Part 15 : Près du feu


🎧 Note de l'auteur : lorsque je vous le signalerai dans ce chapitre, n'hésitez pas à prendre vos écouteurs et lancer la musique :)




Ses pas agiles le mènent vers l'amont du bassin naturel où il m'a poussé comme un filet de pêche. Il traverse la rivière, passant d'un rocher à l'autre. En quelques enjambées, il grimpe sur l'autre rive. Pas question qu'il mette la main sur mes affaires avant moi. Je me précipite à sa suite alors que mes boots détrempées glapissent en un bruit d'enfer. J'essaie de ne pas retomber dans l'eau. Si je pouvais éviter un troisième bain en deux jours ! Mes vêtements sont carrément poisseux. Je dois retrouver mon sac et me changer avant le froid de la nuit.

Je suis Aden dans la nature tout en ravalant ma colère alors qu'elle me ronge les cellules nerveuses. La dernière chose dont j'ai besoin, c'est de lui accorder mon énergie.

Il me montre le pic d'une falaise sur le côté d'une cascade. Quand je ramène mon regard sur lui, il est déjà en train d'escalader la roche. Ma main saisit la paroi rocheuse, mes doigts se crispent sur les aspérités. Je grimpe sans réfléchir aux conséquences d'une chute si je loupe une prise.

Nous marchons encore jusqu'à la fin de l'après-midi et je ne sais pas par quel miracle, nous nous retrouvons devant la petite maison qui m'avait fait office de refuge.

Je cours ramasser mon sac resté sur le sol. Mes doigts tremblent tandis que je vérifie son contenu. Un soupir de soulagement m'échappe alors que je constate que tout y est. Je le referme rapidement, le hisse sur mes épaules et me redresse. Je dégage les herbes hautes et mon regard balaie les épines de sapin sèches qui tapissent le sol. Je dois retrouver mon couteau. Il m'est indispensable. Sans lui, je suis aussi vulnérable qu'une...

— C'est ça que tu cherches ?

La voix grave d'Aden m'a figée sur place. Mon arme tourne entre ses longs doigts. Je ravale un juron tout en serrant les poings pour contenir ma nervosité.

— Je suppose que tu ne vas pas me le rendre.

— Tu supposes bien.

Il glisse le couteau sous sa ceinture. Super...

— On dort ici, annonce-t-il.

— Quoi ?! Pourquoi ?

— On nous suit.

Je sens un frisson glacial me parcourir l'échine.

— Qui ?

— Des mutants.

Un autre frisson tout aussi désagréable.

— Des mutants ?

— Comme celui que j'ai tué hier.

Il n'était pas obligé de me rappeler cet épisode. Mon corps est secoué d'un spasme alors que je repense à Terrare qui l'a tiré dans la forêt.

— Qui sont-ils ? Des demi-hommes ? Des horreurs de la nature ?

Aden fronce les sourcils.

— Je dirais une race supérieure à l'homme créée par l'homme lui-même.

— Sup... supérieure ? Impossible.

Un rire moqueur s'échappe de ma gorge, puis il me lance un regard mauvais.

— Ces horreurs de la nature, comme tu les appelles, ne craignent pas les pertes. Ils ne pleurent pas les disparus, ni enterrent leurs morts. Ce qui compte est leur survie et la prolifération de la race. Ils survivront après les Hommes sans nul doute.

Il a une façon bien à lui de prononcer le mot Homme, comme s'il lui inspirait tout le dégoût du monde. Je me sens piquée.

— Et toi ? Tu te crois au-dessus de tout ça, peut-être ? rétorqué-je.

— Au-dessus ? Pour prétendre être au-dessus, il faudrait que nos espèces soient comparables.

Je sens un éclair de colère me monter aux joues mais je n'ai pas le temps de le laisser éclater. Aden se dirige vers l'entrée de la maison et ouvre la porte. Il entre sans hésiter, comme si ce lieu n'était que le prolongement de son territoire. Il ne semble pas inquiet, aucune arme au poing. Il me lance un regard rapide avant de disparaître à l'intérieur et je le suis, résignée.

Je l'observe se diriger vers une fenêtre qu'il ouvre légèrement puis il se rend devant une petite table basse qu'il renverse d'un coup sec du talon. Il en ramasse les morceaux avant de se positionner devant l'âtre. Il dégage le pan de son manteau pour poser un genou à terre.

Je le regarde déposer le bois en plus de papiers de journaux qui traînent en boule à côté. Ceux que j'avais laissé hier au soir. Il utilise des silex pour faire jaillir des étincelles et les flammes prennent vie presque aussitôt.

Note pour moi-même : Aden est un allume feu plus qu'efficace !

— Ces choses dehors... on ne peut pas juste les éviter ? demandé-je pour relancer la conversation.

Je déteste les silences. Surtout entre nous. C'est comme ça, depuis toujours.

Aden arrange les morceaux de bois autour du feu.

— Non, on ne peut pas juste les éviter, répond-t-il calmement.

Je m'agenouille à ses côtés pour tenter de capter la faible chaleur du feu naissant. Ma culotte, mes bottes et même mes chaussettes sont encore trempées de sa petite blague près de la rivière.

— Tuer de sang-froid, c'est un peu primitif... non ? dis-je, incapable de m'arrêter. On pourrait leur parler, comprendre ce qui les motive à attaquer. Ils sont peut-être affamés.

En fait, imaginer Aden en tueur implacable me dérange profondément.

— Je vais m'occuper d'eux. Fin de l'histoire. Si tu n'étais pas prête à voir du sang, tu n'aurais pas dû fuir Généapolis.

Est-ce de l'ironie ? Bien sûr que je suis habituée à l'hémoglobine. Je ne supporte pas la violence, voilà tout. Je fronce les sourcils. Mes doigts se crispent à présent contre le sol rugueux.

— Les lois de la nature, dis-je sans pouvoir retenir un profond ressentiment.

Les flammes se mettent à consumer le bois vernis qui crépite, diffusant une odeur âcre. Aden finit par souffler :

— Les lois de la nature, oui.

