Part 13 : Songe


Je me suis assoupie quelques minutes assise, les genoux repliés contre ma poitrine, la tête sur le côté. J'ai très mal à la nuque.

La douce lumière de l'aube filtre à travers les planches clouées au mur des fenêtres condamnées. Ce lieu est triste même à la lueur du matin.

Je croise mes bras, puis pose mon menton dessus. Je penche la tête et froisse les yeux essayant de chasser la migraine. Je me sens fatiguée. Je n'ai rien dormi. J'ai pensé aux derniers mots d'Emmy. Ils tournaient en boucle dans mon esprit, m'abrutissaient. Aden avec Emmy. Emmy qui a porté l'enfant d'Aden. La famille qu'ils veulent construire. Si tout cela est vrai, qu'est-ce que je ressens vraiment ? Est-ce de la jalousie ? De l'angoisse ? J'ai l'impression que c'est pire que ça. C'est dans le cœur et ça me coupe littéralement les jambes.

Je me sens honteuse d'avoir une vie aussi vide alors que la sienne est remplie... sans moi.

Je dois partir loin, c'est tout ce que me crie mon instinct. Il est hors de question que je reste prisonnière ici, avec lui, une seconde de plus.

Je scrute la pièce. Personne ne bouge. De calmes respirations me proviennent de là où les filles dorment encore. Je me lève et j'ai immédiatement le tournis. Je me stabilise en m'adossant contre le mur. Je prends mon front dans ma main droite pour contenir ce maudit mal de tête. Mon organisme est lourd, mais je dois le forcer, je me reposerai plus tard. Je traverse la pièce à pas de loup jusqu'à la porte. Lentement, j'actionne la poignée du vantail qui mène au petit jardin. Un crissement de rouille, je retiens ma respiration. Un pas, puis un autre, je suis dehors.

Je ferme doucement derrière moi puis je regarde le soleil qui grimpe entre les arbres. Ses premiers rayons caressent mon visage. Je ferme les yeux et me vide l'esprit, bloque tout. Les souvenirs sont maintenant enterrés dans le passé et à présent, le but est de courir sans se retourner. Non pas à l'aveugle, mais intelligemment. Je tends l'oreille. J'entends le ruissellement d'un courant d'eau et j'imagine qu'en remontant la rivière, je trouverai ce que je veux : mon sac avec à l'intérieur tout ce qu'il me reste de plus précieux. Je n'ai pas de temps à perdre, le soleil déjà m'éblouit.

— Où comptes-tu aller ?

Je sursaute tellement fort que j'ai fait un saut de cabri. C'est la voix d'Aden. Il sors des ténèbres de la forêts et approche pour s'arrêter à trois mètres devant moi. Ses pieds se plantent dans le sol comme de solides racines inhumées. Il me bloque le passage. Sous sa longue veste noire, ses épaules se soulèvent en écho avec sa respiration. Il parait trop grand, trop fort. Tout ce que je n'arriverais jamais à faire flancher.

Ses yeux dissimulés sous sa capuche, je perçois uniquement ses narines qui se gonflent et se dégonflent. Il est furieux.

— J'ai besoin de faire pipi.

C'est vrai en partie...

— Tu mens.

— Aden, c'est ridicule..., dis-je en un sourire crispé.

Tu es ridicule.

Je souffle, résignée à cette douleur chronique qu'il provoque chez moi avec ses mots blessants depuis qu'on s'est retrouvés. Je reste droite et m'interdis de reculer. Je relève le menton.

— Je ne veux pas rester ici ! me rebiffé-je. Je ne suis sous le joug de personne et encore moins sous le tien ! Qu'importe les foutues lois de la nature, elles ne veulent rien dire pour moi.

Tu n'as même pas besoin de moi dans ta vie de toute façon.

Sa bouche s'étire en un léger rictus, puis reprend sa forme originelle, statique, glaciale. Enfin, Aden s'écarte sur le côté pour me céder le passage.

J'ai du mal à croire qu'il me laisse le champ libre.

— Dégage.

Mes yeux se transforment en deux ronds de flan.

— Je peux partir ? Je croyais que...

— Casse-toi, répète-t-il plus dangereusement.

