Part 0.5 : Le baiser

Aden, 17 ans
Généapolis - Jour du baiser

                                             
J'embrasse Capela une dernière fois, puis jette un coup d'œil sur le sommet de l'arbre. Je surjoue comme d'habitude. Évidemment, je savais qu'Ava était là, planquée dans cette foutue cabane. Comme chaque fois, je devine ce qu'elle pense de moi. Et ça ne me plaît pas.

Je suis des yeux Capela quitter le jardin de mon père. J'attends quelques minutes qu'Ava pointe le bout de son nez et assume pleinement le fond de ses pensées. Mais, elle reste immobile à m'observer en catimini et ça me gonfle. Depuis combien de temps cette mascarade dure, sérieux ? Soulé, mains dans les poches, je rejoins le manoir.

J'entre dans ma chambre, descends la fermeture Eclair de ma combinaison, puis retire mon t-shirt que je balance dans la pièce.

J'ai un temps d'arrêt, car je sens sa fraicheur dans mon dos. Ava me mate. Ava m'épie. J'hallucine... J'expire d'irritation lorsqu'elle reprend sa route. Pourquoi je prête autant d'attention à une gamine comme elle ?

Parce que c'est elle...

La fille que j'aime.

Je grogne, râle entre mes dents. Je me dirige dans la salle de bain, me penche au-dessus du lavabo pour m'éclabousser le visage avant de tremper mes cheveux. J'ai besoin de me rafraichir. Je secoue la tête pour me remettre les idées en place.

Je redresse d'un coup la nuque, alors qu'Ava réintègre sa propre chambre, je sens ses émotions traverser les putains de cloisons. Je me sens dans ses turpitudes les plus secrètes. C'est la première fois qu'elle m'inclue, comme ça, dans ses besoins de femme.

Je sors de la salle d'eau, et aux aguets, fixe le couloir. J'ai un instant d'hésitation avant d'avancer d'un pas.

Ava... Je vais faire une connerie. Arrête. Ne pense pas à moi de cette façon-là. Ce n'est pas sain. Ces choses ne sont pas pour nous deux. Tu grilles les étapes.

Mais, n'est-ce pas ce que je voulais depuis le début ? Bien sûr... enfin, pas uniquement ce côté charnel qui me déboussole.

Je finis par mordre mes phalanges pour éviter de défoncer les murs entre elle et moi. Au lieu de ça, j'étouffe mon énervement. Je contre la tête lit, j'attends qu'elle cesse de penser à moi... comme ça.

Je finis par m'endormir. Elle aussi. Mais, ses pensées nocturnes surgissent brusquement, s'infiltrent dans mon sommeil, me perturbe puis me réveille pour de bon alors que ça prend en ampleur et ça se confirme avec le bruit de ses draps qui se froissent. Aussitôt, mes sens s'aiguisent en alerte alors que j'entends ses pointes de pieds fouler le parquet. Je me mets à trembler. Oppressé, je transpire. Le chaos semble inévitable. Je le sens arriver, comme on flaire la fin du monde.

Ma porte grince tout doucement.

— Que fais-tu là ? grondé-je, sans pouvoir ouvrir les yeux.

Elle approche d'un pas léger, puis grimpe dans mon lit. Ses pensées me gênent. Les miennes prennent un chemin qui m'effraie.

— Retourne dans ta chambre, je dors, la préviens-je, plus durement.

Elle glisse sous mes draps. Sa peau glacée fait frissonner la mienne. J'essaie de mettre de la distance entre nous. Elle babille des choses incompréhensibles, me raconte qu'elle n'est plus une gamine... Ah ouais ?

— Je n'ai jamais embrassé personne.

Je n'ai pas envie d'entendre ça.

— Tu n'as besoin d'embrasser personne, craché-je, énervé.

Je sens l'adrénaline qu'elle dégage et me tétanise. Ava lève le drap, faufile une de ses jambes dessous et s'assoit sur moi. Je redresse la nuque et je ne crois pas ce qu'elle s'apprête à faire.

Sa bouche tombe sur la mienne et je réalise à peine ce qui se passe. Ses lèvres sont douces, humides, en quête d'apprentissage. J'inspire bruyamment et c'est son parfum de miel qui me fait virer.

Je m'enflamme.

Putain, c'est Ava et ça fait des lustres que j'en rêve.

Ma langue pénètre sa bouche et va à la rencontre de la sienne incertaine et maladroite. Nos dents s'entrechoquent et je cherche à la mordre. Je refrène avec mal mes envies, mes pulsions, ma puissance. Je la serre contre moi, me frotte contre elle. Je râle comme un animal sans pouvoir m'en empêcher et paniqué à l'idée de l'avoir effrayée, j'ouvre les yeux. Elle me regarde déjà, ses iris me jaugent. Ma gorge s'assèche. Elle vit ce baiser à sa manière, pas vraiment comme moi.