— Ce sont aussi les lois de la nature qui ont tué la fille qui était avec vous ? Celle qui a disparu ? Pas besoin de le cacher, je sais qu'elle est morte. Ce que je sais aussi, c'est que vous auriez pu facilement la retrouver.

Son visage reste impassible.

— Pourquoi vous n'avez pas essayé de la sauver ?

Il se redresse légèrement.

— Elle a désobéi et en a payé le prix.

Il ne cherche même pas à adoucir la vérité ni ses mots. Les tragédies sont-elles devenues communes pour lui ?!

— Elle t'a désobéi en te défiant, elle aussi ?

— Me défier ? Il n'y a que toi qui pense cela possible.

Je déglutis. Effectivement, j'ai un côté un peu suicidaire... Je continue essayant d'éliminer les thèses possibles :

— Elle a décidé de se promener seule dans la forêt et s'est fait attraper par un mutant, c'est ça ?

— Nous accompagner est un choix, ne pas suivre les règles l'est tout autant. Elle a pris des risques inutiles en s'abandonnant au bois.

— Pourquoi elle aurait fait ça ?

Je n'arrive pas à comprendre. Emmy semble tout à fait alerte des dangers.

— Je n'ai pas de temps à perdre avec les sentiments des uns et des autres, finit-il par dire, le regard perdu devant lui.

Je me fige. Les mots m'étouffent :

— Les... les sentiments ?!

Il serait donc à l'origine de sa fuite ? Il l'aurait éconduite ou un truc comme ça ? Aden braque sur moi un regard glacial voulant dire "Je me fous royalement de ce que tu penses".

J'en tombe sur les fesses.

— Alors, elle t'aimait !

J'en reste sidérée. Si tel est le cas, il aurait pu faire quelque chose ! Non, il aurait dû  ! C'est son devoir de protéger la vie !

— Tu l'as laissée partir, sciemment, en sachant parfaitement ce qui l'attendait ! m'écrié-je, incapable de contenir ma révolte.

Je reste indignée par son manque d'humanité. Il y a quelque chose de terriblement cruel dans sa façon d'être, de parler. Ses billes d'un bleu-vert glacé restent sur moi, presque forcées, je le sens. Que ressent-il ? Je sais qu'il me voit comme une nuisance qu'il tolère, pourtant, au fond, j'ai l'impression qu'il n'aurait pas laissé une telle chose m'arriver. Est-ce que je me trompe ? Il m'aurait bien laissé me noyer tout à l'heure...

Qu'est-ce qui t'a rendu comme ça, Aden ? Suis-je vraiment en sécurité avec toi ?

La lumière vacillante des flammes danse sur ses traits anguleux. Son regard intense qu'il garde dans le mien en dit plus long que toutes les paroles qu'il pourrait prononcer. C'est implicite : il m'a déjà abandonnée une fois. Il pourrait très bien le recommencer. Et cette idée me glace.

Pourquoi ne détourne-t-il pas les yeux comme il le fait toujours ? Et ce silence...

Aden est si près, et pourtant si loin. J'aimerais comprendre ce paradoxe que je ressens. Il parait plus froid que la glace, mais aussi brûlant qu'une braise prête à consumer tout ce qu'elle approche.

Oui, son aura suffirait à faire reculer n'importe qui... mais elle pourrait aussi en attirer beaucoup. Et je comprends pourquoi. Ce qu'il dégage suffirait à rendre folle n'importe quelle femme. Éperdument amoureuse d'Aden ? Facilement imaginable. Qu'on veuille le fuir, le cœur brisé. Tout aussi plausible. Sous ses traits durs, d'une beauté indécente, il a tout pour créer le chaos des sentiments, jusqu'à risquer sa vie pour lui. Pour juste, capturer son attention. Comme à cet instant.

Je devrais détourner le regard de son visage qu'il me laisse détailler avec outrance. Je peine à respirer correctement tout à coup. Ce n'est pas qu'une question d'apparence. Tout en lui hurle qu'il est dangereux, mais c'est précisément ça qui le rend captivant. Comme être face à un prédateur aux pupilles hypnotiques. Ainsi, il me piège. Mon propre corps me trahit, me rappelant à quel point Aden exerce une emprise absurde sur moi. Je le collais, à peine il rentrait au manoir, je me précipitais à sa rencontre et cela l'étouffait,  l'insupportait. Je déteste cette vulnérabilité. Comment est-ce possible ? Après tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit... pourquoi est-ce que je ressens encore ça ?

Un rictus sarcastique fend son visage.

— T'as fini ? demande-t-il, d'une voix méprisante.

Je cligne plusieurs fois des paupières pour me démystifier de son attraction et je constate avec déplaisir que j'étais en train de plonger dans ses yeux. J'essaie de me débarrasser de cette chaleur qui me gagne les joues.

Il était dans mes pensées, voilà pourquoi il m'observait ! Un instant, j'ai oublié ses capacités et cela me remplit de honte.

Je redresse la tête, rassemblant les fragments de fierté qu'il me reste et c'est totalement crispée et hautaine que j'envoie :

— Est-ce que Emmy était au courant que cette fille t'aimait ?

Ma propre question me fait mal. Et bien sûr, il ne répond pas. Aden n'est pas du genre à se dévoiler, encore moins à expliquer ses faits et gestes. Il les assumera jusqu'au bout. Pour moi, il me crache juste ce soupire condescendant avant de se lever. Je le suis des yeux et me tends comme un arc vers lui. La question n'était pas essentielle, si ?

— Les nuits sont fraîches alors profite du feu, dit-il. Dans quelques minutes, je l'éteins.

Il se dirige vers chaque fenêtre et ferme méthodiquement les volets, nous englobant dans la lumière des flammes. Puis sans un mot de plus, Aden sort de la maison.

Je dois me débarrasser de cette tension et me ressaisir.

Ava, tu deviens complément idiote ! Me mêler de ses relations amoureuses ?! C'est n'importe quoi ! Recentre-toi sur ton objectif !

Je laisse tomber le sac de mes épaules et me focalise sur les faits. Cette fille est morte qu'importe les raisons de sa fuite, rien ne la fera revenir. Mais cela prouve que la vigilance est de mise. Si des mutants sanguinaires rôdent, je vais devoir user de stratagème pour leur échapper. Sont-ils nombreux ? Attaquent-ils seul ou en groupe ? Je vais devoir réfléchir sur la suite de mon expédition.