Sa voix n'a jamais été aussi basse, aussi meurtrière. Je tressaille aussi fort que si je l'avais vu lever la main pour me porter un coup. Cependant, je n'arrive pas à bouger. Complètement saisie par toute la colère qui émane de lui. Je reste campée sur mes deux jambes devenues instables. Il baisse un peu plus la tête et je ne vois plus que sa lèvre inférieure et son menton. Je frémis lorsqu'il souffle :

— Pourquoi te voudrais-je à mes côtés ? Toujours dans mes pattes alors que je te hais pour tout ce que tu es et représentes. J'espère que ça, tu es capable de l'entendre, Ava.

Une fois encore, il hache mon prénom, mais cette fois, il l'a découpé en deux et je comprends juste qu'il vient de faire la même chose à mon cœur. Le cœur de l'enfant que j'étais.

— Oui. Je... je crois que c'est clair.

Je serre les poings autant que ma mâchoire. Contre toute attente, mes membres semblent obéir. D'un mouvement rigide, je passe devant lui. Une fois l'épreuve de son corps passé, je cours. Oui, maintenant, je cours pour le fuir. Encore plus loin que ce que j'avais désiré au départ. Je me répète pour ne pas abandonner : « C'est ce que tu voulais, Ava, être libre. C'est ce que tu as toujours voulu, non ? ». Pourtant, je me sens déconstruite. Tout ce que je m'étais imaginé me revient en pleine figure. J'ai bâti mes rêves autour de lui, y mettant tous mes espoirs et mes attentes. Alors que pour lui, je n'ai jamais été importante.

Pourquoi se faire du mal à y penser ? Cette solitude, je m'en suis accommodée depuis longtemps. Je n'ai besoin de personne !

Pourtant ma poitrine m'oppresse, l'oxygène ne rentre pas. Rapidement un point de côté me pince l'abdomen. Je dois souffler, or je poursuis ma cavale. Encore et encore, sans m'arrêter. Si je stoppe ma course, je sais que je vais m'écrouler.

J'entends des pas rapides derrière moi, quelqu'un me rattrape, un homme ou peut-être un animal. La panique me prend les entrailles. J'essaie d'accélérer, mais c'est peine perdue, mes membres ne semblent plus vraiment me répondre. J'ai déjà usé mon énergie. Fatiguée et lassée par ce nouveau pourchassé acharné, je m'arrête d'un seul coup, fais volteface les yeux fermés. Résignée et prête. J'entends que la bête prend un dernier élan, puis j'ai l'impression d'être transpercée par un ectoplasme qui m'englobe, m'aspire vers l'intérieur pour se retirer de mon corps. Le spectre me fait perdre l'équilibre. Je bascule en arrière. Le choc du sol contre mon dos est comme un grand coup de fouet qui me fait ouvrir les paupières.

J'inspire avec force pour rappeler la vie comme si elle m'avait quittée. Les yeux grands ouverts, j'analyse le bois autour de moi. Le chant timides des oiseaux au sommet des arbres. Je respire plus vite, avec force. Je me pensais allongée sur le sol, or je suis debout, au milieu de la forêt. Une autre forêt bien plus sombre. Sombre, car il fait encore nuit.

Je suis perdue. Plus perdue encore quand un poids se fait sentir sur mon épaule avant qu'il ne me fasse mal et me fasse pivoter.

Aden est juste devant moi. Si près, que mon désarroi est aussitôt convertie en soulagement. Mais ma respiration ne se tarit pas. Nous sommes en danger. Une bête rôde ! Elle s'est jetée sur moi ! Enfin, je crois...

— Tu veux mourir, c'est ça ? lâche Aden d'un ton dur.

Je me dégage de sa poigne d'un mouvement sec, mes muscles tendus par l'instinct de survie. Mes jambes fléchissent, mes yeux fouillent l'obscurité, cherchant cette présence, cette créature. Celle qui me pourchassait.

— Ava ?

La voix d'Aden est un coup de tonnerre, mais je ne réponds pas. Si quelqu'un me voyait en cet instant, il croirait à une folle échappée d'un asile. Ma queue de cheval est complètement lâche. Mon souffle anarchique soulève les mèches désordonnées qui collent à mon front. Je passe une main tremblante sur mon visage, pour dégager mes cheveux. Chacun de mes os vibre comme s'ils avaient subi un terrible accident. Une sorte de traumatisme physique qui m'empêche de garder un bon équilibre. Je recolle mal les morceaux de ce qu'il vient de se passer. Bordel, j'ai besoin de comprendre pourquoi le soleil est à nouveau en train de se lever !

