l'a dérobé le fourbe !
— Un peu de respect, suggère Damiano.
Ils me gonflent tous avec leur serment. Qui me respecte moi et mon athéisme ? Je fais un grand geste pour me libérer des doigts blafards qui m'agrippent.
— Arrêtez de vouloir me diriger. Vous confondez vos propres désirs avec la modeste volonté de votre Seigneur. Si je devais prier pour ne pas avoir trébuché à chacun de mes pas, je ne prendrais pas la peine de me lever. Dans le cas présent, je préfère remercier la cuisinière ! Maintenant, rends-moi ma pomme de terre !
Durant ma tirade, certaines nonnes se sont bouchées les oreilles, d'autres s'offusquent ouvertement. Je pose mon couvert sur la nappe tout en fusillant Damiano des yeux. L'air est électrique entre nous et ses prunelles rouges brillent de menace. Cosma se met à rire gaiement.
— Je l'aime bien ! avoue-t-elle à Natalia en secouant la tête avec rapidité, limite excitée comme si elle parlait d'une chose.
— Assez ! s'écrie l'abbesse, un peu plus pâle.
La salle lui obéit. Elle prend une profonde inspiration, joint ses mains puis ferme les yeux et se met à réciter un passage de la bible. Je parcours l'assemblée du regard profitant des yeux baissés. Drôle de façon de remercier un seigneur qui est censé se trouver au ciel.
Aden fixe lui aussi le sol et j'éprouve l'envie de savoir s'il se joint à leur prière.
Quand le bénédicité se termine. Chacun se sert sagement et j'ai l'impression que Natalia me tire la tronche.
Je reçois un coup de coude de la part de Cosma.
— J'ai adoré ta prestation.
Ma prestation ? Je secoue la tête en signe d'incompréhension, les sourcils relevés.
— Sache que je partage tes convictions, me souffle-t-elle comme une confession.
— Ah bon ? Et, lesquelles ?
Elle plisse les yeux et chuchote plus bas encore :
— Je crois en une divinité intérieure. Sache que je pense que Dieu réside en moi.
Elle est très sérieuse et fière de ses propos. J'ai du mal à la suivre. Je fronce le nez, quelque peu déroutée.
— Tu es bouddhiste ?
— Non, répond-t-elle, étonnée.
J'ouvre de grands yeux en exagérant les syllabes d'un "O. K." tout en pensant qu'elle est franchement perchée. En réponse, elle m'octroie un grand sourire avant de se servir à son tour.
Je me racle la gorge avant de poursuivre à son attention.
— Tu ne m'as pas répondu tout à l'heure.
— À quoi ? demande-t-elle, distraite.
— Pourquoi tu appelles Aden, Éden ?
— Je ne pense pas que cela t'intéresse.
— Dis toujours.
Elle se cache la bouche avec le dos de ses doigts tendus.
— Je ne veux pas que les recluses nous entendent, mais il parait qu'au pieu il a un goût de paradis.
Je déglutis et allez savoir pourquoi, mon vagin s'est contracté. Mon regard ne s'empêche plus de combler l'espace jusqu'à Aden. Ce dernier a redressé la nuque. Il me surveille et se nourrit de mes émotions, j'en suis quasiment sûre.
Un goût de paradis...
Pour le punir de son intrusion mentale, je laisse mon imagination vagabonder et m'autorise à songer à ce que cela me procurerait de faire l'amour avec lui. Ce que je pourrais ressentir. Mon corps frémit à cette seule pensée. Ses yeux plus lumineux et troubles sont obstinément rivés aux miens. J'ai toute son attention, je vais m'amuser un peu.
J'imagine qu'il retire son t-shirt pour me laisser poser les doigts sur son tatouage mystérieux qui lui noircit le flanc gauche. J'aimerais le voir nu et me rendre compte s'il est aussi athlétique et bien fait qu'il en a l'air. Si sa peau est douce et lisse ou si elle est empreinte de cicatrices.
