Chapitre 1 - Convocation
Lorsque la Lettre était arrivée, ma vie en avait été chamboulée. L'Armée avait été formelle et sans détour : chaque individu, peu importe leur sexe, âgé de vingt à quarante ans, devait se rendre dans le centre militaire le plus proche dans l'optique de se faire enrôler. Ces derniers étaient présents dans chaque grande ville du pays, comme un rappel à la guerre incessant.
Le temps du choix était révolu, le pays se traînait de plus en plus vers l'Aube de la Guerre et les recrutements de l'Armée s'intensifiaient de jour en jour. Mes mains gantées étaient restées crispées autour du papier tandis que ma mâchoire se serrait douloureusement.
En effet, désormais les recrutements volontaires ne suffisaient plus à remplir leurs quotas : de moins en moins de jeunes voulaient servir de chair à canon. L'Armée sélectionnait selon plusieurs critères : notamment grâce à l'examen médical pratiqué aux vingt ans de chaque citoyen.
Cet examen servait principalement à déceler les mutations et à déterminer si les personnes possédaient une capacité et de comprendre son fonctionnement. Sur nos cartes d'identité, les capacités possédées par une personne étaient spécifiées par un sigle, représentant le type de ces dons.
Par exemple, les métamorphes, quels qu'ils soient, avait un tampon représentant un visage à deux faces sur leur carte. Moi, j'avais droit à une main, qui montrait que mes capacités avaient un rapport avec le toucher, le contact peau contre peau.
Face à la Lettre, qui semblait presque me narguer tant elle me mettait en position de faiblesse, je me sentis mal. Était-ce étrange de dire que ce n'était pas tant l'idée de devenir soldat qui me perturbait que d'imaginer simplement le fait de devoir me rendre dans leurs bureaux, où s'entasseraient probablement des dizaines voire plus de personnes ? Je ne voulais même pas y penser. Pourtant je devais y aller, que je le veuille ou non.
Alors, je n'avais perdu aucune minute. La plupart des gens attendraient le maximum avant de se rendre à l'Armée. Même sans être sûrs d'être choisis, il y avait toujours un risque. La plupart des personnes voulaient rester avec leur famille ou leurs amis le plus longtemps possible. Ils attendraient sûrement un mois, qui était la date limite de présentation dans les bureaux militaires.
Je m'y rendis un lundi matin, et sortis de chez moi à cinq heures tapantes. J'avais revêtu mon long manteau noir cintré qui m'arrivait aux genoux, de hautes bottes de la même couleur et des gants en cuir souple qui m'arrivaient au milieu du bras.
En dessous de ma panoplie, je ne portais qu'une robe simple avec une paire de collants fins et noirs.
Coiffée d'un chignon serré, je ressemblais à une endeuillée qui se rendait au cimetière. Malgré mon allure austère, je gardais cette tenue. Si j'y réfléchissais, je serai capable de mettre mes gants longs, qui eux, remontaient presque jusqu'à mes aisselles. C'était souvent eux que je portais quand j'étais invitée et que j'étais forcée de porter une robe.
Aujourd'hui, je voulais au moins essayer de me restreindre. Si on pouvait appeler cela se restreindre. Je ne voulais pas risquer de frôler quoi que ce soit.
J'ouvris mon sac à main en inspectant son contenu et après un coup d'œil expert, je le refermai et ouvris la porte de ma maison. Aussi grande qu'un appartement et doté d'un jardin aux dimensions encore plus ridicule, son seul avantage était d'éviter la foule du centre ville et le déplaisir d'avoir des voisins de palier.
Par chance, le centre militaire était dans mon quartier. Je pouvais éviter de prendre la voiture et de tout désinfecter une fois encore. Une bonne demi-heure de marche et j'arrivai enfin devant des murs hauts de trois mètres, surmontés de barbelés. Le portail immense, gardé par deux gardiens au garde-à-vous, était grand ouvert.
- Excusez-moi, fis-je à l'adresse des agents, où faut-il se rendre pour le recrutement ?
