Chapitre 3 - Bétadine
L'homme métis, un militaire visiblement bien entraîné, su cacher le fil de ses émotions à l'instar du rouquin. Néanmoins, ce ne fut pas le cas de la majorité des jurés, qui lancèrent un son de pur consternement.
— Brown est tout à fait propre sur lui, tenta de me rassurer le dragueur blond en s'étranglant de rire.
Voilà, on y était. Le mépris. Celui qu'on me lançait toujours après avoir compris la raison de ma froideur, l'explication de ma distanciation. Combien de fois avais-je déjà entendu cette phrase.
« — Quoi... tu me trouves sale, c'est ça ? »
Le pire n'était pas qu'on me pose la question, mais plutôt mon envie irrépressible de dire la vérité. Car selon moi... oui, ils me paraissaient tous sales. Moi-même, je ne dérogeais pas à la règle. J'étais aussi sale qu'eux, voire plus encore.
Par moment, je me faisais horreur et devais frictionner mon corps à la Bétadine, une fois, deux fois, parfois plus encore pour me sentir de nouveau humaine, de nouveau saine, de corps comme d'esprit. Bien que ce genre de comportement tendait à prouver que d'esprit, je ne l'étais guère.
— Quelqu'un m'explique ce qu'il se passe, ronronna la rouquine, qu'est-ce que c'est, Misolobe ?
— Quoi ? Tu ne connais pas ça non plus ? demanda l'autre femme sans cacher sa consternation.
— Ça me rappelle la soupe Miso... mais sinon je ne sais pas.
Sous le soupir d'exaspération collectif, ponctué une fois de plus par un mépris remarquable, j'osai enfin parler.
— Ne lui en voulez pas de ne pas connaître. Comment dire ? C'est une pathologie qui se traduit par... la peur des microbes, de la saleté...
— Ooh, vraiment ! ronronna la jolie rousse en me coupant dans mes explications.
Le malaise était toujours présent dans la salle, je le sentais presque enfler imperceptiblement. Heureusement, ils avaient cessé de s'avancer, laissant une distance respectueuse entre eux et moi.
— Et si nous désinfections le bras de Brown, seriez-vous plus sereine pour y poser la main, ou ne serait-ce que le doigt ? demanda tout à coup l'homme à la chevelure de feu.
Il semblait réfléchir depuis un moment et sa proposition n'était pas mauvaise, bien que cela ne me plaisait pas particulièrement. Brown, docile et conciliant, s'était déjà avancé, le bras tendu dans ma direction.
J'allais paraître folle mais je plongeai la main dans mon sac pour en sortir les lingettes désinfectantes. Je ne croisais le regard de personne, de peur de ne pas être capable de continuer mon entreprise. En quelques minutes, je désinfectais son avant-bras environ dix fois, avant de me sentir moyennement satisfaite.
Même dans ces conditions, j'avais peur de ne pas parvenir à entrer en contact avec sa peau. Je pouvais sentir les gouttes de sueur qui coulaient contre ma nuque et les tremblements dans mes jambes crispées. Mes yeux étaient rouges à force de me retenir de pleurer.
Mais le plus difficile était à venir. J'ôtais mes doigts un à un de mon gant droit, avant d'en sortir une main blafarde. Elle n'était pas blanche comme un membre de porcelaine mais plutôt d'une pâleur maladive, sans compter les plaies sèches qui la constituaient.
À force de trop nettoyer mes mains et de les assécher, la peau se mettait à craqueler, puis craquer, s'ouvrir pour former des plaques rouges et douloureuses. Malgré cela, je continuais à frotter, encore et toujours leur moindre parcelle. Nul ne pouvait comprendre ce sentiment, pas même un psychiatre, qui à défaut de comprendre savait compatir avec ma situation.
La main nue devant d'autres êtres humains, je me sentais toujours sans défense ni barrière. Ils me dévisageaient à l'instant même, je le savais. Pourtant, je pris courage en avançant vers Brown, qui avait le bras tendu depuis une dizaine de minutes.
