Chapitre 4 - Recrutement
Je me réveillai, la nuque endolorie de la position inconfortable qui m'avait soutenue des heures durant. La journée, la soirée et même la nuit avaient filées à une vitesse folle, dévoilant déjà les premiers rayons matinaux du soleil. Je m'étirai douloureusement, sentant mes articulations craquer à mes mouvements. J'avais dormi trop longtemps. J'étais affamée, assoiffée, et j'avais une affreuse envie de faire pipi.
Je m'attelais d'abord à ce dernier besoin, libérant ma vessie douloureuse de son fardeau. Si seulement tous les problèmes pouvaient être aussi simplement réglés.
Je ne voulais toujours aucunement m'habiller. Plus qu'une simple envie, c'était une véritable répulsion. Je développais une phobie du toucher, des vêtements. Même ma propre peau semblait me déranger.
Alors je me contentais de prendre une bonne douche et de m'attacher les cheveux dans un chignon approximatif. Étrangement, les cheveux ne me dérangeaient guère.
Même arrachés de ma tignasse, ils ne me répugnaient jamais. Pourtant, je connaissais nombre de personnes considérées normales qui étaient dégoûtées par eux. À partir du moment où les cheveux n'étaient plus implantés sur un crâne, ils semblaient haïs par tous les individus.
Pour ma part, un cheveu propre m'appartenant demeurait propre s'il venait à tomber sur mon épaule. Malgré tout, je ne pouvais paraître normale avec de pareilles réflexions.
Toute à mes pensées, je me rendis dans la cuisine où je broyais une poignée de grains de café. L'odeur alléchante qui s'élevait du moulin me fit fermer les yeux, appréciant les effluves délicats de ce parfum chaleureux. L'eau était chaude, la bouilloire sifflait sur la plaque allumée. J'éteignis le gaz et versais l'eau en cercle sur le filtre à café. Un fin filet vint mouiller la poudre marron et des gouttes de la même couleur s'échouaient plus bas dans un -ploc, ploc- réconfortant.
L'odeur ambrée et corsée se répandait dans toute la pièce, me faisant saliver. Laissant la cafetière manuelle de côté pour prendre ma tasse, je humais l'expresso du plus près de mes narines. Avec délectation préméditée, je portai la tasse à mes lèvres, inclinant la anse pour faire basculer le liquide sombre et brûlant.
Toutefois, au moment où le précieux café vint toucher ma lèvre supérieure, le son strident de la sonnette retentit, me faisant sursauter vivement.
Dans le choc, j'avais à moitié renversé le liquide, me brûlant la poitrine nue. Je me précipitais vers l'essuie-tout pour éponger les dégâts. Heureusement, je ne m'étais pas brûlée. Je fusillais la direction de la porte d'entrée du regard.
— Qui est cette andouille qui sonne à ma porte ?
Je posai ma tasse, patientant quelque peu. Personne ne sonnait jamais, mis à part les rares démarcheurs fortement agaçants. Lorsque j'attendais suffisamment longtemps, ceux-ci finissaient toujours par penser qu'il n'y avait personne et repartaient aussitôt.
Mes doigts fins tambourinaient machinalement ma hanche nue, je me trouvais figée dans une posture crispée, guettant le départ de l'importun. Qui sonna une seconde fois.
Agacée, j'allumais l'écran lié à l'interphone, pour observer mon démarcheur. Un uniforme de camouflage, un air placide planté sur son visage. Un militaire, à n'en pas douter. Avec agacement, j'activais le microphone.
— C'est pour quoi ?
— Je distribue les lettres de réponse pour l'entretien que vous avez passé hier, pour le recrutement de l'Armée.
— D'accord. Mettez ça dans la boîte aux lettres blanche, à votre gauche, contre l'entrée du portail.
Prête à raccrocher, celui-ci ne voulait toutefois pas que je m'en tire aussi facilement.
— C'est à remettre en mains propres uniquement, précisa-t-il.
— Il va falloir faire sans, je suis complètement nue, arguais-je en clamant la vérité.
L'homme ne cilla pas un seul instant.
— Je peux patienter. Vous pouvez vous vêtir, je vais attendre.