- Heu... le bureau ouvre à six heures. C-ce sera là-bas, dans le petit bâtiment rouge, i-il faudra annoncer v-votre venue dans le hall B.
- D'accord, je vous remercie.
Je m'inclinais légèrement vers lui, joignant le geste à la parole. Le soldat qui m'avait répondu, un blond aux allures de petit garçon, hocha la tête avant de reprendre sa position en regardant droit devant lui. Je me demandais s'il avait un pouvoir, et si oui lequel. J'avais toujours été très curieuse de connaître les capacités des uns et des autres.
Mais lui m'intriguait. Le soldat était filiforme, ne paraissait pas très imposant et le pire, ne semblait pas sûr de lui. J'avais vu assez de soldats pour m'interroger... pourquoi avait-il été recruté ? Il avait forcément été volontaire, mais pourquoi le garder ? Il ne semblait pas casser trois pattes à un canard. À moins que...
À moins que sa capacité soit des plus extraordinaires.
Je louchai sur lui depuis bien une minute, si bien qu'il me jeta un bref regard, encore plus intimidé que la première fois. Tout bien réfléchi, il flippait peut-être juste car j'étais habillée comme la représentation de la Mort, la faux en moins. J'étais sûrement intimidante à ses yeux, voilà tout. Même son collègue me jetait des regards intrigués.
Je tournai les talons en direction du fameux bâtiment en briques rouges. Mes bottes martelaient le sol et envoyaient une nuée de poussière dans l'air, me faisant grimacer. Je parcourus le reste du chemin plus lentement, faisant de mon mieux pour seulement érafler la surface terreuse sous mes semelles. Je n'osais imaginer toutes les saletés qui devaient être accumulées dans cette poudre orangée.
Un homme en treillis passa à côté de moi dans une démarche somme toute militaire. Droit, rapide, ses bottes soulevaient un nuage de poussière brune. Je sursautai avant de m'écarter du chemin pour le laisser passer. Il me regarda faire, un sourcil haussé. Je ne savais pas s'il était amusé ou agacé, mais il s'approcha de moi alors que j'étais à côté du mur du bâtiment. Coincée.
Prise entre le marteau et l'enclume.
Le pire, c'était que je ne voulais pas froisser les gens. Ce n'était pas dans mon intention de les faire fuir. Mais quand ils s'approchaient, je sentais monter en moi une bouffée de stress me gagner. Comme là, un homme grand, musclé et pas laid du tout se rapprochait et je ne pensais qu'à une chose : partir en courant. Sauf que courir ne servirait qu'à me couvrir de cette terre immonde et je ne voulais pas prendre ce risque. Alors j'étais figée entre le bâtiment et cet inconnu, n'osant même plus ciller.
- Puis-je ? demanda-t-il en douceur, en désignant quelque chose dans mon dos. Vous êtes arrivée tôt, nous ouvrons seulement dans vingt minutes.
Je me retournais pour inspecter ce que je soupçonnais déjà.
La porte. Je me trouvais bien devant la porte, lui bloquant le passage.
Il devait être l'une des personnes qui devaient faire passer les entretiens. Je repris mon souffle et fis plusieurs pas de côté, comme un crabe à l'affût. Il me regarda faire ce petit numéro avec beaucoup d'attention, un de ses sourcils haut perché sur son front.
- Vous savez qui je suis ? demanda-t-il en fronçant ses sourcils.
Décidément, ses deux barrières de poils étaient très expressives. Je baissais mon regard pour les plonger dans ses yeux bleus. Ses cheveux cuivrés étaient courts et disciplinés, faisant contraste avec sa barbe de trois jours qui semblait plus rousse encore que sa tignasse.
- Non. Pourquoi, je devrais ?
- Non, mais vous semblez avoir peur de moi. J'ai cru... que ma réputation m'avait précédée.
Il murmura presque la fin de sa phrase, mais je l'entendis clairement. Je penchais la tête et l'observais une fois de plus, le détaillant en entier cette fois-ci. Sa musculature prouvait qu'il était un soldat entraîné et les quelques cicatrices que je voyais qu'il était aguerri. En un mot, il était imposant.
