Part 0.2 : Bien trop belle

Aden, 17 ans

Généapolis - 2 mois avant le baiser

Je suis cassé, irrité, blasé tout ce qu'il faut pour passer une mauvaise soirée. Les mains dans les poches, je regagne le manoir. Sous mes semelles, les éternelles dalles en pierre n'en finissent plus. Je les déteste, comme la place des Cathédrales que je traverse d'un pas rapide. Je parcours le parc arboré aux bancs rouges. Tout est trop clean. L'herbe n'est plus tondue depuis des lustres, sans eau rien ne pousse dans cette foutue citadelle où j'étouffe. Je saute par-dessus la balustrade, traverse la route en béton craquelé par endroit par la chaleur et le soleil.

Le manoir se distingue sous les pins asséchés, figé dans l'air irrespirable. Plus je m'en rapproche, plus mon besoin de vivre ailleurs devient tenace. Le portail grince quand je le pousse pour pénétrer sur la propriété.

Cette maison autrefois édifiée près du lac Volga appartient à la famille de mon père, derniers membres de l'aristocratie Russe. Sur ordre de ce dernier, elle fut déconstruite pierre après pierre et réédifiée au fin fond du Bolshoi Kremlinsky Square juste pour ses beaux yeux. Un de ses premiers caprices. Le second fut de vouloir coûte que coûte un fils. Plus parfait encore que tout ce qu'il avait déjà créé. Il s'était réservé la crème. Des chromosomes supérieurs aux autres selon lui. Et, a choisi ma mère pour les porter.

Mais, très vite, j'ai investi le corps de sa femme, m'accrochant comme une sangsue. J'ai pompé son énergie. J'étais invasif, trop fort, j'avais trop faim pour sa frêle anatomie. Elle n'était pas taillée pour me porter, encore moins psychologiquement. Son organisme ne supportait pas le mélange de mes gènes avec les siens qui se sont mis à me repousser comme un corps étranger. Le cerveau de ma mère s'est trouvé dérouté, vidé par la soif de mes fréquences cognitives. Ses yeux se révulsaient constamment quand j'étais en activité. Rapidement, elle est tombée dans le coma. J'ai tout aspiré d'elle, émotions, sentiments, conscience. Ses battements. Sa beauté.

Mon père a joué sur la corde raide, tentant de nous maintenir en vie tous les deux, ce n'est qu'ensuite que ça s'est gâté. Quand il a compris que j'étais en train de la tuer. Il a tenté de m'avorter plus d'une fois, mais le fœtus avait senti le danger extérieur et un système d'autodéfense s'est activé. Je me suis accroché à ma mère, cramponné aux parois de son utérus et le poison que le professeur administrait ne faisait qu'empirer les choses. Sous ses yeux, sa magnifique femme périssait.

Lorsqu'elle m'a enfanté, il a compris que l'être qu'il aimait le plus au monde et avec lequel il rêvait de partager sa descendance, n'était plus qu'un légume avec lequel il ne partagerait plus rien. Là encore, il s'est acharné, lui laissant un corps sans pensées.

J'ignore ce que j'ai pu hérité de mon père. Je ne me sens aucunement en adéquation avec ses choix, ses qualités. C'est un homme fourbe, faible, peureux et dans ce caractère, je ne m'y reflète absolument pas. Pourtant, Ava semble l'idéaliser. Elle le voit comme un scientifique, intelligent et sage alors que je ne perçois qu'égoïsme et surestime de soi.

Moi, je suis un garçon simple. Je ne me pose que très peu de questions sur la vie contrairement à Ava. Si nous n'avions pas grandi ensemble, je me demande même si elle m'aurait adressé la parole.


Il ne fait pas encore nuit, le soleil décline lentement dans mon dos et éclaire de ses reflets orange la façade triste en pierres grises glacées. Et puis, un éclat d'une pureté sans pareille vient égayer ce monstre de granit.

Ava.

Son sourire apparaît à la fenêtre du rez-de-chaussée. Elle n'a que ça a faire de m'attendre comme une chouette. Il faut croire que oui... Je fronce les sourcils pour lui marquer ma désapprobation. Évidemment, ça ne l'arrête pas. Dès qu'elle me voit, son visage s'illumine, puis disparaît.

D'où je suis, j'entends sa course folle. Ses talons qui claquent sur le parquet du salon, puis son dérapage dans le couloir. Elle court aussi vite qu'un lièvre. Je crois bien qu'elle se tape l'une des doubles portes du couloir. Je l'entends jurer, ça me fait sourire.