Revenir sur mes pas pour vérifier si ma mère va bien est la première étape. Ensuite, je vais profiter de mon retour à Généapolis pour m'équiper mieux que ça. Je ne suis pas assez armée. J'ai clairement sous évalué les dangers au-delà du mur. Ça me frustre d'avoir été aussi naïve et négligente.

Je quitte le petit salon pour une cuisine attenante plus que défraîchie. Il y a encore de la vaisselle dans le lavabo, et des couverts sont disposés sur la table, un siège bébé trône en bout. C'est étrange comme la guerre peut figer le temps.

Me plaçant dos à la porte, j'entame mon épluchage. Mes doigts tirent la fermeture au centre de ma combinaison, et je dégage délicatement mes bras des manches pour ne pas toucher ma blessure. J'en fais un nœud autour de mes hanches puis retire mon débardeur. Je prends le temps d'examiner l'état des points. Ils ont tenu le choc malgré mon second séjour dans l'eau et il n'y a pas l'ombre d'une infection. Tout à l'air de cicatriser correctement. Au moins une bonne nouvelle.

À peine ai-je le temps de soupirer de soulagement qu'un bruit fracassant me fait sursauter, entraînant du verre brisé qui tombe au sol. Je plaque mes bras contre mon soutien gorge par reflexe.

Une silhouette décharnée se tient dans l'encadrement de la fenêtre. Ses côtes saillantes semblent vouloir perforer sa peau grise, presque translucide, et ses doigts, longs et osseux, se tendent vers moi. C'est horripilant ! Comme son visage... ou ce qu'il en reste... une masse informe d'yeux globuleux et de chair putréfiée.

Pendant que cette chose enjambe le cadrant, je recule précipitamment et percute la porte fermée dans mon dos. Je cherche du regard une arme, n'importe quoi. Ses pieds nus écrasent les éclats de verre sur le carrelage. Ils déchiquettent un peu plus sa peau déjà en lambeau. Il n'a pas l'air de ressentir la douleur.

— C'est toi qui sens aussi bon ?

Ce truc immonde parle ! Sa voix est râpeuse, grotesque. Mon cerveau panique. Je réponds par intuition :

— Non !

Dire "oui" me parait suicidaire. Ma réponse semble le contrarier. Ses yeux de batracien fixent la tâche de naissance visible sur ma hanche pendant que son rictus se déforme en un simulacre de sourire.

— Oh, c'est toi... susurre-t-il. La fille qu'ils cherchent.

Qu'est-ce qu'il raconte ?!

Il fait un pas. Puis un autre pour contourner la table. D'un coup, il dégage le siège bébé qui va se fracasser contre le plan de travail. Chacun de ses mouvements diminue l'espace de la pièce. Sans détourner le regard, je libère un bras pour tenter de trouver la poignée dans mon dos.

— Tu ne pourras pas t'échapper...

Sa remarque est plutôt lucide.

— Ne m'approche pas ! dis-je d'une voix rendue chevrotante de terreur.

Je scrute mon sac au pied de la table. J'aurais tout fait explosé dans cette pièce quitte à être blessée, mais il est trop loin pour que je puisse l'atteindre. Aden, bordel, où es-tu ?! C'est le moment de ressentir mes putains d'émotions ! Vas-tu les laisser me tuer comme cette fille ?

Qu'il m'ait entendu ou non, la porte s'ouvre dans mon dos et Aden se matérialise devant moi. Sa présence me redonne tout l'espoir du monde car son corps fait complètement barrage. Je baisse le regard sur l'une de ses lames recouverte de sang. Ok, il n'a pas chômé dehors...

— Tu ne pourras pas toujours la protéger, dit la bestiole. Si je devine bien qui elle est. Ils arrivent pour elle.

De quoi il parle, bon sang ?!

Une deuxième créature, plus reptilienne encore, se faufile à travers la fenêtre brisée. Elle se place de façon à pouvoir m'observer avec une sorte de curiosité malsaine. Je resserre mes bras autour de ma poitrine.

— Ceux-là, tu peux les tuer, dis-je en tendant un index timide vers les deux créatures.

Aden me jette un coup d'œil avant de reculer me faisant passer sous le cadrant de la porte. Ses doigts se referment sur ma hanche pour me ramener et me coller un peu plus contre lui. Ma poitrine se trouve écrasée contre mon dos.

—  Allez, laisse-la nous. Elle a l'air si appétissante.

— Dans tous les sens du terme..., poursuit l'homme lézard, dont la langue fine lèche en un mouvement les pourtours de sa bouche sans lèvre.

La première bestiole se met à rire, mais les sons qui en sortent ressemblent plutôt à des glapissements qu'autre chose. Je frissonne pendant qu'Aden s'étend sous le cadre de la porte comme s'il voulait que les bêtes jugent de sa taille et de sa force.

Je ne tiens pas à tomber entre les griffes acérées de ces monstres, qui avec intelligence, ne se mettent pas à portée de l'arme d'Aden. Ils cherchent un angle d'attaque en se déplaçant très rapidement. L'un d'eux grimpe avec agilité sur la table au centre de la pièce. Je n'ose plus bouger. Mes jambes répondent seulement sur ordre d'Aden qui me maintient toujours fermement contre lui. Effectivement, sa capacité est redoutable, car il les tient en joue avec un seul sabre, anticipant chaque mouvement et déplacement des deux bêtes.

Malgré la situation dangereuse, je me sens indestructible, car bizarrement, à cet instant, j'ai le sentiment que lui vivant, Aden ne les laissera jamais m'approcher. Il est comme avant, comme lorsqu'on était enfants. Cette même posture, ce même instinct protecteur en me maintenant fermement derrière lui. Sa main posée sur moi, comme s'il avait besoin de me sentir proche.

Il se baisse légèrement, prêt à contrer l'assaut que je sens de plus en plus inévitable.