Qu'est-ce qu'elle me veut ? Qu'est-ce qu'elle cherche comme ça ? Des sensations fortes ?

Tout ce qu'elle veut, je dirai oui à tout. Et quoi d'autre ? De l'amour ? Je mettrai l'univers à ses pieds si c'est ce qu'elle attend de moi.

Je pose mes mains sur sa nuque. Je retiens mes doigts de descendre sur ses seins. J'ai une peur bleue qu'Ava m'échappe. Mon cœur prend un rythme sourd. Je vais la toucher, comme je n'ai jamais osé le faire. Je ne voulais pas aller plus loin, seulement mes doigts me démangent.

Ma chambre se rapetisse à mesure que j'étouffe mon désir. Il est de trop grande échelle. Ava est si menue contre moi. Je vais la blesser. J'en ai conscience. Je me bride à me couper la respiration.

Je réussis à me calmer au prix d'un effort incroyable et me concentre sur elle. J'explore, décortique, cherche ce qui peut s'apparenter au moins à de l'estime. Ce baiser est si silencieux.

Il me torture...

Car malgré mon obstination, je ne trouve rien. Pas même un dixième de ce que je ressens, si ce n'est qu'un intérêt si pâle que je rougis de honte dans le noir.

De la curiosité, de la jalousie, oui... mais surtout de l'égo serti d'égoïsme, voici ce que je découvre dans les recoins de sa tête.

Une sueur glaciale déferle dans ma nuque, puis descend le long de mon épine dorsale. J'ai beau connaître par cœur ces traits de caractères, qu'ils soient collés à Ava pendant que je l'embrasse est un coup dur de trop. Un liquide corrosif se déverse dans mes veines et je dois retenir un gémissement malade.

Il fait si chaud, j'asphyxie. Je me suis emballé. Pour rien. Finalement, elle est comme tous ces autres. Je ne suis qu'une curiosité pour elle.

Constatant cela, je perds mes repères et le goût de la vie en à peine une seconde. Bizarrement, mon agacement réveille un désir sans précédent et avec horreur, je me sens gonfler encore plus fort dans mon pantalon. Vu la situation, il n'y a rien de normal à cela. Mais, qui a dit que j'étais normal ?

Mon baiser se fige, attendant la fin. Ce qui ne tarde pas, comme son regard stupéfait qu'elle ouvre sur moi.

Désabusé, je montre les crocs.

Quoi ?! Elle a treize ans, certes et pourtant... elle aime et respecte déjà tant les héros de ses livres, pourquoi pas moi ? Pourquoi ?! Il doit y avoir une raison ?!

Évidemment, il y en a une. Je ne suis qu'une expérience pour elle. Une putain d'expérience !

Je la repousse et me dégage du lit. Ma respiration est de plus en plus courte. Je perds l'équilibre. Tout s'entrechoque dans ma tête de façon irraisonnable. Je risque un dernier coup d'œil.

Elle est à genoux sur mon lit, joues rosies, bouche gonflée et brillante, doigts accrochés à mes draps. Une image qui me ferait perdre les pédales. Je ferme les yeux et les poings, serre les dents.

Tout se trouve emmêlé et confus dans ses pensées, seulement je distingue nettement ce pan de gloire en toile de fond. Cet odieux sentiment de victoire qu'ont les hommes lorsqu'ils viennent d'obtenir ce qu'ils veulent.

Cet instant est lourd, pesant, répugnant. Elle n'en a rien à cirer. Elle ne trouve absolument aucun intérêt à être avec moi. Tant de temps à l'attendre pour comprendre qu'elle ne m'aimera jamais même en lui donnant tout ce que j'ai.

Pour la première fois, je ressens au sens physique le mot humiliation. Une pulsion assassine me gagne. Je vais la tuer. Les frissons rejoignent ma nuque, mes mains. J'essaie de me raisonner. Je me mords la langue, puis suffoque soudain, tremblant de rage. Je suis écœuré de tout et surtout de moi-même. De mon comportement de chaque jour, de ses dernières années, de la façon dont je lui ai permis de me toucher, de me grignoter l'esprit, quand elle me regardait ou se sentait en sécurité dans mes bras. Je me rends compte que je suis en train de la haïr bien plus que quiconque sur cette terre. C'est même bien plus profond que ça.

