Part 12 : Contre nature
— Éteignez ce feu, réclame Deneb, en me tournant le dos.
Les filles ne tardent pas à lui obéir et la pièce se plonge dans la semi-obscurité. Seul le rougeoiement des cendres éclairent les murs ternes de la maison. De petites lueurs apparaissent et prennent vie alors qu'Emmy allume quelques bougies qu'elle dépose ici et là.
J'observe Deneb gravir les escaliers, une fille accrochée à chaque bras. Il ne me quitte pas du regard, un sourire narquois placardé sur les lèvres. Son visage reste le même, diaboliquement angélique. Je plisse les paupières pour voir autre chose et y mets toute ma volonté, mais que devrais-je voir de plus ? Rien ne change son aspect, même en me forçant à m'ouvrir au pire. Parvenu en haut des escaliers, il éclate de rire.
— Ne sois pas jalouse, divine création. Tu la verras une prochaine fois, raille-t-il avant de disparaître à l'étage.
Quoi ?!
Les filles, qui sont restées dans le salon, se retournent toutes sur moi. J'ai envie de le tuer. À l'évidence, nous pensions à la même chose : sa véritable apparence, mais me mettre dans l'embarras en supposant que j'aimerais voir la chose l'amuse vraisemblablement.
— Ou jamais, murmuré-je en fusillant les curieuses du regard.
Je tourne la tête vers la porte à gauche. En quelques secondes, je pourrais être sur elle, l'ouvrir et m'enfoncer dans les bois. Il faut absolument que je m'échappe, mais la nuit est déjà tombée. J'ai besoin de savoir comment va ma mère. Si rien ne lui est arrivé. C'est une nécessité. Et puis, je ne laisserai plus personne me retenir en cage, ni dicter mes actes, néanmoins je ne vais pas être stupide ; patienter jusqu'à l'aube est bien plus sûr.
Les filles s'affairent à débarrasser les couverts sur la longue table, pendant que d'autres nettoient les plats dans une bassine d'eau. Il est absolument hors de question que je me rende utile pour quoi que ce soit. Je n'ai pas demandé à être là. Le tintement familier de la vaisselle pourrait me calmer si je n'étais pas autant sur les nerfs.
La nuit va être interminable...
Je fais passer les tissus déchirés de ma combinaison sous l'élastique de mon soutien-gorge, tout en pestant intérieurement contre Aden. Je le hais. De manière si forte maintenant. À un point tel que je ne veux plus jamais croiser son chemin.
Où est-il, d'ailleurs ? Avec une femme, au premier étage ? Pourquoi je m'en soucie ?
Peut-être parce qu'Aden est tout l'opposé de Deneb. Il n'est pas dans la démonstration. Il n'a pas besoin de l'être. Son absence suffit à éveiller les interrogations, à susciter l'inquiétude à te rendre folle d'essayer de savoir ce qu'il fait, où et avec qui !
C'est ce que j'ai toujours ressenti au manoir. Je voulais passer mon temps avec lui, le suivre partout où il allait. Son attitude, sa manière de parler, les expressions de son visage, tout me fascinait.
Là où Deneb incarne une perfection froide, Aden est d'une beauté imparfaite. Ses longs sourcils sont le plus souvent froncés ce qui lui confère un regard dur. Certains hommes beaux ont des traits féminins. Il n'en dispose d'aucun. Même ses lèvres pleines et galbées sont fabuleusement masculines. Sa beauté dépasse les standards habituels. Il a ce quelque chose en plus, ce magnétisme brut que je n'ai jamais rencontré chez personne d'autre. Il est obsédant, menaçant, attirant, précisément parce qu'il ne cherche pas à séduire.
Aden n'a pas besoin de sourire, ni de plaire. Il s'impose. Mystérieux. Parfois dangereux. Et pourtant, paradoxalement... sa présence rassure.
Ces contradictions sont tellement insupportables.