Mon pouls s'est arrêté quand une des choses a sauté sur un mur pour se projeter sur nous. Aden s'est reculé et mon dos a percuté le coin de la porte, me coupant le souffle. Une demi-seconde est le temps pour cligner des paupières, mais aussi pour que les têtes des deux bêtes roulent sur le sol, le cou tranché. Je n'ai pas poussé de cri, je suis restée tétanisée. Mes yeux rivés sur le visage déformé à nos pieds, incapable de comprendre ce que je viens de voir.

Aden récupère mon sac par terre, me tire hors de la pièce et claque la porte derrière nous. 

Dans le salon, mes jambes flanchent et alors qu'Aden se retourne, je m'effondre dans ses bras. Tout en moi tremble, des genoux jusqu'aux doigts crispés sur ses avant-bras. Mon cœur cogne si fort dans ma poitrine que j'ai l'impression qu'il va briser mes côtes.

— Cette forêt... murmuré-je. Elle va nous tuer.

Mes yeux hagards partent en tout sens. Comment échapper à ce type de danger ? Vais-je devoir réévaluer mes plans... ? Impossible. Je ne peux pas retourner dans cette prison et passer à côté de mes rêves ? Mais sont-ils seulement à ma portée ?

L'arme d'Aden rejoint l'autre dans son dos. Il essaie de capter mon regard.

— Tu es blessée ?

Il n'y a pas un gramme de tendresse dans sa voix. Juste une question pragmatique. Non, je ne suis pas blessée, mais je ne vais pas bien. Tout se bouscule.

— Reste-là, ordonne-t-il comme s'il avait entendu ma réponse. Je vais nettoyer avant que leur corps en attire d'autres.

Mes doigts se crispent sur sa veste. Je refuse de le laisser partir. Il ne peut pas me laisser seule. Pas maintenant, j'ai besoin de quelques secondes, ou plus, je ne sais pas.

— Attends, soufflé-je. De... de quoi ils parlaient ?

Je trouverais n'importe quoi pour le faire rester. Ses muscles se raidissent sous mes doigts.

— Ne t'occupe pas de ça.

— L'un deux à dit : "Ils arrivent pour elle."

— Tu n'as rien à craindre.

Vraiment ? Je relève le regard.

— Tu me protégeras toujours ?

Ma question est une supplique. Une nécessité. Il doit répondre.

Il détourne le visage, mais je le retiens encore. Mes doigts s'agrippent à sa veste comme si ma vie en dépendait. Il grogne, mais ne se dégage pas pour autant.

— Est-ce que tu vas me protéger, Aden ?

J'ai besoin qu'il me le confirme. Est-ce un coup de chance qu'il soit revenu ? Et s'il me délaissait comme la fille qui les accompagnait ? Cet épisode m'a fait perdre tout courage et résolution. J'ai besoin de savoir s'il compte me protéger malgré tout ou s'il est capable de me laisser mourir.

— La réponse est oui.

Un éclair marine vient frapper ses iris.

Étrangement, je me demande à quelle question il vient de répondre. Celle que j'ai posé ouvertement ou celle dans mon esprit ? Es-tu vraiment capable de me laisser mourir, Aden ?!

Je suis perdue. Troublée. Terrorisée.

Alors que son regard choie à nouveau sur moi, une chaleur étrange s'insinue dans chaque fibre de mon corps. Serait-ce les phéromones qui opèrent ? Celles qu'Aden usaient, apaisantes, lors de mes nuits au manoir, celles  tourmentées de cauchemars. Je ne suis plus une enfant. J'ai besoin de plus, qu'il m'assure que je ne crains plus rien dorénavant.

— Maintenant, lâche-moi, souffle-t-il.

Mais je n'y parviens pas. Mes mains restent arrimées à lui.

— Lâche-moi.

Il vient de découper chaque syllabe, mais d'une voix bien plus rauque. Ses yeux descendent sur ma poitrine qui se soulève et s'affaisse affolée. Ses iris oscillent, passant d'un bleu océan à un violet doré. Ses sourcils se froncent, comme si me regarder lui coûtait, comme la vision même de mon corps lui était douloureux. Dans ma tête, tout s'emballe. Mes pensées s'entrechoquent.

Un simple frémissement de son corps contre le mien et une vague électrique me traverse. Je prends conscience de sa proximité, de la pression légère de mon bassin contre le sien. Mon souffle se bloque. Malgré la peur et l'horreur qui vient de se produire dans la pièce voisine, toute mon attention converge vers un seul élément : Lui.

Sers-moi contre toi.

Cette pensée est aussi inattendue que vindicative.

Ses deux mains se soulèvent lentement. Elles s'approchent de mon visage.

Qu'attends-je de lui ? Sa protection, sa loyauté ou autre chose ? La puissance de son corps m'attire. Son parfum m'attire. Ses lèvres... m'attirent. Je ne sais pas pourquoi je ressens ça. Ce besoin de m'abandonner complètement à lui. Il me protègerait si nous avions ce genre de relation, n'est-ce pas ? Emmy a dit qu'il était gentil avec elle... Pourquoi je perds littéralement la tête en pensant à cela. Mon cœur est au bord de l'implosion.

Ses mains rugueuses glissent sur mes épaules, effleurent ma peau nue en une douceur inattendue qui m'arrache des frissons. Mon estomac me pince, alors que je reste fixée sur ses lèvres charnues, qui s'approchent dangereusement. Bientôt, sa respiration effleure mon oreille.

Puis, soudain, ses doigts se referment violemment sur les miens, m'arrachant un gémissement de douleur. La pression est telle que je suis contrainte de lâcher sa veste.

— Rhabille-toi, ordonne-t-il, tout en rejetant mes mains sans ménagement.

C'est donc cela que l'on ressent pour correctement utiliser l'expression : douche froide.

Aden s'est-il faufiler dans mes pensées ? A-t-il pu lire à quel point, oui, elles sont chaotiques et discordantes ? Vulnérables.

Il ne dit plus rien et s'éloigne pour s'immobiliser devant la cheminée, les flammes projettent des ombres dansantes sur ses épaules larges. Remuée au plus profond de mon être, je respire avec difficulté. Qu'est-ce que je suis en train de faire ? Suis-je devenue folle ? Est-ce que je pourrais... me donner à lui, si cela voulait dire que je serais en sécurité ? Pourquoi se questionner, Aden n'est pas intéressé par moi, il ne l'a jamais été.