— Ava !

Je tressaille, la présence d'Aden me ramenant brutalement à lui. Ma gorge est nouée, mes jambes prêtes à flancher. Pourtant, je me force à articuler, les mots s'écroulent dans ma bouche :

— Je... Je fais ce que tu m'as autorisée à faire. Je vais partir, mais avant, je... je...

Je suis morte de trouille !

La peur s'exhale de chaque pore de ma peau. Mon regard, toujours nerveux, balaie l'obscurité, scanne les troncs, s'attarde sur les ombres. Mais son silence me force à lever les yeux. Ses prunelles me capturent alors, brûlantes et intenses. Un marron doré, une couleur aussi riche que l'automne dans toute sa splendeur. Un instant, son regard devient mon ancre. Puis, brusquement, il détourne la tête. Me laissant devant un faussé, en chute libre.

— Je ne t'ai rien autorisé.

Ma mâchoire se serre. Je tends un doigt tremblant vers la maison, dissimulée derrière une seule ligne d'arbres. J'ai couru, longtemps. Pourquoi sommes nous aussi proche d'elle ?! Qu'une vingtaine de mètres à peine !

— Si, il y a cinq minutes !

Aden tranche :

— Arrête ton cinéma. Rentre maintenant. On décolle bientôt.

Mes cheveux s'hérissent sur mon crâne, ma patience vole en éclats. C'en est trop !

— Non ! craché-je. Cette bête doit être là, elle me poursuivait !

— Je suis venu à ta rencontre.

Mais il ne comprend pas. Ce n'était pas lui ! Cette chose... où se cache-t-elle ? C'est en train de me rendre dingue !

— Maintenant, rentre et cesse tes manières, poursuit Aden.

Mon sang bouillonne.

— Tu... Il y a cinq minutes, tu me crachais de foutre le camp et maintenant, tu me demandes de revenir ?!

— Tu cherches encore de l'attention ? Pourquoi tu es toujours dans l'abus ?

Je remue la tête, des larmes de détresses dans mes yeux.

Cette ironie dans sa voix, ce ton méprisant, réveille en moi une rage sans précédent. Comment ose-t-il ? Après tout ce qu'il m'a dit, après avoir rejeté notre passé comme s'il n'avait jamais existé, voilà qu'il me donne des ordres contradictoires pour me faire perdre la tête ! Ce calme, cette certitude qu'il a de maîtriser la situation, me met hors de moi. C'est l'étincelle qui déclenche tout. Sans réfléchir, je me jette sur lui, toutes griffes dehors. Mon corps est mû par une seule envie : lui faire mal.

— Espèce de salaud !

Je frappe, mais il esquive avec une facilité insultante. Il pivote à peine pour éviter mon attaque.

— Ne fais pas ça, gronde-t-il.

Je ramasse un bâton à terre et tente de nouveau ma chance. Le bois siffle dans le vide et Aden me pousse brutalement sur le côté. Je tombe sur les genoux et une douleur vive éclate dans mes côtes. Je porte une main tremblante à ma blessure. Si je continue comme ça, les points de suture vont céder, mais ma colère me consume. Je lève la tête, les yeux noirs de haine.

— Tu n'es pas assez important pour mériter que je réclame ton attention, enfoiré !

Sa colère magnétique explose autour de lui alors qu'il avance droit sur moi. Par réflexe, je lève un bras pour me protéger, mais il l'attrape, m'obligeant à me relever d'une poigne de fer. Il m'arrache le bout de bois de l'autre main et l'envoie valser dans les airs.

— Arrête avec tes insultes. Tu es à des années-lumière de savoir ce dont je suis capable.

Je reste figée, la respiration haletante. Ce n'est décidément pas le Aden que j'ai connu. Ce n'est pas lui... ou alors, peut-être que je n'ai jamais vraiment su qui il était.

Il retient mon bras tout en me maintenant à distance, mon poignet si petit dans sa grande main... Il me fait mal. Je feule comme un chat essayant de me soustraire :

— Vas-y ! Fais-le ! Montre-toi ! Je n'attends que ça !