Comme cette sensation de sécurité, simplement parce qu'il est là, dans la même pièce ou même dans les parages... Je déteste à quel point ça me manque. Je suis jalouse, rongée à l'idée que d'autres réclament sa présence. Et qu'il y aille, uniquement pour satisfaire ses envies d'homme.
Tourne la page, Ava !
Je secoue la tête pour chasser ces pensées parasites. Aden n'a plus aucune importance dans ma vie. Ce qu'il fait ou ne fait pas ne me regarde pas !
Je dois absolument retrouver mes affaires perdues dans la bataille avec l'homme zombie. Pour ma boussole, mon journal et ma carte de route tout d'abord, mais aussi pour le fil et l'aiguille qui se trouvent dans la petite poche de mon sac. J'ai pu me procurer ces objets en sortant clandestinement avec un garçon de l'atelier de couture, qui à mon grand désespoir, embrassait vraiment très mal. Je regardais toujours le ciel, essayant d'oublier que sa grosse langue écumeuse tournoyait inlassablement à l'intérieur de ma bouche. Bon sang, un garçon peut-il baver autant ? En y repensant, pas besoin de mettre mes deux doigts au fond de la gorge pour avoir envie de vomir.
J'ai tenu deux semaines.
Assez longtemps pour obtenir une bobine noire qui fera l'affaire. Il m'en a également offert une autre au fil blanc solide et plus rare parce qu'il se croyait amoureux. "Amoureux ? En deux semaines !" lui avais-je rigolé au nez. Il était parti en courant, les larmes au bord des yeux.
"Oh, personne ne tombe amoureux en deux semaines !" avais-je crié pendant qu'il pouvait encore m'entendre.
On ne tombe pas amoureux. L'amour n'existe pas. Personne ne veut finir seul, nuance.
— Je peux m'asseoir à côté de toi ? demande Emmy debout devant moi, une petite assiette et une gourde dans les mains.
Emmy est quelqu'un que j'apprécie, sa grâce naturelle fait d'elle quelqu'un de doux. Ses sourcils fins, joliment arqués, contrastent avec les miens, plus épais et désordonnés. Sa peau d'un teint porcelaine, lisse et sans la moindre imperfection, attire inévitablement le regard. Je la lui ai souvent envié même si pour moi le physique ne compte pas vraiment. J'ai des éphélides parsemées sur mon nez et la zone sous mes yeux. Mon brun très sombre de cheveux ne fait qu'accentuer leur présence. Mais ce que je ne peux pas m'empêcher de détester chez moi, c'est la tâche de naissance qui couvre une partie de ma hanche droite et s'étend jusqu'au bas de mon dos. C'est une marque irrégulière, bien plus grande que ces petites taches de rousseur. Les filles dans les dortoirs ne pouvaient pas s'empêcher de la fixer comme si c'était une maladie ou un truc comme ça...
Emmy continue de me sourire, bien plus détendue que tout à l'heure. Il n'y a pas l'ombre d'un Sentynels au rez-de-chaussée. Est-ce que leur absence la rend plus à l'aise pour me parler ?
Elle ne m'a jamais jugée. C'est pour cette raison que j'accepte sa demande ce soir.
— Si tu veux, réponds-je simplement.
Elle tire la couverture, puis s'assoit à ma gauche en posant devant moi une gourde et ce qui ressemble à de la viande.
— Comment vas-tu ? me questionne-t-elle.
— Je ne me suis jamais sentie aussi libre, répliqué-je, avec ironie.
Elle garde le silence quelques instants avant de continuer :
— Les choses sont relatives, tu sais. (Elle désigne l'assiette) C'est du faisan.
La faim et la curiosité l'emportent. Je m'empare de la viande avec mes doigts. À Généapolis, notre consommation d'aliments d'origine animale était presque inexistante. Seuls quelques poulets étaient élevés à l'intérieur des murs et la plupart sont réservés à l'élite de l'armée : les Sentynels.