— Je n'en ai pas la moindre envie, désolée. Je suis là, c'est pareil que si vous me la tendiez vous-même, non ?
— Non.
Un soupir m'échappa, et d'une pression de bouton, je lui ouvris le portail.
— Vous l'aurez voulu, grognais-je.
Je le suivis des yeux quelques secondes avant de le voir disparaître de la caméra. Je me dirigeais sur le seuil de la double porte de la maison. Un espace d'un mètre carré formait l'entrée, le lieu dans lequel je recevais des livraisons, mais aussi celui où je désinfectais les objets venant de l'extérieur, avant qu'ils ne franchissent le seuil de mon lieu de vie.
Je passais des gants transparents pour protéger le militaire, et même leur contact me fit frissonner. Décidément, l'impossibilité d'enfiler le moindre bout de tissu se confirmait.
Au même instant, l'homme toqua quelques coups contre la porte, et je l'entrebailla rapidement. Je tombais face à un regard brun chaleureux et à des traits faciaux emprunt de douceur. Ses yeux restaient fichés bien droit dans les miens lorsqu'il me tendit la lettre.
Un homme pour le moins respectable. Je ne savais pas si j'en aurais fait de même, à sa place. Et je ne lui aurais pas jeté la pierre d'agir ainsi. Je saisis l'enveloppe du bout des doigts, prenant soin de ne pas entrer en contact avec les doigts du militaire.
— Vous êtes bien Elvilyre Jönsson, née le trente-et-un décembre 2099 à minuit pile ?
— Vos informations sont exactes.
Alors seulement, il lâcha le bout de papier, me faisant soupirer de soulagement. Il ne put visiblement pas non plus retenir son regard une seconde de plus, comme s'il avait été délivré de son devoir en livrant la lettre. Je vis ses yeux parcourir lentement mon corps blafard, dépourvu de courbes sensuelles.
L'homme n'était toutefois pas concupiscent, ni même vicieux. Seulement, son observation était celle d'un médecin qui examine une patiente. Impassible, il prenait note des détails de l'ampleur des dégâts. Mes muscles trop maigres, mes os fragiles, ma peau rougie, mes yeux cernés.
Mon corps éreinté, maltraité et négligé.
Son expression morne d'une rigidité académique me fit presque de la peine, rappelant à ma conscience que mon corps abîmé était aussi indésirable que mon cerveau était détraqué.
L'homme était toujours dans l'entrebâillement de la porte, n'esquissant pas un geste pour partir. Cet attardement ne me fit pas de mal, apaisant quelque peu mon sentiment d'infériorité. Je pus même me plonger dans la contemplation de son corps athlétique, de ses cuisses bien larges, et de ses grands pieds, me demandant si par hasard... comme s'il y avait la moindre chance que j'obtienne la réponse un jour de ce questionnement déplacé.
Ma malédiction, celle de la mysophobie combinée à ce pouvoir dévastateur, était bien celle de ne pas pouvoir céder aux tentations qui nécessitait la présence d'un autre individu que soi-même.
Bien sûr, même sans pouvoir prendre d'amant, cela ne m'empêchait pas de m'adonner à des petites séances de bons temps. Être vierge ne signifiait pas pour autant d'être dénuée de désir sexuel, ni d'expérience. Internet pouvait être une véritable mine d'information pour ceux qui étaient désireux d'apprendre.
À présent, je regrettais quelque peu le regard libidineux que je jetais à l'entrejambe du militaire, alors même qu'il se maîtrisait formidablement bien dans une situation plus déroutante que la mienne.
Je forçais mes yeux bicolores à rester fixés sur les iris brun chaud de l'homme. Son visage paraissait toujours détendu et paisible, comme dans l'attente d'un mot pour lui accorder son départ.
— Vous allez bien ? demanda-t-il finalement.
Son regard replongea délicieusement dans le mien, me faisant paraître ridiculement petite face à lui. Quoi que, avec son presque mètre quatre-vingt-cinq, il me dépassait largement. Je me sentis fondre sous sa vue, embarrassée par ma propre réaction. Il était plus que temps de prendre congé.
— Non, pas vraiment, déglutis-je en avalant ma salive en surproduction. Mais ça va aller. Ça ira même mieux plus vite, quand je pourrai rentrer.