Mon cœur palpite, se gonfle d'oxygène à mesure qu'elle approche. Quand sa silhouette jaillit et s'immobilise sous la porte d'entrée, j'en ai le souffle coupé. Bien en appui sur ses jambes nues et galbées, se tenant l'épaule meurtrie, chevelure décoiffée, elle est sublime et mon corps réagit immédiatement.

Une épaisse mèche châtain ondulante tombe au creux de sa poitrine dévoilée par cette large chemise en coton, déboutonnée bien trop bas.

Je salive, grogne intérieurement. La regarder grandir n'est pas bon pour ma santé mentale. Voilà exactement pourquoi, depuis quelques jours, je rentre à reculons.

Blinde-toi ! Contiens-toi ! Ne lui offre aucune ouverture. Ça ne sert rien...

Arrêtée sur le seuil, Ava prend une profonde inspiration tout en me regardant droit dans les yeux, comme si c'était un moyen pour elle de me harponner. Sa bouche pulpeuse, son regard franc et pétillant de vie, tout ce qu'elle dégage me donne des envies passionnelles, animales aussi. Un frisson dévale mon abdomen et gagne mon entrejambe. Je me sens nerveux à l'idée qu'elle m'approche. Bordel, cette fille me perfore le cœur.

C'est ainsi tous les jours, depuis quelque temps. Elle, moi, et entre nous, ce gouffre de malaises. Un supplice de plus en plus douloureux pour moi.

Je sais qu'elle se freine de ne pas courir jusqu'à moi. D'un regard, je l'incite à rester là où elle est. À chaque fois, elle est déçue. Mais, cette déception, je la garde pour moi. Tant que je la déçois, j'existe un peu.

Je serre les mâchoires pendant que je passe à son côté.

— Tu es rentré...

Je hoche le menton. Autrefois, j'aurais réagi avec sarcasme à sa remarque. À présent, je ferme ma gueule.

J'inspire et son odeur intime de femme mélangée au savon qui a servi à laver sa culotte pénètre mes narines. Mes doigts toujours fichus dans mon pantalon, je serre les poings. Mais, mon regard s'attarde sur ses jambes. Erreur.

— Tu devrais t'habiller, la grondé-je.

— Il fait trop chaud !

C'est clair...

Je parcours le couloir, me rends à la cuisine, Ava sur mes talons. Énervé, j'ouvre la porte du frigo et saisis les restes de midi. Ava ne finit jamais un seul de ses plats. Elle a l'appétit d'une souris. Je m'assois devant la table et mange le pot au feu avec les doigts. Je déteste ces putains de légumes, plus aujourd'hui qu'un autre jour. J'ai besoin de chair.

Ava s'installe face à moi. Elle triture sa fichue mèche folle, l'enroule autour de son index une dizaine de fois, comme pour finir de me dégommer la cervelle. Je me constitue le masque des circonstances d'urgence : l'indifférence.

— J'ai pensé à un truc.

D'un coup d'œil, je constate qu'elle s'agenouille sur la chaise et se penche en avant, coudes sur table.

— Quand je pourrai enfin sortir de cette prison, nous devrions sauter au-dessus du mur.

Elle lève sa chemise et extrait, coincé sous l'élastique fin de sa culotte, un tube en papier qu'elle déroule devant moi. J'ai eu le temps de voir sa hanche et son nombril...

Pétage de câble imminent.

— J'ai trouvé un plan de la cité et certains endroits sont loin d'être hauts. D'ailleurs, je ne comprends pas que personne n'ait jamais fait le mur...

Je lève lentement les yeux et je tombe sur sa poitrine qui s'épanouit de jour en jour et qu'elle écrase à présent un peu trop contre la table. La peau dorée de son décolleté me fait frémir.

Comment peut-elle être si immature avec un corps pareil ? Parce que c'est une gamine, sale connard ! À partir de quel moment, mes pensées ont perdu tout sens moral ? Son odeur, bordel, c'est à cause de ça !

Je m'attarde sur l'expression concentrée de son visage, ses petites taches de rousseur qui poudrent son nez, sa bouche qui bouge sans s'interrompre, puis encore sur ses seins qui malgré les trente-cinq degrés pointent à travers le tissu.

— ... ça parait si fabuleux à l'extérieur. J'en rêve. Tu crois qu'il y a des gens, là dehors ? Si tu veux mon avis, il y en a plein. Comment ce serait possible autrement !?

