Prologue

"Une chasse excessive est un plaisir sanguinaire."

Proverbe danois.

Myrina

Belle nuit pour traquer.

Il est très tard – ou très tôt selon les points de vue – ce qui explique que la rue soit déserte. Tous les sens aux aguets, je rase les murs bariolés de graffitis en suivant le sillage olfactif du démon que je pourchasse sur Terre. Au-dessus du halo fantomatique qui couronne les lampadaires style victorien, des langues nuageuses opaques éclipsent la lune et les étoiles.

Il s'agit d'un Sans-Âme, une des dernières créatures à nous avoir échappé après la bataille sanglante qui a fait rage au Palais des Magistraux voilà deux semaines. A l'instar de ses congénères, il a été asservi par des terroristes, mais après notre victoire, celui-là a réussi à recouvrer sa liberté en se débarrassant de son collier électronique, devenu inactif. Ensuite, la bête a franchi un portail magique à proximité en sautant sur le dos d'un Révolté qui utilisait son badge contrefait pour se réfugier dans le monde des humains. Une fois sur Terre, le Sans-Âme a égorgé sa proie avant de s'enfuir.

J'ai retrouvé sa piste hier. J'ai remonté les indices : des corps dévorés et des dégâts matériels. Les policiers de cette petite ville d'ordinaire tranquille ont lancé une alerte générale "Animal sauvage extrêmement dangereux" et ont organisé des battues avec des citoyens volontaires visant à capturer ce qu'ils pensent être un fauve évadé d'un zoo.

Ils sont tellement loin de la réalité.

Ma concentration présente des lacunes, cette nuit. Une partie de mon esprit est restée avec lui.

Où qu'il soit.

La main contractée sur la poignée dorée de mon épée, je m'ébroue pour tenter de bannir son ombre obsédante et de solliciter toute ma réserve de sang-froid. Un Traqueur qui n'est pas complètement focalisé sur sa mission a beaucoup plus de chances d'échouer... et de se faire tuer par sa proie, accessoirement.

Donc, je continue à remonter ma piste, une traînée de sang frais et luisant, d'un rouge vif. Le prédateur a encore attrapé un humain qui avait le malheur d'être là au mauvais endroit, au mauvais moment. Mi-Appétante, mi-Fianèle, la créature hybride est guidée par son péché de Gourmandise qui prend totalement l'ascendant sur sa vertu d'Espérance. En effet, les instincts démoniaques primaires dominent toujours chez elles.

Je capte des grognements gutturaux et des bruits de mastication. Je suis proche du but.

Épaule collée au mur, je me déplace furtivement jusqu'à l'intersection. Puis, en retenant ma respiration, je jette un coup d'œil à la ruelle perpendiculaire, à moitié immergée dans la pénombre.

Jackpot, mon pote.

Voilà un menu modérément appétissant, un festin de chair et d'entrailles. Si je n'étais pas habituée à ce genre de scène, je vomirais probablement tripes et boyaux. Le clochard qui est en train de se faire déchiqueter l'intérieur du ventre est mort, heureusement pour lui. Il m'est arrivé de devoir abréger les horribles souffrances des victimes dans des cas similaires. Les Sans-Âmes ne se préoccupent pas de savoir si leurs proies sont encore vivantes lorsqu'ils se remplissent la panse. Ce n'est pas par cruauté : celle-ci n'existe pas chez les animaux, même les carnivores. Jouir de la douleur d'autrui est une tare propre aux démons et aux humains. Ces bêtes-là ne pensent qu'à manger et à survivre. Elles relèguent tout le reste au second plan.

C'est pourquoi je trouve que certains criminels sont bien pires que les Sans-Âmes.

Bref, ce n'est pas le sujet.

La créature aux écailles grises bardées de piques ressemble à un genre de féroce hérisson géant. Elle arbore des ailes de chauve-souris difformes et atrophiées qui ne lui permettent pas de voler, mais l'aident à effectuer des bonds prodigieux. En outre, elle possède non pas quatre pattes comme la plupart des démons, mais huit membres fins et agiles. Elle est aussi laide que redoutable, quoi.

Peu importe. Elle ne m'échappera pas, cette nuit.

Les balles ou les carreaux à pointe en argent étant inefficaces sur ce type de bête, je vais devoir l'affronter au corps-à-corps.

J'ai remarqué quelque chose la dernière fois où j'ai muté lors de la bataille au Palais des Magistraux. Je faiblis moins vite qu'avant. Ma résistance a augmenté.

En y réfléchissant, je me suis demandé si ce n'est pas lié au sceau démoniaque, même s'il est actuellement en sourdine – d'ailleurs, je ne sais toujours pas pourquoi, mais j'y travaille.