Je dois avouer que c'est particulièrement savoureux. Je prends le temps de la mastiquer et de savourer le goût de son jus, avant de poser la question qui me brûle les lèvres :
— Pourquoi tu t'es enfuis toi aussi ?
Un petit rire s'échappe d'entre ses lèvres. Elle cligne plusieurs fois des yeux.
— Nous souhaitons toutes vivre libres, voyons.
Surprise, je relève un sourcil.
— Tu pensais être la seule à rêver d'évasion ?
Oui. Je n'ai jamais entendu quelqu'un se plaindre à Généapolis.
— Tu ne m'as pas parlé de ce genre de projet, lui rappelé-je.
— Tu es la fille du professeur, personne n'aurait pris le risque de te parler de ça, mais ton père ne disait pas que des mensonges. Cette forêt grouille de danger. Nous avons déjà perdu une des filles. Cela nous a foutu un coup.
Je fronce les sourcils.
— Dans quelles circonstances ? demandé-je tout en débouchant la gourde et buvant une grande rasade d'eau.
Elle regarde ses pieds, la mine soucieuse.
— Nous ne le savons pas. Elle a disparu comme ça. Le matin, elle n'était plus là.
Je frissonne. Le genre de frisson qui te frigorifie en une nanoseconde. Je comprends maintenant l'étrange atmosphère qui règne autour des filles, leurs longs silences et leur manque évident d'entrain. Elles sont terrifiées.
Je dois en savoir davantage, peu importe que ça me fasse froid dans le dos, la moindre information est bonne à prendre pour parer à toute éventualité une fois que j'aurais retrouvé ma liberté. La vraie.
— Les Sentynels n'ont rien fait pour la retrouver ?
Je me place en tailleur et dépose la gourde devant mes jambes, avant de m'emparer d'un nouveau morceau de viande.
— Bien sûr que si, voilà pourquoi nous nous sommes arrêtés ici. C'est un peu grâce à elle qu'ils t'ont trouvée toi, mais elle toujours pas.
D'après ce que m'a raconté mon père, les Sentynels sont réputés pour être de très bon pisteurs. Alors comment expliquer qu'ils aient perdu la trace de cette fille ? C'est une idée que je peine à accepter. Perdre une trace ? Impensable. Non, il y a une autre explication, et la plus plausible, c'est que cette fille est déjà morte. Ils préfèrent certainement dissimuler la vérité en mentant aux filles pour éviter un début de panique. Mais à quoi bon organiser l'escorte de ce petit groupe si c'est pour agir ainsi ?
Je me tourne vers Emmy, perplexe :
— Pourquoi voyagez-vous avec les Sentynels ? Où allez-vous exactement ?
Elle semble hésiter, je le vois à la façon qu'elle a de triturer le bout de sa manche.
— C'est compliqué. Disons qu'il s'agit d'un accord tacite... (Elle marque une pause) Nous formons une petite communauté à nous toute. Carryl est cuisinière, Seva couturière, Louna agricultrice... Et moi, médecin.
— Vous montez une société à part ?
— C'est un peu ça.
— Pourquoi il n'y a aucun homme alors ?
Je pense encore à Sugaar. Je suis de plus en plus inquiète à son sujet.
— Ils ne veulent pas d'hommes.
— Qui ils ? Les Sentynels ?
— Oui, et puis, nous n'avons pas besoin d'hommes. Les hommes ne nous donnent plus d'enfants depuis longtemps.
D'accord, mais tout de même...
Quelles sont les attentes des Sentynels dans tout ça, et que proposent-ils en échange ? Que cherchent-ils en rassemblant ces femmes ? Est-ce pour cette raison qu'Aden est venu au Dôme ? Pour me recruter ? Est-ce que mon comportement l'a convaincu que je ne serai pas apte à vivre en société ?
Mes idées fusent en tout sens.
— Ils veulent créer une armée ?
Elle cache sous sa main un sourire un peu timide et rêveur.