Tout le monde est concentré sur son assiette et personne ne prête attention à ce que je suis en train de faire. Alors ma main gauche a glissé plus bas et mes doigts entament quelques pressions au-dessus de ma combinaison.
Aden fronce les sourcils, l'expression contrarié. Je me réjouis de l'irriter même si je me procure à peine du bien. Je n'ai jamais su me donner du plaisir, mais je comprends pourquoi. Je ne savais pas à qui penser avant que le fantasme physique de mon demi-frère prenne vie dans mon esprit. Je me sens vide et cette partie de mon anatomie me dévore surtout quand ses pupilles enflammées ne regardent plus que mes gestes maladroits et hésitants sous la table. Je me surprends à vouloir que ce soit lui qui me touche et m'apprenne à le faire. J'appuie avec plus de témérité, mais je ne me soulage guère. Je soupire tout bas de frustration. Le Sentynel ébauche un sourire narquois, mais il retrouve son sérieux ténébreux lorsque je plante ma canine dans ma lèvre inférieure.
Je serre mes cuisses plus fort. J'aimerais sentir son odeur, mon nez dans son cou, juste sous son oreille. Entendre sa voix rauque m'ordonner de faire taire mes gémissements et moi, lui désobéir. Découvrir ce qui lui procure du bien et les nuances de ses iris pendant qu'il pénètre et se retire. J'essaie d'étouffer ma respiration devenue lourde, mon regard toujours planté dans le sien plus intense. J'ai besoin de toucher ses biceps et m'y accrocher. Saisir son épaisse tignasse pour l'obliger à prendre un de mes tétons dans sa bouche généreuse. Admirer son visage sous l'effort quand il fait l'amour. Aden doit être beau quand il baise.
Le verre qu'il a entre les mains se voit broyé et meurt en un bruit étouffé. L'eau et du sang tombe sur la nappe blanche. Il dissimule son poing sous la table
Je lui envoie un sourire satisfait. Soi-disant, le pire coup de ta vie, hein ?!
— Éden..., chuchoté-je, avec provocation en articulant pour qu'il puisse lire sur mes lèvres.
Il serre les dents, plisse les paupières et secoue légèrement la tête.
— Je le goutterais bien...
Je m'arrache à ma contemplation, attirée par les jumeaux qui ont parlé d'une seule voix.
— Pardon ?
— Aden, nous en ferons notre diner avec plaisir.
De quel bord sont-ils tous les deux ? Je m'y perds.
— Et dire que je vois tous les trucs dégueulasses que tu imagines, lance Damiano à sa sœur, la mine écœurée.
— Je ne pense pas qu'il aimerait ce que tu rêverais de lui faire, mon cher frère, raille Cosma.
Alors leur faculté permet de lire dans les pensées ! Je me sens rougir jusqu'à la racine des cheveux.
— Ça dépend de quel côté on se place, à l'avant ou à l'arrière...
Cosma s'indigne et je crois que je vais vomir. Damiano possède de nombreuses contradictions avec l'homme pieux qu'il parait être. Sodome et Gomorrhe est un chapitre qu'il a oublié d'étudier vraisemblablement.
— Vous êtes gays ?
— Non, mais nous ne faisons pas les difficiles. Avoue qu'Aden laisse rêveur.
Je jette un coup d'œil vers l'intéressé. Il fixe son assiette et mange avec raideur. Je décide de ne pas répondre. Leur dire qu'effectivement Aden est torride et incroyablement attirant est un secret pour personne. Je change de sujet.
— Vous pouvez lire dans les pensées ?
— Uniquement dans celles de l'autre, répond Cosma en montrant son frère du menton. Ça perturbe franchement mon besoin d'unicité.
— Qui se soucie du mien ?!
Ils se chamaillent comme deux gamins. Ils m'exaspèrent tous les deux.
Mon regard s'oriente vers les filles qui semblent un peu plus détendues que trois nuits plus tôt. Emmy ne cherche pas le regard d'Aden. Aden ne cherche pas le sien. Est-ce que je me trompe sur leur relation ?