Toutefois, il était resté totalement impassible et immobile, comme si son bras n'était pas douloureux, comme s'il ne trouvait pas ma main qui s'approchait répugnante. Il imitait une statue de cire, un objet inanimé, ne cillant même pas. En un sens, sa méthode fonctionnait sur moi, le voyant moins comme un être humain que comme un meuble.
Grâce à ses efforts, je pus avancer ma main jusqu'à venir frôler son avant-bras, ressentant à peine sa chaleur. Le contact fut bref et presque volatile, mais jamais encore je n'avais trouvé la force de tenter pareil exploit. Lorsque je parvins enfin à trouver la volonté d'y poser mon doigt, me disant que pour la première fois depuis dix-sept ans, j'allais pouvoir toucher un être humain, son bras se retira immédiatement de mon contact.
Alors, je regardai abasourdie son corps basculer au sol, tordu de douleur, m'arrachant le futile espoir de quelqu'un d'immunisé à mon toucher. Brown hurlait à plein poumon, comme si quelqu'un lui avait versé de l'acide au visage, ou comme si ses reins avaient été perforés de poignards acérés. Cela ne dura qu'une poignée de secondes, puis vint le calme olympien.
— C'est... balbutia Brown, c'est la première fois... que je ressens ce genre de douleur. Comme si mon corps tout entier avait cessé de vivre, l'espace d'une seconde.
— Je suis... sincèrement désolée.
— Je crois que... si vous aviez réussi à me toucher...
— Je vous aurais assurément tué, confirmais-je en remettant mon gant noir.
Je dus avoir l'air impassible mais je me sentis devenir livide. J'avais envie de vomir mais je préférais encore mourir que de laisser le contenu de mon estomac se vider par mon orifice buccal. Alors je crispais les poings et les orteils ainsi que la mâchoire avant de me cramponner à mon sac.
— Je n'ai pas ma place ici, murmurai-je lentement. Je suis sincèrement désolée.
J'attrapai une lingette propre pour ouvrir la porte et sortis précipitamment, traversant le couloir au pas de course. Dans le hall, je ne m'arrêtai pas devant la secrétaire une seule seconde pour me jeter sur la seconde porte qui me séparait de l'extérieur.
Peu importe la poussière, je voulais fuir ce moment cauchemardesque. Alors je courus jusqu'aux grilles de l'entrée, à peine consciente d'être suivie de près par un individu. Je n'avais pas non plus compris que des larmes acides coulaient à flot de mes canaux lacrymaux.
Je m'arrêtai seulement devant la grille, de peur d'être stoppée par des militaires qui prendront ma course folle pour une quelconque fuite. Je croisais une fois de plus le regard du blondinet maigrichon, qui semblait encore plus intrigué que lors de mon premier passage.
Il fixait le haut de ma tête, et je compris que je n'avais pas remis ma capuche, laissant bêtement mes cheveux de neige à la vue de tous. Rabattant le vêtement noir sur mon crâne, j'affrontai le regard qui semblait me brûler le dos.
Évidemment, c'était le rouquin aux allures félines.
— Elvilyre, ne partez pas comme cela, ce n'était pas votre faute.
— Je ne souhaite tuer personne, m'exclamai-je. Brown n'était pas réellement immunisé à tout, n'est-ce pas ? Vous m'avez menti ?
Le corps tendu et crispé, je perdis de ma contenance. Ma tendance à demeurer placide était chamboulée par la culpabilité et la peur. Depuis dix-sept ans, j'avais soigneusement évité le contact avec autrui, n'ayant pas une seule fois permis à un accident de se produire. À présent, je savais que j'avais fait le bon choix, nul ne devrait plus jamais me toucher.
— Je ne vous ai pas menti, jura le rouquin. Brown est immunisé, il ne craint pas les pouvoirs psychiques, ni tactiles... Il est même immunisé aux métamorphes, il les voit sous leur véritable apparence !
— Comment expliquez-vous qu'il se soit écroulé alors que je l'ai à peine frôlé ! J'ai failli tuer un innocent. Je ne veux pas...