Grelottante à présent, j'enfile rapidement un t-shirt sec. Remplace mon soutien gorge. Je retire mes boots, dénoue le nœud de mes manches à ma ceinture et pousse le pantalon vers le bas, pour enfiler ma combinaison de rechange.

Une fois cela fait, je relève les yeux. Mon regard reste accroché à sa silhouette, toujours figée devant la cheminée. Mon cœur reprend sa course désordonnée, trahissant le tumulte en moi. C'est là que je remarque ses mains. Il y a du sang sur ses phalanges ! Est-ce le sien... ou celui de quelqu'un d'autre ?

Je m'approche prudemment et lève un visage inquiet sur Aden. Il a les paupières closes.

— Tu as été touché.

Il reste silencieux.

— Tu n'as pas mal ?

Les secondes s'étirent. L'atmosphère toujours aussi pesante. Je ne sais même pas pourquoi je ressens le besoin d'être aussi proche de lui. À chaque seconde, l'attraction devient plus forte. C'est de pire en pire... J'ai comme des micros tremblement partout, dans mes épaules, ma poitrine, mes bras, mon ventre.

— Non, dit-il enfin.

— Pas de plaisir, pas de douleur, murmuré-je tristement.

Ces mots semblent déclencher quelque chose car ses yeux perçants plongent dans les miens. Une colère vive déforme son visage.

— Pas de douleur ? s'emporte-t-il.

Surprise, je me décale d'un pas.

— Oh, calme-toi. Qu'est-ce qui t'arrive ?

Il va se placer à l'autre bout de la pièce. Lorsqu'il se retourne enfin, son regard est foudroyant.

— Que je me calme ? Ne crois pas une seconde que j'aurais des remords à prendre ce que tu sembles vouloir m'offrir sans vergogne.

J'ai un instant de stupéfaction alors que je comprends qu'il a très bien cerné mes pensées. Je dois dire quelque chose pour me défendre et j'allais répliquer, quand une bosse au sommet de ses cuisses attire mon attention.

Aden... a une érection.

Je déglutis difficilement. Je me souviens de notre baiser. De cette même réaction d'homme que j'avais provoquée chez lui. Aujourd'hui, je ne suis plus une enfant. Je sais ce que cela signifie. N'est-ce pas une preuve que, malgré ce qu'il dit depuis le début, son corps trahit ses propres paroles ?

Aden me désire, ça me choque, me galvanise car je pensais que je ne lui faisais ni chaud ni froid.

Je relève le visage, il m'observe déjà de ses yeux fauves. Alors, c'est cela quand il a faim : du feu et de la lave. Du rouge, du jaune, toutes les nuances chaudes d'une palette de couleurs.

Mon cœur est soudain mis à mal face à ce moment capiteux que j'ai provoqué. Est-ce que je le regrette ? La réponse est non. J'aimerais pouvoir dissimuler ce sentiment de fierté et d'orgueil que cela me procure. Je crois qu'il le devine vu l'expression haineuse que prend son visage, une grimace viscérale.

Ce que je n'avais pas prévu, c'est qu'Aden avance jusqu'à ce que je sois obligée de lever haut le menton pour le regarder.

— Ne joue pas à ça avec moi. Tu risques de le regretter.

Sa voix est clairement hostile. Mes omoplates percutent le manteau de la cheminée vétuste, m'empêchant de reculer plus qu'il ne le faudrait. La chaleur des flammes envahit mes mollets.

Je sens sa colère au plus profond de mon être et je sais que je devrais dire ou faire quelque chose pour sortir de cette situation, mais je l'affronte. Cette ascendance sur lui que je ressens me donne cette force. Aurais-je vraiment le « pouvoir » de le faire réagir ? Après un subtile frémissement de mâchoire, Aden fait volte-face et marche vers la porte. Il tourne la poignée et quitte la maison.

J'ai un instant de torpeur avant de me ressaisir. Il ne va pas s'en tirer à si bon compte.

— Aden ! Reviens ! hurlé-je.

Je me lance à sa poursuite et ouvre juste derrière lui la porte qu'il vient de claquer. Je cours, mes pieds nus écrasants les herbes hautes qui m'arrivent aux genoux.

— C'est quoi cette putain de manie de fuir ! Arrête-toi ! Arrête-toi ou je hurle et toutes les saloperies de cette forêt se rueront sur nous !

Aden stoppe net ses pas et je peux voir ses épaules plus voûtées que jamais se soulever aux rythmes effrénés de ses respirations. Je crois qu'un champ magnétique s'est formé autour de lui et face à cette énergie invisible, je recule d'un bon mètre. Il rejette sa capuche en arrière. Ses épais cheveux hérissés jouent avec le vent.

— Tu ressens quelque chose alors pourquoi tu me fais croire que tu es insensible ?!

Il se retourne enfin, ses yeux qui me fixent ne cachent plus leur intensité sauvage.

— Je ressens tout, oui ! Chaque foutu instant, chaque putain d'émotion même celles qui me dégoûtent au plus haut point !

Parle-t-il des miennes ?

— Aden, ça ne t'a pas dégoutté quand tu as répondu à mon baiser !

— Encore avec ça ?

— Tu n'as pas pu l'oublier !

— Non... c'est certain. Après ça, ils m'ont traité comme une bête sauvage. Alors non, Ava, je n'aurais pas pu oublier. J'ai eu le temps de penser à ce ridicule et insignifiant baiser ! Et à tout le mal qu'il m'a fait.

Mon cœur a fondu sous l'acidité de ses paroles. Rien n'a cillé sur son visage, même ses yeux n'ont pas cligné une seule seconde. J'éprouve du chagrin. L'a-t-on gardé loin de moi à cause de mon père ?

Si nous avions été plus prudents, nous n'aurions pas été séparés. Je n'aurais pas eu à vivre seule ces longues années. Il n'aurait pas changé à ce point. Sa révélation me coupe les jambes.

Après un long examen de son regard tenace, il balance :

— Tu n'en a rien à foutre des autres...