Après avoir vérifié que personne ne rôde dans la rue et que le Sans-Âme dont la tête remue dans le ventre béant du cadavre ne m'a pas repérée, je me déshabille discrètement. Je dépose le tas de vêtements sur ma paire de boots avant de me métamorphoser en démone mi-Équitale mi-Stuprène, sans lâcher ma fidèle épée Plume. Rassemblant ma masse de dreadlocks en arrière, je me glisse derrière la grosse créature en catimini, mes pattes ne produisant pas le moindre bruit sur le béton.

C'était sans compter sur l'audition affûtée de ma proie, bien meilleure que la mienne.

Alors que je suis à deux mètres du Sans-Âme, il pivote vivement vers moi, un morceau d'intestin gluant coincé dans la gueule. Son rugissement de fureur quasi-hystérique me défonce les tympans tandis que ses piques se dressent toutes à l'unisson sur son corps. On dirait mon chat quand il est contrarié.

Plusieurs projectiles acérés se détachent soudain de ses écailles et fusent dans ma direction. J'érige un bouclier de glace noire grâce à mon pouvoir d'Équitale afin de me protéger. Les premières piques ricochent puissamment sur sa surface, ébranlant mon bras tendu. Heureusement que Putride ne m'éjecte pas ses poils puants à la gueule lorsqu'il est en rogne, ce serait l'enfer au quotidien !   

En battant des ailes pour voler au-dessus de la créature, je baisse mon bouclier et abat la lame étincelante vers son cou. Mais elle esquive mon assaut et essaye de me frapper avec deux pattes au moment où j'atterris. D'un coup d'épée – merci à mes bons réflexes de Traqueuse – je lui tranche trois griffes.

Le Sans-Âme hurle sous la douleur de la blessure, se retourne d'un mouvement véloce et prend ses huit pattes à son cou. Bordel de mes cornes !

Tel un insecte, il se met à escalader la façade d'un immeuble à une vitesse folle. Résolue à ne pas le laisser s'enfuir, je décolle et m'élève à la verticale, parallèlement à lui. Je me récolte une autre salve de piques meurtrières : elles surgissent de son dos comme autant de couteaux et percutent mon bouclier, que j'ai eu la présence d'esprit de ramener devant moi. 

La bête poursuit son ascension, galopant le long du mur. Une chemise écarlate suspendue à un fil à linge sur un balcon s'entortille autour d'une de ses pattes au passage. Toutefois, ça ne la ralentit pas plus que la plaie qu'elle se coltine à cause de Plume, même si elle sème des traces de sang noir pailleté d'or derrière elle. Arrivée en haut, ma proie bondit sur le toit de l'immeuble et continue sa course sans faillir, prouvant son intention de me distancer.

L'instinct de conservation, sans aucun doute.

Je la comprends, quelque part.

Mais ce n'est pas pour ça que j'aurai pitié d'elle.

Le hérisson géant saute de toit en toit tandis que je vole au-dessus de lui sans le perdre de vue. Pointant mes griffes vers lui, je décoche un jet de glace pour le stopper, mais il détecte mon attaque et s'écarte brusquement. Mon projectile congèle une cheminée. Merdouille !

OK Myri, on va procéder autrement.

Remballant mon bouclier, je prends de l'altitude en battant plus fort et plus vite des ailes comme si je voulais crever les nuages. Sous moi, la silhouette sombre du Sans-Âme devient plus petite au fur et à mesure. Peut-être croit-il que j'ai abandonné la course poursuite.

Or, je ne renonce jamais à une traque.

Quand j'estime avoir gagné suffisamment de hauteur, j'empoigne mon arme à deux mains, incline le buste en avant et bande tous mes muscles.

Et je plonge droit sur ma cible. Comme un aigle en piqué.

À toute allure, grâce à mon élan aérien conséquent.

Épée brandie dans sa direction.

La collision s'avère rude.

Au moment où il se propulse d'un immeuble à un autre, je lui tombe littéralement sur le dos comme la démone justicière que je suis. La pointe de ma lame s'enfonce dans sa nuque jusqu'à ressortir dans sa gorge. Les piques qui jalonnent sa colonne écorchent mes jambes, mais je n'en ai cure. Mon assaut la fauche au milieu de son bond. La créature émet un gargouillis strident tandis que nous percutons la façade de l'immeuble de plein fouet. Nous nous effondrons sur la table en bois d'une terrasse, la cassant sous nos poids conjugués.

En haletant, je me rétablis et retire Plume de la chair écailleuse de ma proie. Elle est en piteux état et se vide de son sang certes, mais elle est encore en vie... Ses huit pattes se meuvent frénétiquement dans le vide.

Je ne sais pas trop ce qui me prend à ce moment-là, mais en la voyant agoniser, un morceau de tissu rouge autour de la patte, je pète un câble au lieu de l'exécuter froidement comme je l'aurais fait en temps normal. Un déclic se produit dans mon cerveau. Un voile de la même couleur que cette chemise d'homme submerge ma vue.