- Certes, vous êtes imposant, m'entendis-je dire tout haut.
Son maudit sourcil se redressa une fois encore. Était-il mécontent ? J'avais la fâcheuse habitude de dévoiler mes pensées, de ne pas cacher le cours de mes sentiments. Non que j'étais extravertie, je me plaisais plutôt à être franche. Car le mensonge ne m'avait jamais mené à rien.
- Mais rien d'extraordinaire non plus, poursuivis-je en inspectant les mouvements improbables de ses sourcils. Je suppose donc que votre réputation tient plutôt de votre capacité. Quel type possédez-vous ?
- Êtes-vous toujours aussi franche ?
- Est-ce un problème ? demandai-je en croisant les bras de mécontentement.
- Non, répondit-il après un certain temps.
Il souriait mystérieusement en donnant un tour de clef à la porte avant de s'engouffrer dans le bâtiment, sans répondre à ma première question. Il entrouvrit la porte de nouveau.
- Vous pouvez entrer, m'annonça-t-il. Les autres jurys arriveront d'ici cinq minutes.
J'allais passer par une folle mais je m'en moquais, j'avais l'habitude. J'ouvris mon sac à main, qui ressemblait plutôt à un porte-document, une sorte de cartable modèle adulte. Les on-dit disaient souvent que celui d'une femme était un vrai capharnaüm. Cela prouvait qu'ils n'avaient jamais vu le mien. Tout était propre, à sa place, rangé au millimètre près.
J'attrapais une lingette désinfectante dans sa boite hermétique et tenant la porte avec, je fis en sorte de garder mes gants intacts. Je jetais ensuite la lingette souillée dans une poubelle qui se trouvait près du bureau du hall d'entrée.
Je n'osais toujours pas affronter le regard du rouquin, qui lui était fixé sur moi, je le sentais. Alors, je fis face à son jugement. Il semblait intrigué, mais rien de plus. Cela aurait pu être pire.
- J'aurai pu vous tenir la porte, commenta-t-il simplement. Je vous laisse patienter un peu ici, la secrétaire va arriver dans un instant.
Je hochais la tête en regardant autour de moi. Tout semblait propre et l'espace avait une dominance de blanc, couleur qui me rappelait les salles aseptisées de l'hôpital. J'étais moins mal à l'aise que je ne l'avais redouté. Je finissais d'inspecter les lieux quand je vis que l'homme était toujours là et qu'il m'inspectait, moi.
- Vous ne deviez pas aller quelque part ? demandai-je en penchant ma tête sur le côté.
- Pardon ? Oh, oui, fit-il comme si j'avais interrompu le fil de ses pensées.
Sans perdre une seconde de plus, il s'engagea dans un long couloir qui était une extension miniature du hall et disparu dans une des salles les plus éloignées.
Je n'eus pas à attendre longtemps car seulement deux minutes plus tard, une femme aux très longs cheveux blonds entra. Sa chevelure était rassemblée dans une grande natte qui atteignait ses mollets, me faisant immédiatement penser au conte de Raiponce. L'effet était renforcé, puisqu'elle portait une longue robe ample et quelques bijoux en or produisaient un joyeux cliquetis quand elle marchait.
- Oh, déjà une recrue ?
- Je suis simplement convoquée, pour l'instant, lui précisai-je sans sourire.
- Bien sûr. Pouvez-vous me montrer votre carte d'identité ? J'allume ce dinosaure, fit-elle en désignant un vieil ordinateur, et je suis à vous.
À l'inverse de moi, sa bouche se tordait d'un grand sourire niais, comme si elle vivait dans le meilleur des mondes, et non qu'elle travaillait pour l'Armée qui produisait des assassins en masse. Son bonheur irradiait de partout, au point où elle semblait nimbée de lumière. À bien y réfléchir, cela devait être lié à une capacité. Sa peau semblait trop lumineuse, ses cheveux trop brillants, et même ses vêtements semblaient éclairés d'un rayon de soleil fantôme. Face à elle, nous étions le jour et la nuit. Habillée tout en noir, chaque millimètre de ma peau était camouflé, même mon visage était partiellement caché sous un épais et sombre capuchon. Mes cheveux blancs malgré mon jeune âge, l'une de mes autres difformités, restaient invisibles aux yeux des autres.