— Qui vous a dit qu'il avait un goût de paradis ?
— C'est Capela, lâche Damiano. Sa petite copine.
Mon cœur manque un battement et cette fois, Aden ne mange plus.
— Capela...
Je me souviens de ce nom et de la chevelure flamboyante de cette fille, son sourire triomphant alors qu'elle s'accrochait à Aden, leurs lèvres qui s'effleuraient sous les ombrages du jardin de mon père. Mon rythme cardiaque bat tous les records de vitesse et une chaleur malvenue irradie mon corps tout entier.
— Elle l'a quitté, cette folle, ajoute la jumelle avec une pointe de désinvolture.
— Pourquoi ?
— La jalousie... Aden est un mâle Alpha. Normal qu'il soit... disons, polygame.
Je cligne des yeux, abasourdie.
— Quoi ?!
— C'est évident.
Je n'arrive plus à décrocher mon regard des prunelles dangereuses et troublantes qui nous observent.
C'était utile de me faire un sermon... Mince, il a eu combien d'aventures ?
La mâchoire d'Aden s'est resserrée, ses épaules ont l'air tout d'un coup carrées, plus larges. Il bouillonne intérieurement et je donnerais cher pour savoir ce qu'il pense. Ces révélations me font quelque chose.
Si on considère bien les choses : un Alpha ne se préoccupe pas de ses femelles, il les possède, les domine et les oublie. Mais si c'était vrai, pourquoi ai-je été l'exception ?
— Pourquoi ne crois-tu pas en Dieu, Ava ?
Quand Natalia interrompt mes pensées, je me rends compte que j'ai baissé le visage. Je suis fatiguée. Vraiment très fatiguée.
— L'invisible et l'inexistant... deux choses qui se ressemblent, dis-je, avec grande lassitude.
— Dieu n'est pas visible parce qu'il est le partage, il est l'honnêteté, le pardon. Il est l'amour. Ce sont des choses impalpables, invisibles, mais qui existent, que tu ressens.
— Je suis désolée, mais je ne connais pas l'amour. J'ai été enfermée une grande partie de ma vie. Les seules personnes qui se sont intéressées à moi à ma sortie de l'ombre étaient des garçons qui voulaient me... Enfin, bref, je ne vous fais pas de dessin. Ces garçons-là savaient très bien prier.
— Je comprends, tu attends beaucoup des autres. N'est-ce pas ?
Je baisse à nouveau le visage pour ne pas regarder Aden. Je secoue la tête lentement, je n'attends plus rien de personne.
— Tu ne tiens pas compte des miracles, continue-t-elle.
— Je n'en ai jamais vu.
— Ava, tu es un miracle.
Je lève les yeux.
— Je ne comprends pas.
— Sais-tu pourquoi nous en sommes arrivés là ?
Elle m'agace avec toutes ses questions alors qu'elle écoute à peine mes réponses et me sert les siennes comme une vérité universelle. Les croyants sont comme ça, butés. Ma bonne humeur n'est plus de la partie. Je m'impatiente.
— Mais de quoi parlez-vous ?
— Sais-tu pourquoi l'homme est au stade du déclin ?
— La sécheresse, l'exode, les épidémies, la pauvreté... qu'importe.
— Tout ce que tu énumères semble être la faute de la nature, mais je vais t'apprendre qu'il s'agit de la cupidité de l'homme, mon enfant. Nos pères et mères se sont mis à ingurgiter des cachets de toutes sortes, s'inoculer des vaccins en ignorant leurs méfaits, suivre des traitements pour empêcher les carries, la calvitie... être le plus puissant, le plus riche, le plus beau et le plus longtemps et ne pas vouloir mourir. Pourtant l'homme a oublié que le plus important est de donner la vie.
— Pourquoi vous me racontez tout cela ? Qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans ? l'interroge-je, irritée.