J'ouvre la bouche pour protester encore, mais le Sentynel continue, implacable :

— Regarde-toi. Aujourd'hui encore, tu es incapable de penser à autre chose qu'à toi-même. À tes désirs, tes petites souffrances, à tes besoins. Tu n'as jamais fait de sacrifice. Jamais ! Alors pourquoi en ferais-je moi ?

Je ne veux pas qu'il fasse de sacrifices. Qu'il me protège parce qu'il en envie et en ressent le besoin ! Parce que j'ai fait parti de sa vie et qu'il éprouve des choses pour moi !

Ses traits se crispent, alors qu'il me détaille de la tête aux pieds.

— Je perçois la même chose en toi qu'avant. C'est exactement ce que je déteste chez les Hommes. Votre éternelle envie de posséder ce que vous n'avez pas. Et ça me fait marrer. Il croit que tu te plieras. Par principe ou pour le bien de l'humanité, mais tu n'as jamais eu cet envergure. De tous les péchés, tu détiens le pire : l'égoïsme. Il est hors catégorie. C'est le plus dangereux.

Mon cœur bat à s'éclater face à toute l'émotion qui jaillit de ses mots. Je ne peux pas le laisser dire une ineptie pareille, j'éructe :

— Tu dis n'importe quoi !

— C'est ton argument ? Le don de soi, tu ne sais pas ce que c'est.

— Bien sûr que si !

— Vraiment ? Alors dis-moi, une seule fois où tu as fait passer quelqu'un avant toi. Une seule.

Mes entrailles se sont ratatinées d'un coup. Son ton mordant me blesse plus que je ne veux l'admettre.

Je cherche, fouille dans ma mémoire, mais rien ne vient. Et cette absence me terrifie. Aden me dévisage, un rictus amer étirant ses lèvres. Bon sang, comment aurais-je pu donner aux autres ? J'ai toujours été coupée du monde !

— Je ne comprends pas ce sentiment d'injustice qui émane de toi, envoie-t-il plus mesquin que jamais. Encore une fois, tu t'apitoies sur ton sort. Ce n'est pas moi qui suis insensible, Ava. C'est toi. Alors crois moi, être là à t'empêcher de te faire du mal n'est qu'une promesse. En d'autres termes, ne crois pas une seule seconde que j'ai envie de te protéger ou d'aller plus loin avec toi !

Je serre tellement fort les mâchoires que je crois entendre mes dents crisser entre elles. C'est la toute première fois que ses mots me blessent. Vraiment. Profondément. Je n'arrive pas à dire si la boule dans ma gorge et mon nez qui me chatouille sont dus aux larmes qui s'amoncellent au bord de mes yeux.

Je riposte d'une voix plus cassée que jamais :

— Tu n'as pas envie d'aller plus loin ?! Tu ne me feras pas croire que tu ne ressens rien pour moi ! Et si tu arrêtais de te voiler la face, tu avouerais que tu pourrais même passer à l'acte !

Un petit rire fuse d'entre ses lèvres avant qu'il repousse sa veste pour entrer ses mains dans les poches de son pantalon, le tissu moulant ainsi son entrejambe.

— Bien sûr que mon corps en a envie, tu crois que je peux le cacher !

Il lâche ses poches, lève d'un coup les bras et les tends en croix afin que je visualise encore le résultat. Il pointe sa tempe du doigt.

— C'est dans ma tête que ça bloque. Quel plaisir je tirerais de "l'acte" comme tu aimes l'appeler ? Malgré ce que tu crois, je ne suis pas fait comme les hommes, car justement je suis incapable d'en jouir. Qu'est-ce que j'y gagnerai ?! Rien qu'en te touchant, je peux déjà le prédire : ce serait trop plat, le pire coup de ma vie. Et pour tout te dire, si j'avais voulu, consentement ou non, je t'aurais prise depuis longtemps. Tu n'as pas encore compris ? Je suis capable de manipuler chacune de tes émotions jusqu'à te rendre ivre d'envie, folle de désir. Alors qu'est-ce qui peut m'arrêter ?!

Mes mains tremblent, une nausée accapare ma gorge.

— Alors... c'est vrai, murmuré-je. Tu peux manipuler les émotions.

Il me manquait ce lien, cette révélation sortie de sa propre bouche. Quelle est la limite de son pouvoir ? Peut-il étouffer les émotions jusqu'à ce qu'elles disparaissent ou encore, réveiller des choses sombres, malveillantes enfouit en nous ? En moi ? Deneb parlait d'une connexion.

— C'est un courant d'énergie, dit Aden plus bas encore comme s'il répondait à mes réflexions. Je peux le prendre, comme si je tendais une main pour la saisir. C'est aspirer un parfum en prenant bien plus que l'odeur, j'absorbe tout ce qu'une émotion transporte. Et une fois que je l'ai, je peux l'amplifier, la rendre écrasante, ou au contraire la garder pour moi jusqu'à ne plus rien laisser. Tu es à ma merci. Depuis toujours.

🎧 Mettez les écouteurs et lancez la musique :)

Je lutte pour contenir mon indignation, mais aussi la peur.

— Depuis quand ? Depuis combien de temps tu joues avec moi ?

Un fronce les sourcils alors qu'un sourire amer tord ses lèvres.

— Jouer avec toi ? Tu crois vraiment que c'est ce que je fais ?

Je suis déstabilisée.

— Alors explique-moi, exigé-je.

— Que devrais-je expliquer ? De quoi tu m'accuses ?

— De m'avoir déjà manipulée ! Réponds-moi sincèrement, juste une fois ! As-tu déjà usé de tes capacités malsaines sur moi ?! C'est ça que je ressens, cette envie de...

— ...de moi ? crache-t-il. Si cela n'avait été que ça.

Il l'avoue en plus ! Sans honte ni regret. Même d'où il est, il parait trop grand et encore plus alors qu'il assume ouvertement de s'être plusieurs fois moqué de moi.

J'écarquille les yeux, choquée.

— Quand j'ai voulu t'embrasser... ce soir-là... c'était toi, alors ?

Aden ferme les paupières et recule. Non, il ne fuira pas.

— Reste là, tu m'entends ?! Tu as déjà joué avec mes émotions, j'en suis sûre ! Tu as osé, hein ?! Espèce d'hypocrite !