Ses hormones lui jouent des tours. Il y a trop de putains de princes charmants dans sa tête, comme dans ses bouquins à l'eau de rose. La projection entre un roman épique et sa propre vie est facile. Une princesse coincée dans une haute tour rêvant de fils de p...

Bref, l'envie de la faire taire n'est pas nouveau, en revanche le désir fougueux et la jalousie beaucoup plus. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point penser à ses imaginaires relations me contrariait. Combien cette possessivité me tordait les boyaux.

— Tes yeux sont bizarres. Tu penses à quoi ?

Pris sur le fait, je secoue la tête, baisse la nuque et me frotte les paupières du revers de la main.

Je crachote un :

— Rien.

Son corps me revient en tête. Son parfum particulier d'aujourd'hui me fait trop d'effet. Mes veines palpitent. Ma tension augmente, ma chaleur corporelle aussi. Mon cortex devient aussi vide qu'une coquille. Dans ces conditions, je n'ai que très peu de maîtrise.

— Je lis tellement de choses contradictoires sur ce qui s'est passé... Il y a des incohérences. C'est effrayant de ne pas pouvoir réellement comprendre les raisons de notre extinction. Que pensent les gens de la ville ? Se posent-ils des questions ?

Son odeur... m'entête. Merde, elle est en pleine ovulation ! Je dois arrêter de respirer.

— ... J'ai tellement hâte d'entrer à l'école et de pouvoir enfin partager tout ce que je sais. En s'y mettant à plusieurs, nous trouverons la clé du société plus juste et des méthodes de conception moins barbares. Tu te rends compte qu'encore cet après-midi pas de naissance et une personne est morte. Je dois...

Faire abstraction...

— Aden ? Tu m'écoutes ?!

Sa main touche mon avant-bras. Poussé par l'instinct de préservation, je me lève d'un bond. Ma chaise bascule et percute le sol en un bruit tonitruant. Je la foudroie du regard.

La repousser pour son bien, me crie ma conscience, ou m'enfoncer en elle de toute mon âme jusqu'à ce que mon être s'y perde. Éviter de lui faire du mal ou assumer mes pulsions perverses. Là, clairement, mes contradictions me déchirent.

— Eh ! Ad...

— Qu'est-ce que tu me veux ?! craché-je, furibond.

Son regard cherche le mien. Mais, la panique est trop présente. Une tristesse envahit son visage et cette fragilité me brise. J'aimerais ne pas être si dérangé et simplement la regarder sans penser, sans trembler.

— Je voulais juste parler un peu.

Je la considère, horrifié. Je la désire comme il ne me sera jamais permis. C'est atroce. Pitoyable. Ça me bouffe. Ça me crève.

— Laisse-moi tranquille.

Je continuer de la toiser tout en reculant avant de quitter la cuisine.

*

*            *

« — Aden ?

Allongé sur mon lit, bras derrière la nuque, je reste à contempler le plafond. De sa petite voix innocente, elle m'appelle une seconde fois depuis le seuil de ma chambre. Malgré mon mutisme délibéré, elle n'attend aucune invitation pour entrer, évidemment... Pour la première fois, je doute. Il est peut-être temps de rester à la caserne, même la nuit. De ne plus m'entêter à revenir ici chaque soir et arrêter mes conneries.

Elle avance jusqu'à mon lit. Je la sens grimper pour s'installer près de moi. Ses longues jambes s'entremêlent aux miennes. Son bras traverse mon torse. Ses doigts fins s'enfoncent dans mes cheveux. Je frissonne jusqu'au bout des orteils... Elle ne lâche pas l'affaire. Elle pose son front contre ma tempe et murmure :

— Tu arrêtes de faire la tête ?

La gorge nouée, je ne peux répondre.

— Qu'est-ce que tu as ? Pourquoi c'est de plus en plus bizarre entre nous ?

Pourquoi ? À cause de mes pensées devenues immorales. Mes sentiments qui ne cessent de se développer. Mes mensonges qui me bouffent. Et, c'est de plus en plus dur de regarder la fille que je retiens en otage sans être rongé de remords.

J'avale ma salive et ferme les yeux. J'enferme sa vague de tristesse dans la mienne et apaise Ava en prenant sur moi. Elle s'endort quasi instantanément.

Juste à ce moment-là, je l'enlace et la serre fort contre mon torse. Et, comme chaque jour, depuis un moment déjà, je me dis que demain, je la laisserai voir la lumière du jour. Oui, demain, je la libère, je me le jure...

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