Il hocha la tête, prenant en compte ma réponse ambiguë.
— Je vois. Nous nous recroiserons peut-être. Au revoir.
Reculant sur le seuil du jardin, il ne me laissa pas le temps de le questionner. Déjà, il s'éloignait de la pelouse et rejoignit le trottoir. De loin, il fit un petit signe de tête, et se dirigea vers une moto pourvue d'une sacoche latérale. C'était probablement dans celle-ci que s'entassaient les Lettres.
Il enfila le casque, enjamba la bécane et partit sur la route. Sans doute en direction de la prochaine personne ayant passé son entretien la veille.
Je réalisai que je fixais encore la route seulement après avoir croisé le regard outré d'un passant, face à ma nudité. Comprenant rapidement mon erreur, je fermai le battant. Je jetai mes gants dans une petite poubelle métallique à clapet.
Un instant plus tard, après une brève pression contre un bouton sur le mur, un souffle d'air légèrement humide s'engouffra dans le petit espace. La zone désinfectée, la brume cessa de tout envahir. Je pouvais alors pénétrer dans la maison. Je me dirigeai vers les plans de travail de la cuisine. Le café avait tiédi.
Avec une moue, je portai la tasse à mes lèvres, fixant l'enveloppe marquée de mon nom. Ils avaient été hâtifs pour annoncer leur décision. Trop rapides à mon goût, même. Néanmoins, cela m'épargnait la déplaisance d'attendre leur verdict, probablement défavorable.
D'un coup d'ongle adroit, j'arrachai le pli et sortis la lettre de son emballage. Par expérience, je savais qu'il valait mieux se débarrasser rapidement de ce genre de broutilles, pour pouvoir vite passer à autre chose... ou commencer à l'accepter. Déjà, mes yeux parcouraient les lignes en diagonale, voulant abréger l'annonce de mon rejet.
À travers les lignes, des mots attirèrent mon regard, m'arrachant une crampe abdominale.
« convoquée ; recrutement ; entraînement ; soldat ; affectation »
— Je suis... acceptée comme nouvelle recrue ?
J'étais soufflée par le choc et le désarroi. Ma main crispée sur la lettre, je sentis la tasse glisser du bout de mes doigts. Elle glissa avec lenteur jusqu'à s'échapper de mon emprise. Bruyamment, l'objet de porcelaine se brisa sur le sol, éparpillé en morceaux tranchants. Leurs éclats cristallins se mêlaient à la tache sombre du café qui s'étalait, contournant gracieusement les obstacles.
Le spectacle avait un aspect fascinant, qui me perdit en contemplation quelques instants. Puis le café arriva contre mon pied, terminant son cheminement insensé. Il était glacé contre ma peau.
La sensation était somme toute à l'inverse de celle des larmes dévalant mes joues. Ces dernières étaient chaudes, presque trop brûlantes. Elles me piquaient les yeux, faisant battre mes paupières.
Je ne voulais pas aller me battre. Je ne voulais pas me rendre là-bas. Je ne voulais pas retrouver leurs chemins poussiéreux, leurs poignées de porte touchées par des centaines de personnes... et ces mêmes personnes, qui s'entassaient dans des dortoirs insalubres.
Non. Je refusais d'y mettre les pieds. Je ne pourrais même pas y passer une minute. C'était impossible. Je devais trouver une manière de refuser cette obligation. Quitte à m'enfuir.
Je relisais la lettre, comme pour trouver une échappatoire à ce destin qui se dessinait malgré moi. Jamais je n'avais détesté cette capacité, qui éloignait les gens de moi. Personne ne devait me côtoyer, personne ne devait croiser ma route, risquer de me toucher. Pas seulement à cause de ma capacité morbide, qui jusque-là m'avait rendu service.
Jusqu'à ce jour, elle ne m'avait pas fait défaut. Elle m'avait octroyé une excuse parfaite pour refuser les interactions, pour éviter que les autres ne s'approchent.
Je n'aurais jamais pensé qu'elle puisse me trahir ainsi. Puisqu'à cause d'elle, j'allais devoir vivre une vie qui ne me ressemblait pas.
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