Je vais exploser.

— As-tu perdu la tête ?! renchéris-je. Tu n'as pas le droit ! Personne n'a le droit de faire un truc pareil. Je n'ai aucun moyen de me défendre contre ça ! (Avec dégoût, je le jauge de la tête aux pieds) Mais qui es-tu réellement ?!

— Je suis personne.

Sa réponse me déroute. Personne ? Il veut juste me déstabiliser.

— Réponds-moi si tu es un homme, ou un être supérieur ! craché-je. M'as-tu forcée cette nuit-là ?!

— Sois plus claire.

Est-ce du sadisme que de me faire répéter ?

— Est-ce que tu m'as forcé à t'embrasser au manoir ?

Aden rouvre les yeux et approche lentement. Ses pas pourraient faire trembler le sol, autant que mon cœur. Son regard est plus chargé en intensité meurtrière que jamais.

— Tu serais déçue de la vérité, commence-t-il d'une voix trop basse. Je pourrais te dire que j'ai tout contrôlé, que chaque frisson, que chacun de tes souffles haletants étaient de mon fait. Mais ce serait un mensonge.

Je hausse les sourcils, déconcertée.

— Un mensonge ?

Aden s'arrête à quelques centimètres de moi, son regard impunément planté dans le mien.

— Oui, parce que toi, Ava..., tu utilises les gens pour arriver à tes fins et les jettes au bout de tes expériences.

Ces mots, murmurés presque avec sadisme, me désarçonnent.

— Tes frustrations, tes désirs... impossible à canaliser, même pour moi. Tout déborde et tu es incapable de le reconnaître, car tu es calculatrice et bien plus froide émotionnellement qu'un glaçon. Il y a des éléments qui t'échappent, qui ne s'expliquent pas comme l'attachement, l'amitié ou l'amour, mais il faudrait déjà les ressentir. Or, tes sentiments ne sont pas assez sincères pour atteindre l'autre. Aucune de tes qualités n'est assez intéressante pour te rendre visible aux yeux des gens qui t'entourent, alors tu te convaincs que c'est la faute des autres, comme de la mienne. Tu es juste seule, Ava. Misérablement seule.

Mon poing part s'écraser contre sa joue. Il détourne à peine le visage sous l'impact. A-t-il seulement essayé de l'éviter ? Ses yeux rougissent dangereusement.

Je m'écarte pour éviter tout retour de bâton. Mais il n'en fait rien. Il s'est redressé de toute sa hauteur et m'observe sans bouger pendant que des vagues bleues presque noires envahissent ses rétines et finissent par cacher leur lumière.

Je me mords l'intérieur de la joue. Ma bouche doit grimacer tant je retiens mes larmes de couler sous la crainte qu'il m'inspire. Oh non, il ne me fera pas pleurer. Je me sens mise à nu, me rendant terriblement vulnérable. Tout ce que je ressens que j'aimerais dissimuler, il le voit. C'est ce qui est le plus dur à encaisser.

Je reste silencieuse, la respiration laborieuse, mais il continue, sa voix toujours plus dure, claire pourtant, plus accusatrice :

— On te laisse toujours faire ce que tu veux, n'est-ce pas ? Tu prends qui tu veux, quand tu veux, sans jamais te soucier des dégâts que tu laisses derrière toi. Tu crois que c'est moi qui te manipule ? Mais regarde-toi. Regarde un peu ce que tu fais aux autres...

Mon menton tremble alors que j'essaie de ne pas flancher.

—  Alors dis-moi, ce baiser... Ce premier baiser... Qui l'a voulu, Ava ?

J'ouvre la bouche pour répondre, mais aucun mot ne sort. Je me souviens de ce moment comme si c'était hier. Du feu qui m'avait consumée, du désir frustrant et insatiable qui m'avait poussée à agir.

— De l'envie, toujours de l'envie, poursuit Aden, d'un ton cassant. Rien que ça. Je n'ai rien fait ce jour-là. Rien, à part te laisser m'épier...

Alors il savait que je le surveillais au sommet de mon arbre. Il me force à reculer de façon maladroite.

— ...ensuite, tu as décidé de venir dans ma chambre. Tu as pris ce que tu croyais te revenir de droit. Sans te demander une seule seconde ce que cela pouvait signifier.

Un sourire terne s'inscrit sur ses lèvres.

— Non, Ava. Je n'ai pas eu besoin de te manipuler, cette nuit là. C'était toi.

Je sens une boule se former dans ma gorge, un mélange de contrariété et de honte que je ne parviens pas à avaler.

— Menteur.

— Tu continueras à nier...

— Comment puis-je être sûre que tu ne m'as pas obligé à le faire, hein ?! Tu te crois irréprochable peut-être ?!

— Non, je ne suis pas irréprochable, mais moi, au moins, je sais ce que je veux.

Avant que je ne puisse réagir, ses mains me saisissent le visage et m'attirent à lui. Le baiser qui suit est brutal, sans concession, empli de tout ce qui a de plus dévastateur. Je me débats, frappant mes poings contre son torse, mais comment ignorer le tumulte qu'il provoque en moi.

Ses lèvres s'écrasent sur les miennes encore et encore. Mon ventre s'électrise et les décharges remontent foudroyer mon cœur. Plus fortes, plus percutantes. Il maintient mon visage à deux mains, m'empêchant le moindre mouvement. L'effet de ses lèvres sur moi est plus puissant que tout ce que j'ai connu. Son champ magnétique m'a englobée avec lui. C'est comme si j'entrais dans une boite, arrachée de toute volonté de m'en échapper. Accrochée à sa veste, je ne sens même plus mon corps, mais seulement le contact de la chair de ses lèvres possédant les miennes. Le reste autour a disparu, pourtant tous mes sens sont décuplés ; le goût, le toucher, l'odorat. Aden est entré dans chaque synapse de mon cerveau et en a explosé chaque cellule. Il a ouvert toutes les portes d'un coup et je vois clair. Je tombe pour lui. Je tombe, mais j'ai l'impression de m'élever plus haut que jamais. Il absorbe mon essence vitale, complètement.