— Non, ils n'ont pas besoin de cela. Nous désirons une vie calme. Construire une vraie famille, c'est tout.
Une famille ? Avec des Sentynels ?! Cela va à l'encontre du serment des Gardiens de la Vie, qui leur interdit formellement de former de tels liens. Selon ces lois, que j'ai étudiées en détail, une fois qu'ils deviennent Sentynels, ils ne peuvent entretenir aucune relation en dehors de leurs fonctions de reproducteurs officiels.
Les manipulations génétiques étaient censées empêcher toute remise en question des règles. Dès leur naissance, des croyances leur sont inculquées, faisant de leur mission une vocation sacrée.
C'est pour cette raison que toute attache émotionnelle envers un partenaire ou une famille leur est strictement interdite ! À moins, bien sûr, qu'il y ait une défaillance dans le conditionnement... Et il y en avait une, forcément. Je le savais.
Aden portait en lui comme un sentiment d'injustice, il sentait la révolte latente. Cela se voyait dans son regard, ce feu qui s'animait chaque fois que je parlais de liberté. J'osais croire — peut-être avec orgueil — que, s'il devait un jour s'écarter de son devoir, ce serait à cause de moi.
A-t-il pris conscience de sa grandeur ? A-t-il développé sa propre vision du monde ? S'est-il questionné sur le rôle de la société et rejeté la nécessité de ses lois ?
Je ne sais pas grand chose sur lui et ses pensées... Aden ne se confiait jamais.
Si les hybrides se sont sentis utilisés comme des outils ou des esclaves, n'est-ce pas normal d'aller contre un système qui leur prive de leur humanité ?
— Ce qui nous relie, c'est notre passage au dôme et notre rencontre avec l'un d'entre eux, poursuit Emmy. Tout comme toi, n'est-ce pas ? Je t'ai vu sortir de là-bas.
— Tu as été... positive, toi aussi ? m'exclamé-je tout bas, ne relevant que cette information.
Il est vrai qu'à Généapolis, ce sujet est un peu tabou. Une femme qui a survécu au processus et a eu une liaison avec un hybride est perçue comme une extraterrestre.
Elle fait oui de la tête.
— Tu as rencontré un Sentynel ? trouvé-je vital de la faire répéter.
Elle renouvelle son geste.
— Vous vous êtes...
— Accouplés, oui, confirme Emmy. J'ai été porteuse. J'avais 14 ans à l'époque.
Un tumulte d'émotions me submerge, compressant ma poitrine au point de rendre ma respiration laborieuse. Elle était si jeune ? Comment s'en est-elle remise ? Était-ce simplement un acte mécanique, ou est-il apparu autre chose ensuite ? Un lien beaucoup plus fort qui expliquerait qu'elle voyage avec eux aujourd'hui.
Et cette grossesse... est-elle arrivée à terme ? Si oui, qu'est devenu cet enfant ? Qui en est le père ?
Non, Ava. Ne pose pas cette question. Ils sont sept Sentynels, sept hybrides. Cela pourrait être n'importe lequel d'entre eux. Jusqu'ici tu en as vu quatre : Terrare, Deneb, Thénes et Aden. Il y en reste trois autres encore...
Emmy attrape mon poignet, me montre la trace de l'aiguille, là où se trouvait le bracelet. Je me libère l'instant d'après.
— Toi aussi, tu as été positive. Tu t'es liée avec l'un d'eux, me dit-il d'une voix douce.
Je déglutis difficilement, mon regard fuyant le sien. Je me mords la lèvre. Je ne peux pas lui dire la vérité : lui avouer qu'Aden m'a rejetée.
Emmy baisse le visage et ajoute :
— Nous sommes compatibles avec eux, poursuit-elle. Alors pourquoi accepter tous ces traitements et agents inhibiteurs alors que c'est ce qui maintiendra notre survie, le mélange des espèces de ce monde ? Tu t'es liée à l'un d'entre eux. Maintenant, tu sais à quel point les Sentynels originels sont... exceptionnels.