Il se penche légèrement au-dessus de moi.

— Tu joues les fortes têtes, il n'en demeure pas moins que tu es effrayée.

Ma gorge se serre en un cri de rage. Les larmes menacent sous mes paupières, mais je refuse de les lui céder.

— Parce que quelque chose me poursuivait et tu ne veux pas m'écouter !

— Quelque chose ?

— Oui, quelque chose ! Tu veux me rendre folle, c'est ça ? Je ne suis pas cinglée, OK ?! Il y avait une bête qui est entrée ou sortie de moi, je ne sais plus et toi, tu m'as dit de partir, de foutre le camp, mais maintenant tu fais comme si rien ne s'était passé !

Les traits de sa mâchoire se tendent.

— De quoi tu parles ?

— Oh, ne fais pas comme si j'avais rêvé !

Cette fois, même sous le pli de sa capuche, je le sens attentif à chacune de mes paroles comme s'il voulait juste comprendre la merde qui sort de ma bouche.

— Alors, j'ai fait ce que tu m'as dit de faire ! hurlé-je, hystérique. Sache que je te hais aussi ! Je te hais depuis l'enfance, tu m'entends ?! Je te hais depuis ton putain de départ de chez mon père. Je te hais de faire comme si nous n'avions jamais grandi ensemble et je te hais encore de me traiter comme une saloperie d'objet. Tu peux retourner avec tes cinglés de copains et vivre ta vie de rêve, je ne te suivrai pas pour voir ça ! Plutôt crever.

Il me lâche subitement, m'envoyant presque balader comme si le dégoût avait été au bout de ses doigts.

— Il t'a touchée, murmure-t-il soudain, presque trop bas pour être entendu.

— Quoi ? Qui ça ?

— Thènes. Il a posé les mains sur toi.

Il se redresse de toute sa hauteur, immense. Une lumière sous son habit naît et renvoie un rouge flamboyant, une couleur démoniaque. Je me tétanise.

— Combien de temps ? rugit-il.

— Qu... qu'est-ce que tu racontes ?

— Combien de temps il t'a touché ?

Son ton s'est transformé en un grondement guttural, animal.

— En quoi ça te regarde ?!

— Tout me regarde ! Tu m'appartiens !

Sa voix sans appel me cloue sur place. C'est ça, être à lui ? Sentir ces chaînes t'étouffer, s'enrouler autour de ton cœur, de ton âme. Je veux hurler que je ne suis pas sa propriété, mais son égale, sa petite sœur... avant, pourtant les mots meurent dans ma gorge.

— Qu'importe, lâche-t-il avec mépris. Retourne dans cette putain de baraque.

Il me passe devant comme s'il partait en chasse, ses deux sabres derrière lui tels deux menaces. Je vacille entre fuir et le suivre pour lui dire qu'il ne régira jamais ma vie. Que je n'ai que faire de ses ordres à la con. Tout en moi hurle de partir dans l'autre sens, de mettre autant de distance que possible entre lui et moi. Pourtant mes pieds me trahissent et me poussent à marcher dans ses pas.

— On a passé la moitié de notre vie ensemble ! Qu'est-ce qui s'est passé dans ton putain de crâne entre temps ?!

Je le suis toujours, trottinant comme si une force m'empêchait de faire autrement. Il m'ignore.

— C'est quoi ton problème, Aden ?! hurlé-je, folle de rage.

Je me sens secouée, comme si tout ce qui était désaxé en moi recherché désespérément l'équilibre, car il m'a volé une partie de ma vie, de mes espoirs. Il me doit une explication ! Pourquoi je dois le suivre ? Pourquoi il se fout de me blesser encore et encore depuis qu'on s'est retrouvés ?! Aden me protégeait, il faisait que ça de sa chienne de vie !

— Retire cette putain de capuche et montre-moi ton vrai visage !

Que je vois enfin tes putains d'émotions ! En y pensant, Aden a toujours fuit mon regard, mais nous sommes deux adultes à présent.

— Si tu t'en foutais vraiment, tu ne te cacherais pas !

Il se retourne brusquement, et mon élan me propulse contre lui. D'où je suis, en contre bas, mes coudes appuyés sur son torse, ce que je vois me terrorise. Ses yeux brûlent d'un rouge incandescent, dément, et son sourire n'a rien d'humain.