— Nous avons triché et nous voilà des êtres parfaits sans maladie, sans défaut, à l'espérance de vie plus grande, mais improductifs. Sans compter, les autres espèces que nous avons créées plus proches de l'animal que de l'homme, mais toi, tu es d'une imperfection exceptionnelle. Une pureté sans égal. Tu es la vie. Ava.
— Vous faites fausse route. Je suis née comme tout le monde au dôme.
Elle me met très mal à l'aise. Je m'agite.
— Tu as une tâche de naissance, n'est-ce pas ? Sur tes reins.
— Comment savez-vous cela ?
— Certains diraient que c'est une légende. D'autres savent parce qu'ils l'ont vue.
— Je n'ai jamais montré cela à personne ! Qui l'a vue ? Quand ?
J'ai toujours essayé de la dissimuler, car elle est disgracieuse. Ma mère me répétait que j'avais été touchée par un ange. Je lui répondais qu'il aurait pu se laver les mains.
La nonne me fixe avec un air cérémonieux. Je déteste ça et me mets à trembler si fort que mes dents s'entrechoquent entre elle. Le silence se fait dans la pièce lorsqu'elle me confesse :
— Nous. Nous, les sœurs de ce couvent t'ont trouvée dans une petite clairière à l'époque où nous sortions encore à l'extérieur. Tu étais bébé et avais une maladie enfantine, disparue depuis plus de soixante ans. Nous t'avons recueillie ici même, mais nous ne disposions pas de médicaments. Nous ne savions pas comment te soigner, alors nous t'avons par dépit amenée à Généapolis et nous avons rencontré le professeur Ivanov. À ce moment-là, nous savions que nous ne te ramènerions pas avec nous.
J'ai du mal à respirer. Si un don m'a été accordée, c'est bien la capacité de réfléchir très vite.
— Attendez ! Vous êtes en train d'insinuer qu'il n'est pas mon père ?
— Non, il t'a gardée près de lui et protégée de nombreuses années. Tu as pris la place de son autre enfant légitime pour ôter les soupçons sur toi. Il devait te protéger d'un grand mal.
Je ressens comme un arc électrique me traverser l'abdomen.
— Alors qui ? Qui est son autre enfant ?
Ma mère est alitée, car son accouchement s'est mal passé. Elle en parlait sans cesse.
Je devine ce que Natalia va répondre. Je le sais, mais je veux qu'elle le dise pour rendre cela plus réel, même si ça va finir de me bousiller.
— Aden. Aden est le fils légitime du professeur.
Mon corps tremble et mes doigts serrent si fort le bord de la table que je crois mes phalanges sur le point de se briser.
— Le sait-il ?
— Oui, évidemment. Aden le sait.
Mes yeux se troublent quand je les braque sur ce dernier qui s'est redressé sous mon regard humide et acéré. Je disposais d'une famille, même si elle n'était pas parfaite. J'avais au moins ça ! Mais non, j'ai été abandonnée depuis ma naissance. Je suis maudite depuis toujours. Je suis seule. Isolée.
Mais le pire est son mensonge à lui. Aden me déteste depuis toujours et il m'a emmenée ici pour me briser définitivement.
Du revers de la main, je balaie les verres, puis repousse le plat garni qui tombe en un bruit fracassant sur le sol. Je saute par-dessus la table et je me rue sur le Sentynel.
Je me mets à le couvrir de coups.
— Sale enfoiré. Tu m'as menti ! Depuis toujours ! Menteur ! Je vais te tuer ! Je te hais ! Je te hais !
Des larmes ruissellent maintenant le long de mes joues. Ce sont les premières depuis longtemps, mais ce sont des larmes de fureur. Aden s'est levé et me laisse le frapper de toutes mes forces. Il n'esquive rien et je me blesse sur son torse ferme. Je m'en fous. Je dois lui faire mal.
On me saisit les bras et m'attire en arrière. Mon corps se gonfle et je me lutte comme une furie.
— Lâche-là ! tonne Aden et on lui obéit.
Tout le monde me dévisage comme si j'étais aliénée.
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