La femme lumineuse s'installa derrière le bureau tandis que j'attrapai ma carte d'identité, recouverte d'une protection en plastique. Je la renouvelais souvent, mais quand j'étais de sortie, je pouvais la nettoyer d'une lingette désinfectante. Je la tendis à la secrétaire qui me fit un sourire des plus charmants. Je lui donnais du bout des doigts et elle s'empressa de la prendre en chantonnant, avant de la poser sur son bureau. Je ne pus m'empêcher de tiquer.
- Oh, une Tactile, s'exclama-t-elle en observant ma carte. Cela explique que vous soyez autant habillée en plein printemps... vous ne maîtrisez pas votre don, n'est-ce pas ?
Sa voix était doucereuse mais je n'aimais pas le ton qu'elle employait, comme si elle me mettait au défi de la contredire.
- Je l'ignore, lui répondis-je. Je ne me suis jamais amusée à essayer.
Je commençai à en avoir marre de discuter avec cette bonne femme. Sa bonne humeur devait être contagieuse avec beaucoup de personnes, mais à moi, cela me faisait l'effet inverse. Les gens perpétuellement heureux avaient tendance à m'effrayer. Comme s'ils se servaient de ce bonheur irradiant pour camoufler leurs pensées, leur douleur. Ils étaient totalement opposés à la franchise à laquelle je m'adonnais avec ferveur. La vérité était peut-être souvent difficile à dire, mais elle était plus payante, à la longue.
Quand enfin elle me rendit ma carte, je la frottais énergiquement avec une lingette désinfectante. Son regard de biche semblait totalement outré de ce qu'il voyait, ses yeux ronds restaient fixés sur mes gants noirs. Son visage lui-même était figé de stupeur, l'outrage se répercutant jusque dans son âme. Ses traits autrefois lumineux s'assombrissaient, faisant pâlir sa clarté.
Je jetais la lingette usagée et rangeais machinalement l'objet dans ma sacoche avant de tourner le dos à son bureau. Le malaise semblait se dissiper aussitôt. Elle poursuivit son chantonnement, faisant retentir ses longs ongles sur les touches du clavier. Tant mieux, je n'avais pas envie de lui parler et ne voulais pas me forcer à faire semblant de l'apprécier.
Un silence s'installa durant de longues minutes où le son provenait des touches usées du vieil ordinateur. La femme ne semblait pas m'en vouloir d'avoir coupé net la conversation. Je songeais sincèrement au fait qu'il s'agissait d'un silence confortable, où chacun se plongeait dans ses propres pensées sans culpabiliser de ne pouvoir meubler une vaine discussion.
Enfin, quatre personnes, tous en treillis militaires, entrèrent par la grande porte. Deux hommes et deux femmes, qui firent figures de super-héros pendant quelques secondes tant ils étaient alignés et presque synchronisés dans leurs pas. Ils s'engagèrent dans le couloir d'un pas léger sans prêter plus d'attention qu'un simple coup d'œil à mon égard. Moins d'une minute plus tard, le rouquin revint en souriant chaleureusement à mon égard.
- Nous allons vous recevoir, annonça-t-il.
Je le suivis ainsi le long du couloir non décoré. Devant la pièce où se déroulerait l'entretien, le jeune homme me tint la porte en me lançant un grand sourire. Il m'épargnait de réitérer mon petit manège épuisant.
En le remerciant chaleureusement, j'entrai dans la pièce, me tenant en face de la grande table où quatre regards m'observaient, la mine interrogatrice. Le cinquième s'installa à leur centre et plongea ses prunelles bleues dans les miennes.
- Bien, commença-t-il, et si vous nous parliez de vous ?
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