— Tu veux voir, hein ? gronde-t-il, d'une voix rauque. Alors regarde bien. Parce que c'est peut-être la dernière chose que tu verras si tu braves encore mon autorité.

Je recule, mon instinct me dicte de me sauver, mais Aden réduit l'écart en un battement de cœur. Il est si proche que je sens sa respiration effleurer mon front. Ses mains ne me touchent pas, mais l'intimidation suffit à me réduire au silence, à la tétanie.

— Tu n'es qu'une chose qui gigote que je devrais attacher, fait-il glisser entre ses dents alors que ses yeux fous scannent chacun des miens.

Ce qu'il affiche, cette colère visible dans ses iris, n'est pas pour moi ni dirigée contre moi, je le sais. Ou plutôt, je dois m'en convaincre. Je peine à ravaler ma peur, si bien que je n'arrive à prononcer le moindre mot.

— Regarde-toi. Tu es à deux doigts de chialer à l'idée que je t'abandonne à ton sort, balance-t-il.

Mon cœur manque un battement.

— Quoi ?!

Il rit en un son bref. Il avance, me faisant encore reculer de deux autre pas.

— Je lis en toi si facilement que s'en est risible. Je ressens chaque fibre qui vibre dans ton corps. Je peux anticiper chacun de tes gestes et comprends les mots que tu ne dis pas. Comme toutes tes craintes qui te collent à la peau comme une odeur. Tu veux t'échapper, mais tu n'y arrives même pas.

— C'est faux ! Je voulais m'enfuir.

Son torse brulant me frôle. Sa voix devient rude, prête à m'écorcher :

— Alors qu'est-ce que tu fous encore là ?

— Car tu me dois une explication.

— T'expliquer quoi ? Tu as peur de tes propres rêves, Ava.

Je secoue la tête, l'orage au bord des lèvres.

— Qu'est-ce que tu connais de mes rêves ?!

Tu ne m'as jamais écouté !

— À peu près tout ce que je voudrais ignorer... Pauvre fille. T'es noyée dans tes émotions, incapable de savoir si tu veux fuir ou rester. C'est la même chose. T'es dans l'excès. Tu débordes de dépendances, d'attentes, d'espoir ridicules. Pire que tout, ce que tu ressens pour moi me fait bouillir. Tu m'étouffes avec tous tes sales sentiments !

Je suffoque.

— Mes sentiments ?

— Ta jalousie pour commencer. Tu crèves d'envie de me garder sous la main. Tu n'es qu'un parasite, et tu vas finir par me rendre malade !

Je vais vomir d'indignation. Mais il continue, implacable :

— Je t'attire. Je te manque. Tu me veux, mais tu ne m'as pas. Tu attends des choses de moi ? T'as rien compris. Tu n'obtiendras jamais rien. Voilà pourquoi tu es en colère. Je ne suis pas ta putain de peluche et tu n'as aucun mot à dire. Tu m'obéis et tu la fermes !

Mes yeux sont obstinément braqués sur ses lèvres qui se retroussent en un sourire menaçant. Il me laisse enfin m'écarter de plusieurs pas. Je m'offusque.

— T'es qu'un malade... un malade fini, Aden.

Il ne m'a jamais parlé de cette manière. Pas même à l'époque où je le suivais partout au manoir, quand il me raccompagnait dans ma chambre en m'imposant d'y rester et de le laisser tranquille. Dans ces moments-là, ses yeux brillaient d'un persian pur, un mélange de bonheur amer et de tristesse. C'était évident qu'il le faisait à contrecœur. Aujourd'hui, tout est radicalement différent. Ou me suis-je trompée toutes ces années, mal interprété ses actions... J'ai tellement de mal à le cerner, même à le reconnaître vu le dédain évident qu'il affiche pour moi.

— Si je t'étouffe autant, pourquoi tu me forces à te suivre ?! Pourquoi tu ne m'as pas laissé me noyer si c'était pour me traîner comme un boulet qui te gêne !

— J'ai fait une promesse et il faut croire que le destin m'oblige à la tenir.

Je me mets à rire, pas normalement, mais comme une hystérique. Le destin... j'ai l'impression qu'il a piétiné le mien.

— Une promesse à qui, putain de merde ?!