Je t'ai tout donné, même quand ça m'était impossible. Pour toi, j'ai outrepassé mes limites, j'ai appris à souffrir en silence, j'ai contrôlé mes émotions, que ce soit ma colère, ma souffrance pour ne pas t'atteindre, pour ne pas te blesser, voire pire. Mais qu'as-tu fait pour moi ? J'ai fermé les yeux sur toutes ses émotions pourries qui t'habitaient. J'ai préféré voir le positif en toi, mais au final, je me suis voilé la face. Je refusais de voir que tu n'étais qu'une égoïste égocentrique, je voulais y croire surtout quand tu me montrais cette autre facette de toi, désintéressée, qui m'apaisait, qui me donnait envie de passer des heures à t'écouter. Mais au final, tu n'es guère différente de ce monstre que tu t'imagines être ton père. J'ai accepté de prendre pour toi à chacune de tes conneries, peu importe ma peur quand je n'étais encore qu'un gosse. J'ai tout encaissé pour toi. Mais je réalise pour de bon que je n'ai été qu'un passe temps, le caprice d'une enfant, puis le trophée d'une adolescente en mal de sensations. Tu m'as massacré à ta manière, et je t'ai laissé faire. Alors, c'est seulement me piétiner, me ronger jusqu'à la moelle qui comptait pour toi ? Parfait. Garde les morceaux que tu m'as dérobé, gave t'en autant que tu veux, je ne t'offrirai plus rien.

— Ad...

Non, je ne supporte plus de l'entendre. Elle ne doit plus prononcer mon prénom. Il ne signifie rien pour elle. Je la chasse sans autre forme de procès.

— Bordel ! Sors d'ici !

Ma voix est si rauque, si assassine qu'Ava quitte ma chambre en courant.

Je reste debout, hébété et laisse doucement la haine m'envahir. Mes doigts viennent appuyer sur mes yeux. Ils me tordent de douleur. Je me sens sur le point d'exploser. Ça va faire mal. Je dois me barrer.

Je sors de ma chambre en trombe, je descends les escaliers et dans le hall, je percute mon père. Sous le choc et déséquilibré, il recule de deux, trois mètres et finit le cul par terre. Les papelards qu'il tenait en main se sont étalés tout autour.

Médusé, il m'observe.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?! Ava ?...

Mon état d'énervement lui mets la puce à l'oreille. De toute façon qui d'autre qu'elle pourrait me mettre dans une telle colère entre ses murs en l'absence de mon géniteur ? 

Je fais non de la tête. Mais, il devine que j'ai déconné. Il sait ce qui se passe dans ma tête. Depuis toujours.

— Stupide créature. Tu as enfin compris... Hein ! Tu as enfin compris !

Je rire de dégoût. Tel père, telle fille.

Je n'attends pas une seconde de plus et fonce à l'extérieur. Je traverse le Kremlin, ne sachant pas trop où je dois aller, où est ma place. 

Ma vue devient opaque, brouillée par la pression qui s'accumule dans mon crâne. Des éclairs blancs traversent mon champ de vision, puis tout revient clair par intermittence. J'essaie de me contrôler, de me fermer, en vain.

La mâchoire serrée et les poings compacts, j'essaie d'empêcher un liquide épais de couler de mes yeux brûlants. Mes veines gonflent, palpitent sous ma peau tendue. J'ai envie de vomir le goût métallique dans ma gorge, le goût de ses lèvres. 

Mes pas claquent sur le pavé alors que accélère. Les bâtiments du Kremlin défilent à toute vitesse. Les lumières des lampadaires zèbrent les murs de pierre étouffant. J'essaie de fuir ce que je ressens. Mais c'est inutile. Comment s'échapper de soi-même ? 

J'arrive de moins en moins à respirer et bientôt, je titube.

Le portail de l'école militaire apparaît devant moi, ses grilles baignées de lueurs rouges et bleues. Le faisceau des tours de garde balaye l'obscurité, avant de se focaliser sur moi. 

C'est trop tard. C'est bien trop tard...

Au moment où j'entre dans l'école militaire, mes émotions foutent le camp comme une digne qui cède et c'est tout ce qui me fait du bien. La décharge se répand autour de moi. Je l'entends heurter les murs, se faufiler sous les portes, se glisser dans les poumons, s'accrocher aux êtres qu'elles trouvent.

Les premières secousses sont silencieuses. Des souffles coupés. Des tremblements incontrôlables. Puis, le chaos s'installe en quelques secondes.

Des cris de terreur fusent dans la nuit, brisés par des sanglots étouffés. 

Chaque pas que je fais enfonce un peu plus mon mal être dans la chair des autres. Ils suffoquent dans le dortoir, pleurent, tremblent, pris au piège dans le maelström de mes émotions. Ma colère devient leur douleur. Ma détresse leur agonie. Mon mal broie leur cœur. 

Je tombe à genoux au milieu du grand hall.

Des voix s'élèvent, des ordres sont criés. L'alarme stridente retentit.

Les soldats accourent, armes en main, formation impeccable. Ils pensent pouvoir me stopper. Ils se trompent. L'un après l'autre, ils s'effondrent avant même d'avoir levé leur fusil. Leurs corps chutent lourdement sur les dalles froides.

Des voix hurlent mon nom. Je reconnais celles de mes compagnons d'armes. Ils essaient de m'atteindre, de me raisonner. Mais il n'y a plus rien à raisonner. Je sais exactement ce qui se passe, je me transforme en grenade. Et clairement, je n'en ai plus rien à foutre. Fallait pas me dégoupiller.

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