En criant de tous mes poumons d'hybride, je me sers de mon épée comme d'une hache pour débiter cette foutue bête en morceaux. Ma lame découpe ses ailes et ses pattes les unes après les autres. Elle geint, râle, semble me supplier de cesser ce calvaire. Mais je ne peux pas.

C'est comme si j'étais possédée par une entité bien plus forte que moi. Je taillade le monstre à piques avec une sauvagerie sans pareille.

Mon cœur bat la chamade. Mon souffle se dérobe. Mes tempes pulsent. Mes oreilles sifflent. Mes écailles se recouvrent de glace. Et à chaque coup que je lui assène, le corps du Sans-Âme soubresaute violemment.

Un trop-plein d'émotions négatives à extérioriser. Une colère sans nom et une souffrance sans égale à évacuer.

Il détient une chemise rouge, lui aussi.

Il l'a emportée en partant.

Kelen m'a quittée...

Kelen m'a quittée.

Kelen m'a quittée !

Au bout de quelques minutes, je m'aperçois à travers les larmes brûlantes qui brouillent ma vision que je m'acharne sur un cadavre. Sa langue fourchue pend entre ses crocs protubérants et ses yeux exorbités sont dénués de vie.

Retrouvant la lucidité qui me faisait défaut, j'arrête le carnage, laissant mon épée fichée entre les omoplates de la créature inerte et démembrée. La chemise masculine et écarlate à l'origine de ma crise est en lambeaux.

Comme mon palpitant.

Une bouffée de culpabilité me serre le ventre alors que j'examine la carcasse. Pas pro du tout, ça... Je me suis laissée aveugler par les ténèbres de ma douleur. Même une bête féroce meurtrière ne méritait pas un sort pareil. Je ne voulais pas me montrer cruelle, mais je l'ai été en perdant toute maîtrise. Mon père et Zagam auraient désapprouvé cette mise à mort aussi gore que sordide.

Je réalise à cet instant que je n'aurais peut-être pas dû garder autant mon chagrin pour moi. J'aurais dû au moins m'ouvrir à Ondine, qui m'a pourtant proposé à maintes reprises de parler avec elle. Mais je ne l'ai pas fait. Je voulais jouer la nana qui gérait sa situation de merde, la battante capable de surmonter cette énième épreuve.

En vérité, je me suis renfermée sur moi-même depuis le jour où mon "compagnon" s'est barré de chez lui et m'a abandonnée sans la moindre explication. Je suppose que les insomnies accumulées ont amplifié ma sensibilité.

Lentement, je recule jusqu'à la rambarde de la terrasse pour m'appuyer dessus, car je tremble de tout mon corps. Je m'y cramponne fermement comme s'il s'agissait d'une planche de salut. Ma respiration s'apaise peu à peu, même si mon cœur cavale toujours aussi vite.

Fait chier, je n'ai même pas de cigarette mentholée à portée pour me déstresser !

J'essuie ces putains de larmes d'un revers de patte en reniflant.

Ressaisis-toi, Myri, ordonnent mes voix Équitale et Stuprène, qui pour une fois se rejoignent.

Je lève mes yeux embués vers les nuages, guettant la lune et les étoiles au cas où elles seraient réapparues pendant le combat contre le Sans-Âme. Hélas, aucune lumière ne scintille dans le ciel.

Une noirceur infinie me surplombe. Pour moi, elle incarne le désespoir.

Belle nuit pour traquer.

Ou pas.

***

Présentation des quatorze espèces de démons

Les Pécheurs, associés aux sept péchés capitaux

Les Stuprènes, démons de la Luxure

Les Torpèles, démons de la Paresse 

(attention, changement : les Acèdes deviennent des Torpèles)

Les Vénades, démons de l'Avarice

Les Enragelés, démons de la Colère

Les Insatiares, démons de l'Envie

Les Appétants, démons de la Gourmandise

Les Arrogèses, démons de l'Orgueil


Les Vertueux, associés aux sept vertus cardinales

Les Equitales, démons de la Justice

Les Circonspèles, démons de la Prudence

Les Modérants, démons de la Tempérance

Les Vaillades, démons de la Force d'âme

Les Piétans, démons de la Foi

Les Fianèles, démons de l'Espérance

Les Altrusites, démons de la Charité

***

Et voilà, c'est reparti les loulous ! Un prologue tout en action, sombre et intense, pour une histoire riche en émotions qui s'annonce afin de clôturer la saga Myrina Holmes. Comme je vous le disais il y a peu, j'ai déjà écrit l'épilogue, donc je sais où je vais ;-)

Il n'y a ici que le prologue, puisque ce livre est comme vous le savez sous contrat d'édition et sera publié en broché et en numérique dans quelques mois, courant 2020.

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