— Originels ?
— Les hybrides, les 7, ceux que ton père à créer, ils sont la source de vie. Les temps doivent changer, nous devons évoluer dans un passé révolu.
Je comprends ce qu'elle veut dire, j'y ai déjà réfléchi. Le transhumanisme a été rejeté il y a longtemps par la Table des 4, au nom de l'éthique, pour préserver l'humanité dans son état le plus pur, le plus primitif. Un Homme ne sera manifestement jamais un Hybride. Je le comprends à présent. Ce qu'à voulu dire Aden au dôme lorsqu'il nous comparait tous les deux. Sans inhibateur, les êtres qui naîtraient de notre accouplement serait d'une toute autre race que l'espèce humaine, ce ne serait pas des hybrides maîtrisées et créés dans un laboratoire. Cette race serait libre d'évoluer génétiquement comme elle l'entend, elle créerait des Chimères.
— Ne t'inquiète pas, Ava. Je prendrais soin de toi et de ta grossesse. Tout se passera bien.
Emmy place sa main sur mon épaule, puis la retire doucement, respectant d'elle-même mon espace. Je secoue la tête, car toutes les idées me remues au plus profond de mon être. Je n'ai pas eu de relation avec un Sentynel. Je ne fais pas partie de leur groupe.
— Je ne suis pas enceinte, envoyé-je soudain.
— Tu as été emmenée au Dôme, Ava. Ça arrivera peut-être.
Non, car je n'ai pas été au bout du processus de fécondation ! Il s'est arrêté prématurément...
— Il existe un ailleurs, affirme Emmy. Des villages où la vie s'écoule paisiblement, c'est là où nous allons. Tu pourras élever ton enfant comme tu l'entends, vivre où tu veux. Nous sommes ici par choix, toutes autant que nous sommes.
Elle s'interrompt quelques secondes, puis reprend :
— C'est ça, notre conception de la liberté. Nous voulons construire quelque chose qui a du sens, avoir des enfants, qu'importe les risques. Nous le prendrons comme nos mères avant nous.
Qu'est-ce que les Sentynels ont à gagner à procréer avec des humaines ? Pourquoi cela aurait de l'importance pour eux puisque qu'ils semblent être au-dessus de tout ? S'ils ne veulent pas d'armée alors pourquoi auraient-ils pitié de jeunes femmes qui veulent avoir des enfants, puisqu'en plus ils sont forcés de les protéger, de les nourrir...? N'est-ce pas encore les chaines de la société qu'ils semblent avoir rejetées ?
Est-ce que le besoin de former une « meute » est dans leur gène, dans leur nature la plus profonde ? Une nécessité instinctive, comme chez les loups ?
— Ils nous ont choisi, c'est une chance, termine Emmy.
Aden ne m'a pas choisi... Ce n'est pas que je voulais coucher avec lui. Je n'aurais jamais accepté, de toute façon. Mais son rejet me brûle encore. Et maintenant, je me sens comme... mise de côté. Bien plus qu'insignifiante.
Pourtant, je dois avouer qu'il ne m'a jamais rien promis. J'ai fini par rêver toute seule de l'endroit où nous irions un jour de printemps. J'ai façonné mon monde autour des mots qu'ils n'a jamais prononcé. C'est tellement pathétique.
Je fixe à nouveau les filles qui se sont allongées et assoupies pour la plupart d'entre elles.
— Donc, en échange, ils vous utilisent pour leur plaisir ? demandé-je d'un ton plus tranchant que je l'aurais voulu.
— Pour leur plaisir ? Non, pas du tout, répond-elle.
Évidemment, je cherche à tout prix des éléments qui éviteraient de parler d'attachement ou d'amour.
Une pensée amère s'insinue en moi, s'enroulant autour de mon esprit comme du barbelé. Emmy si douce et bienveillante. Emmy toujours avenante. Emmy prête à tendre la main à quiconque serait dans le besoin, voilà tout ce que je ne suis pas.