Qu'est-ce que je ressens quand il prend mes lèvres pour les délaisser puis recommencer ? Le plein absolu, puis le vide. Une chute vertigineuse.

Sa langue taquine l'extérieur de mes lèvres, puis l'intérieur. Glissant entre mes dents, elle goûte mon palais. À ce moment-là, les lois de l'apesanteur n'existent plus. La vérité est dans cet acte grisant. Les chaînes du réel se sont brisées. L'ensemble de mon être est concentré sur la texture de sa bouche me dévorant, terriblement possessive et sa main qui retient à présent ma nuque sans possibilité de repli. Mes battements deviennent assourdissants. Ce n'est pas mon cœur qui me maintient en vie, c'est ce baiser brutal et exigeant qui me nourrit.

La première fois j'ai tremblé, j'ai été touchée, intimidée et inhibée par le flot de sensation trop fort pour une gamine. À présent, sa langue experte s'enfonce dans ma bouche et je lui réponds avec fougue. Il puise dans mes désirs de femme. Bon sang, un baiser peut-être à ce point stimulant et furieusement excitant. Je n'ai jamais mouillé mes cuisses pour un seul baiser, mais son souffle fort et saccadé, ses cheveux épais dans lesquels je plonge mes mains, son visage extraordinaire, son regard fiévreux, son corps fort, tout en Aden m'excite. C'est trop bon.

Il introduit ma lèvre dans sa bouche en une succion et je suis sûre qu'elle me laissera un bleu.

Les yeux ouverts, Aden m'observe alors que sa grande main glisse le long de mon cou et se fige à l'orée de ma poitrine. Je ne sens plus que sa chaleur qui traverse le tissu et je ne désire plus qu'une seule chose, c'est qu'elle capture mon sein. Seulement, ses longs doigts remontent pour se refermer autour de ma gorge. Son autre main emprisonne une poignée de mes cheveux me faisant basculer la tête en arrière. À présent, son baiser me dévore le cou, puis devient des morsures provocantes. Je suffoque. Aden creuse un passage chaud et humide jusqu'à mes désirs les plus honteux.

Sa grande et lourde veste en cuir noir et les vêtements en dessous sont de trop. J'aimerais ressentir sa peau contre la mienne pour connaître enfin le plaisir que ça procure. Pour la première fois de ma vie, j'ai un besoin excessif d'être remplie. Si son baiser me consume, le reste pourrait me détruire.

Je presse davantage mes hanches contre les siennes désirant le sentir un peu plus. Mon centre reçoit plusieurs volts à la seconde lorsque je sens son érection longue, tendue et épaisse contre mon ventre. Il est incroyablement bien bâti et cette envie coriace qu'il a de moi me ramène à une réalité : Aden n'est pas humain. Un gémissement rauque dépasse ses lèvres.

Il s'écarte. Je m'accroche au col de sa veste. J'essaie de reprendre mon souffle, mais je pourrais pleurer si nous en restons là.

— N'arrête pas, supplié-je, tendant le cou vers lui.

Le léger grognement qui sort de sa bouche me fait frémir. Je le sens lutter contre ses instincts.

Ses doigts toujours entremêlés dans les mèches de mes cheveux resserrent plus fort leur prise, le coin de mes paupières se couvre de larmes. Son visage n'est qu'à quelques centimètres du mien, son souffle fort et désordonné balaie mon visage. Ses yeux plongent dans les miens tandis qu'un rictus malhabile relève le coin de sa bouche.

— Forcée, tu dis ? Je ne vois qu'une fille facile.

Il me repousse pour de bon, me faisant piétiner en arrière. Ses mots résonnent en moi comme un jugement. La rage dans ses prunelles fait dresser tous les poils sur ma peau. Elles se sont colorées d'un grenaille qui rougit par intermittence. Quant à sa voix, écorchée, elle m'équarrit le cœur :

— En ce qui concerne tes désirs, ton besoin de sexe Ava, le problème n'a jamais été moi.


🧬🧬🧬


Je crois avoir relu ce passage 100 fois. J'espère que vous l'avez apprécié. Dites-moi 😊

Je pense que c'est l'un des chapitres qui m'a donné le plus de fils à retordre en réécriture. J'avais besoin qu'on comprenne les réactions contradictoires d'Aden. Il doit commencer à dévoiler peu à peu sa frustration envers Ava et mettre en évidence son égoïsme. Et ainsi introduire la révélation clé : Aden ne perçoit pas que les émotions mais peut également les manipuler, et il l'a déjà fait sur Ava. (Sauf lors du baiser, qui était authentique)

Cela doit être un moment charnière qui change la dynamique entre eux. Aden doit aussi faire face à ses propres désirs et lutter contre son instinct. N'hésitez pas à me dire s'il y a des répétitions, si le baiser est trop long, si on ne comprend pas trop la démarche d'Aden.

Merci pour votre aide :)

🎼🎼🎼

J'adore la musique Kamin - Emin ft. Jony , elle colle tellement bien aux sentiments que ressent notre héros dans ce chapitre. Je vous laisse sa traduction :

Kamin (Cheminée) - Emin & Johny

Refrain

Il y a une photo de toi dans le feu à six heures du matin,
Mes souvenirs de toi brûlent.

Il y a une âme brisée devant la cheminée à six heures du matin,Et toutes tes promesses sont absurdes (x2)

Couplet

Ta lumière m'a fait mal,
J'en ai marre de vivre en cachant tous ces ressentiments,
Pars et ferme la porte en sortant.

Peu importe combien de fois j'ai demandé,
Tu savais très bien,
Que tu me perdais.

Je cours pieds nus sur du verre,
Et j'ai couru tellement vite,
S'il n'y avait pas eu ta douce voix,
Je me serai perdu en rendant mon dernier souffle.

Et les étoiles tombaient paisiblement pour moi,
Cette fois où je ne souhaitais pas te perdre,
Mais je n'en peux plus, je me torture juste,
Maintenant, tu n'es plus à moi.

Refrain

Il y a une photo de toi dans le feu à six heures du matin,
Mes souvenirs de toi brûlent.

Il y a une âme brisée devant la cheminée à six heures du matin,Et toutes tes promesses sont absurdes (x2)

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