— À qui à ton avis ?

Je cherche obstinément une réponse. En y réfléchissant bien, je ne vois qu'une seule possibilité.

— Mon père, soufflé-je.

A-t-il demandé à Aden de me protéger de l'attaque qui a eu lieu à Généapolis ? Une vague de mépris apparaît sur ses lèvres.

— J'ai hâte de m'en débarrasser, voilà pourquoi ce n'est pas moi qui t'ai demandé de partir, balaye-t-il soudain.

Pourquoi là, tout de suite, il me donne envie de me couper les veines tant ma vie est en vrac. Un véritable champ de ruine. Tout m'échappe.

— Aden ? Quand vous aurez fini votre affaire, nous vous attendons pour lever le camp.

Deneb approche derrière lui de cette allure royale qui le caractérise.

— Qu'est-ce qui se passe ici ? demande-t-il, en nous observant tour à tour.

L'atmosphère est à couper au couteau, ne le voit-il pas ?! Je nage dans l'incompréhension la plus totale. Je pointe Aden du doigt.

— Il m'a dit que je pouvais partir et là, il affirme le contraire ! lancé-je la voix chevrotante.

Et j'ai pris conscience qu'il s'est forcé à être à mes côtés toutes ces années. Protéger la vie fait partie des lois des Sentynels, c'est dans leur veine. Je n'ai été qu'une obligation.

— Ah bon ? s'étonne Deneb.

Il consulte Aden qui garde le visage baissé.

— Thènes..., souffle ce dernier.

Deneb soupire.

— Oh, c'est ça... se contente-t-il de dire.

Je tente de capter ce qu'ils insinuent au sujet de Thenes, mais je me sens de plus en plus piégée dans cette folie et ces mensonges.

— Je veux comprendre ce qu'il se passe ! m'exclamé-je.

Je suis à deux doigts de m'arracher les cheveux de nerfs.

— OK, je t'explique, lance Deneb comme s'il n'avait attendu que ça.  Thènes peut te tordre l'esprit, te faire vivre des rêves ou des cauchemars si réels que ton corps lui-même ne fera pas la différence. Il joue avec tes peurs, tes désirs. Il se nourrit de tes émotions. Il construit tes songes pour te donner l'impression de réalité. Il peut te proposer tes pires cauchemars ou te faire pâlir devant le plus beau des rêves. Ton corps transporté par le flot de sensations et de sentiments se trompera et ton esprit ne distinguera jamais le vrai du faux. Il a voulu te tester, alors ne le touche plus. C'est de là qu'il tire son pouvoir. Le temps du contact sera le temps qu'il pourra te manipuler.

— C'est de la sorcellerie, murmuré-je, saisie d'horreur.

— Hum... je dirais de la diablerie.

N'est-ce pas pire ?! Je n'arrive pas à y croire.

— Mais pourquoi ferait-il cela ? m'étranglé-je.

Deneb hausse les épaules.

— Pour s'amuser, déclare-t-il le plus naturellement du monde.

— Quelle bande de tarés...

— Ne te laisse plus toucher. La prochaine fois, c'est toi que j'égorge, ajoute simplement Aden.

J'ai encore envie de le frapper. J'éructe :

— Donc ton pote me manipule pour son seul amusement et c'est ma faute ?

— Si je puis me permettre, elle lui a tendu docilement la main, ajoute Deneb aussi sournois qu'une vipère.

Aden pivote brusquement. Sa voix aussi brute que du plomb se dirige contre lui :

— T'expliques ça comment ?

Deneb lève les mains en un geste d'apaisement.

— Hé, relax. Elle est incontrôlable, cette fille. Tu l'as bien vu.

Aden avance d'un pas, son ombre avalant littéralement Deneb.

— Ramène-la. Et cette fois, fais ton travail.

Je m'interpose, ignorant les battements frénétiques dans ma poitrine.

— Tu vois, je ne fais que ralentir tout le monde. Vous devez bien avoir assez de femmes pour vous divertir, non ?

Deneb éclate d'un rire railleur avant de secouer la tête.

— Elle pige rien. C'est désespérant.

— Qu'est-ce que je suis censée piger, au juste ? craché-je, les poings serrés.

Il incline la tête vers Aden, nonchalamment.