Je ne peux m'empêcher d'imaginer qu'Aden préférerait une fille comme elle. Une fille discrète, mature, qui parle sans jamais hausser la voix. Une fille qui sait quand s'effacer, qui ne franchit jamais les limites. Une fille avec des traits purs, une voix cristalline et féminine. Pas une comme moi, trop rugueuse, trop grave... Trop tout.
— Seul Deneb semble en tirer un certain plaisir, dit Emmy en riant doucement, brisant le fil perfide de mes pensées.
— Je ne comprends pas ?
Elle détourne légèrement le regard, et son visage s'assombrit d'une tristesse que je ne m'attendais pas à voir.
— Ils ne ressentent pas de plaisir. Juste de l'envie. Tu t'en es rendu compte, non ?
J'écarquille les yeux.
— Comment ça ?
— Ils n'ont aucun plaisir dans l'acte en lui-même comme un être humain normal. Rien du tout. En revanche, ils ont des besoins tout comme les hommes. Ils ont cette envie et la mécanique fonctionne naturellement.
Je suis complètement assommée par l'information. Aden..., enfin les Sentynels en général, ne jouissent pas de l'acte physique ?! Cela me déstabilise. N'est-ce pas là l'un des piliers fondamentaux de toute espèce vivante ? La reproduction avec le plaisir qui en découle ? Même si je n'ai jamais expérimenté moi-même, cette idée me choque.
Les frissons reviennent, serpentant le long de ma colonne vertébrale. Emmy poursuit :
— Ils ont des aptitudes extraordinaires, mais aussi des défauts, comme tout ce qui est fabriqué par l'homme contre nature.
Je demeure un moment silencieuse. Même si je déteste ça, toutes mes pensées sont concentrées sur Aden et sur ce qu'il doit ressentir. Lors de notre baiser, j'ai ressenti des choses intenses que je n'ai jamais pu réexpérimenter. Ai-je été la seule à vivre complètement ce moment ?
— Tu tiens vraiment à risquer ta vie pour un enfant ? demandé-je au moment où Emmy se lève et s'apprête à quitter le coin de mur.
La vraie question est : es-tu amoureuse du Sentynel qui t'a fait un enfant ? Mais cette question me brûle la gorge. Elle sourit un peu, la blancheur délicate de ses joues laisse place à un rose pâle.
— J'ai déjà été porteuse et crois moi, je renouvellerai mille fois l'expérience si je le pouvais. Tu sais, sous leurs airs de brutes sanguinaires, ils sont gentils. Ils prennent vraiment soin de nous. Même Aden.
Au moment où elle a prononcé son prénom, mon ventre s'est comme rempli d'acide et la douleur remonte dans ma poitrine. Pourquoi l'a-t-elle mentionné, lui, en particulier ? Est-ce que mes soupçons sont fondés ? C'est Aden. Aden et elle...
Je tente de maîtriser mes émotions, de réprimer cette souffrance grandissante qui menace de me submerger. Je hausse les sourcils, feignant une indifférence que je suis loin de ressentir. La vérité, c'est que ça me blesse. Affreusement. Cette pensée me déchire, parce qu'un jour, Aden a cessé de prendre soin de moi. Et maintenant, c'est d'elle dont il s'occupe. Il lui voue sa vie...
— Tu as vécu avec lui, n'est-ce pas ? me demande-t-elle.
Je ne réponds pas.
— Tout le monde le sait ici.
Sauf lui, on dirait.
— C'est lui que tu as vu tout à l'heure à travers Deneb.
Je détourne les yeux, essayant de paraître détachée. Impossible tant je sens mes joues se crisper, mes lèvres trembler.
— Je... je ne sais pas, réponds-je abruptement.
— Aden est le plus solitaire d'entre eux. Je suis contente qu'il ait retrouvé une amie.
Une amie ?
Elle s'éloigne et tout ce que j'ai envie de faire, c'est de hurler.
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