— V-vraiment ? fit une voix enjouée à ma gauche.
Le jeune garde à la chevelure blonde me fixait, l'air ébahi.
— Vous dev-vez être sa-sacrément forte, alors.
— Je suppose que vous aussi, rétorquai-je avec une voix amère, ce n'est certainement pas votre physique qui vous a permis de rejoindre les forces armées.
Il sourit malicieusement à cette pique, laissant le suspens demeurer à son sujet. Dommage. Cela aurait pu être une maigre consolation de cette matinée gâchée inutilement.
— Monsieur, ne gâchez pas votre temps à me rassurer par de vaines paroles. Vous m'avez forcée à vous montrer de quoi j'étais capable... vous avez été servi. Néanmoins, je n'ai pas ma place dans une société d'individus.
Mes yeux s'agitaient nerveusement entre les deux hommes qui me faisaient face, évaluant les risques qu'ils entrent en collision avec moi. Jugeant leur distance correcte, je me détendis imperceptiblement.
— Elvilyre, au contraire, l'armée pourra vous aider à...
— Je vous arrête tout de suite. Le coupai-je avec rudeur. Je préfère rester solitaire et me cantonner à mes problèmes quotidiens. Je suis certaine que tous les membres du jury seront d'accord... personne ne voudrait prendre le risque d'engager une bombe à retardement qui se refuse à exploser. Sur ce, bon courage pour les entretiens à venir. J'attendrai la lettre de refus de recrutement avec impatience.
Sans lui laisser le temps de répliquer, j'entamais ma sortie de la base militaire. Avec nervosité, je regagnai mon domicile et dans le même élan, j'espérai retrouver ma vie insipide d'autrefois, quand je ne risquais pas de tuer une personne par mégarde, sous prétexte que cet individu était soi-disant immunisé à mon maudit pouvoir.
Ce jour-là, je ne m'étais encore jamais autant lavée. Tout le tube de Bétadine fut utilisé, jusqu'à sentir ma peau saigner sur mes mains, le sang se mêlant à l'orange du produit nettoyant. Il s'agissait presque d'un exorcisme, d'une incantation. Comme si la propreté et la souffrance pouvaient faire disparaître cette matinée de ma conscience.
Ma peau était devenue propre, enfin. Mes vêtements séchaient, après une dizaine de lavage intensif à la main. La poussière avait disparu, les particules sales avaient désertées ma maison. Pourtant, la sensation de dégoût persistait.
J'étais alors incapable de porter le moindre vêtement. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait, mais cela n'en demeurait pas moins déroutant. Depuis une application de mon smartphone, j'activais tous les stores qui se fermèrent simultanément à ma simple demande. La technologie avait l'avantage d'être capable de s'isoler tout en continuant à subvenir à ses besoins, sans l'obligation de côtoyer d'autres humains.
Malheureusement, bien que la vie était plus facile grâce aux technologies modernes, la vie n'en semblait pas moins morne sans la présence d'autres individus qui nous étaient semblables.
D'ordinaire, j'aurais travaillé sur mes dossiers, épluchant les rapports des employés de l'entreprise Tyxon que je conseillais. Seulement, ce soir, rien que l'idée m'écoeurait. Je ne voulais rien savoir, ni entendre parler les autres comme s'ils étaient proches de moi.
Je souhaitais rester seule avec moi-même pour unique compagnie. Une âme solitaire au corps blafard et maladif. Sous les lumières artificielles de mon salon, mes blessures apparaissaient nettement, contrastant de rose et de rouge la blancheur de ma peau.
Alors que j'étais en proie à la solitude, baignant dans ma douleur, je me sentis enfin vivante. Je m'accrochais à ce sentiment alors que je me recroquevillais, encerclant mes jambes de mes bras maigres, espérant oublier la douleur que m'avait procurée celle de Brown.
Je savais que jamais je n'oublierai, tout comme je n'avais jamais oublié cet homme dont j'avais pris la vie il y avait de cela trois ans. Rapidement, des perles salées dévalèrent mes cuisses, entraînant mon esprit dans un sommeil des plus agités.
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