— Que ton avis ne compte pas. Lui, il prend ce qu'il veut. Que tu sois d'accord ou non, ça n'a jamais eu la moindre importance.

— Il ne peut pas me forcer.

— "Forcer" ? Aden ? Tu sais très bien qu'il manipule tout le monde. Même toi. Et lui n'a pas besoin de te toucher.

Et, ça le fait rire en plus. Je le fixe, déstabilisée.

— Il me manipule ?

Suis-je tomber dans un panier de crabes ? Où je dois encore être en train de rêver.

— Il ressent tout, continue Deneb, un sourire cruel au coin des lèvres. Chaque jolie émotion qui passe dans ton petit cœur pathétique, il la capte. C'est pas juste de l'empathie, c'est une connexion.

Une connexion ?

— Ça suffit ! tonne Aden.

— C'est pas comme si c'était un secret, réplique Deneb en haussant les épaules. Quoi ? T'as vécu 14 ans avec elle, et t'as jamais pris deux secondes pour lui expliquer ?

Les mots de Deneb m'assomment. Pourquoi Aden lui aurait-il parlé de notre passé ? Et pourquoi je ne savais rien de... ça ?

Deneb insiste, savourant son effet.

— Tu vois ? Ça le bouffe de l'intérieur, et toi, ma chère, tu es une véritable plaie à vivre. Pas besoin d'être comme lui pour le deviner.

Connard. Je serre les dents, refusant de lui montrer à quel point ses mots m'atteignent.

— Vous essayez de me déstabiliser. Tout cela n'est que fantaisie, ça n'existe pas...

Une pensée me frappe soudain : si Aden sent mes émotions, cela veut dire qu'il ignore totalement ce que je ressens depuis le début... il s'en fiche.

Je lance un regard vers lui, les mots bloqués dans ma gorge. Il reste immobile comme s'il était en lecture continuelle.

— Donc pour résumer, t'es ici parce qu'Aden a décidé que tu serais ici. C'est aussi simple que ça.

Mais pourquoi ? Il doit bien y avoir une raison ?! Pour une simple promesse faite à mon père ?

— Tu veux savoir pourquoi tu es là ? intervient Aden d'une voix plus basse que jamais. Je vais te céder aux seules personnes qui ont un intérêt pour toi. Des gens qui n'ont rien à voir avec moi.

Est-ce censé me rassurer ?

— ... bien plus humain.

Il prononce ce dernier mot comme un blasphème. Je recule d'un pas, les jambes tremblantes.

Aden parait distant, las. Comment peut-il ressentir mes émotions et rester aussi détaché ? Il m'explose des bombes dans la gueule avec l'empathie d'un sociopathe !

Voilà la véritable raison de mon sauvetage. Depuis ma fuite, ils me pistent pour me mettre la main dessus et me remettre à quelqu'un, mais bon sang pourquoi ? Mon estomac se noue. Et puis pour me livrer à qui ? Et pourquoi moi ? Est-ce à cause de mon père ? Je sais qu'il n'a pas que des amis. Ses idées et ses pratiques n'ont pas toujours fait l'unanimité. Est-ce que cette rancœur s'est propagée au-delà du mur ?

Je cherche le regard d'Aden.

— Ça ne te fait rien de me livrer à ces gens ?

Le mot livrer a fait tressaillir sa bouche. À cet instant, je me demande si, même en fouillant dans mes plus lointains souvenirs, je l'ai déjà vu afficher un sourire vrai, insouciant, qui pouvait montrer autre chose que de l'amertume finalement.

Ma vie n'est qu'une interminable soumission. Je baisse les yeux et me force à ne pas penser, à calmer mon pouls.

Je comprends que je n'ai pas d'échappatoire. Pour le moment, tout du moins... avant que je trouve un moyen de m'échapper. Les Sentynels sont de vrais pisteurs et je vais devoir faire preuve d'inventivité. Ce n'est pas l'idée que je me faisais de mon voyage, pas celle pour quoi j'ai été si patiente. Mais les plans ont changé, je dois revenir sur mes pas, pourtant marcher dans la crainte constante d'être attaquée n'est pas dans mes aspirations non plus. Effectivement, j'ai besoin d'évaluer les risques ensuite je m'évaporerai. J'ai appris qu'il ne servait à rien de brouiller les pistes, je le fais depuis que j'ai quitté Généapolis, et cela n'a pas empêché les Sentynels de me trouver. J'ai d'autres cordes à mon arc et je compte bien m'en servir le moment venu. À chaque nouvelle épreuve, une solution. Je réfléchirai en temps voulus. Loin de lui.

Finalement, je hoche la tête, le cœur battant à tout rompre.

— D'accord, dis-je à contrecœur. Mais à deux conditions.

Le doux ricanement de Deneb flatte mon audition. J'ai envie de lui crever ses beaux yeux.

— Tu ne viens pas de lui dire que c'était sans clauses, ni manières ? Tu me rappelles pourquoi on ne doit pas lui faire du mal à elle ?

Je le fusille du regard, il me projette son sourire enjôleur.

— À moins que tu ne veuilles me porter tout le trajet sur ton dos ! lâché-je.

Il questionne son chef, les prunelles claires brillantes d'excitation :

— Si je la porte le jour, elle passe la nuit avec moi aussi ?

Aden soupire, puis répond d'un ton fatigué :

— Suis-je censé gérer la coucherie des uns et des autres ? Contente-toi déjà de ce que tu as. Quant à toi, dit-il en se tournant vers moi. Ne nous fait pas prendre des risques inutiles. Tu mettrais tout le monde en danger. Soit heureuse d'être encore libre de tes mouvements.

Il se détourne comme usé de la conversation. Moi, j'ai l'impression d'être sur les rotules !

— Si je te suis, promets-moi que j'aurai le choix de partir ou non avec eux. Que tu te mettras entre eux et moi si je le décide.

Sa bouche grimace.

— T'as pas saisi ? Je me lave les mains de ce qu'ils comptent faire de toi.

Je frissonne de la tête aux pieds.

Je comprends qu'il ne me fera aucun cadeau. Visiblement, il a un objectif et que ce soit de gré ou de force, il l'atteindra.

— D'accord ! J'ai besoin de mon sac alors, rebondissé-je sans attendre. J'ai laissé mes affaires quand je me suis fait attaquer.

Un problème à la fois.

Aden soupire, mais finit par céder.

— Je vais te le retrouver, consent-il en avançant toujours vers le futaie.

— Je viens avec toi.

— Hors de questions.

Je rétorque vivement :

— J'ai besoin de culottes menstruelles ! Très rapidement.

Il s'immobilise net. C'est aussi une vérité, je dois avoir mes règles dans quelques jours.

Il pivote légèrement et je sens qu'il m'examine à sa façon. J'essaie de cacher ce que je ressens ainsi que mon pouls qui s'est mis à s'accélérer sournoisement. Il est hors de question qu'Aden touche à mon sac et encore moins qu'il en juge son contenu. Je préfère de loin me retrouver seule et perdue au milieu d'insectes et de serpents.

— Tu m'accompagnes mais tu feras exactement ce que je dis. Si tu cherches encore à fuir, je ne me retiendrais pas. Est-ce clair ?

Il ne se retiendra pas ? De quoi ? Me manipuler ?

Sans un regard pour Deneb, il lui lance :

— Partez devant, nous vous rattraperons.

Deneb relève ses deux élégants sourcils :

— Tu en es sûr ?

— Attendez-nous au second point de ralliement. Nous ne serons pas longs.

Aden commence à marcher. Je soupire de soulagement même si je ravale ma frustration de me retrouver avec lui et qu'il puisse mettre la main sur mes affaires avant moi.

Je considère Deneb qui a croisé les bras et semble m'analyser.

— Fais attention à toi, imprudente capricieuse. Je te déconseille de le contrarier.

— Sinon, quoi ?

Il penche la tête sur le côté et je perçois immédiatement une distance émotionnelle, comme si une réflexion froide et stratégique s'opérait en lui. Son regard fixe me fait réaliser que, bien que Dened semble accessible en apparence, je dois rester sur mes gardes. Il est tout aussi dangereux et manipulateur que les autres, et pourrait à tout moment me montrer un autre aspect de sa personnalité.

Je sens que je ne dois pas m'éterniser.

Je n'attends pas une seconde de plus et cours derrière le Sentynel à la veste noir qui s'enfonce dans la forêt, laissant derrière moi le son angélique mais tout aussi inquiétant du rire de Deneb.

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