Prologue
"On peut connaître la vertu d'un homme en observant ses défauts."
Confucius, Entretiens.
Marignan, Italie, septembre 1515.
Pierre Terrail
Belle journée pour mourir.
Un large sourire aux lèvres, je savoure la déroute chaotique de nos ennemis. Les Suisses battent en retraite vers Milan, poursuivis par les lansquenets* allemands et les cavaliers vénitiens qui font partie de nos troupes. Mon arquebuse* encore chaude au poing, j'inspecte la vaste plaine qui fut le théâtre de notre lutte acharnée. Des milliers de cadavres ensanglantés de diverses origines gisent sur le sol. J'ai beau être un chevalier vétéran, je n'ai jamais vu autant de morts. Mais nos idéaux valent tous ces sacrifices.
J'admire un instant les étoiles d'or et d'argent qui se reflètent sur les lames des soldats fauchés par la mort, tout en laissant le soleil bienfaisant sécher les perles de sueur sur mon visage.
– Deux jours éprouvants, commente une voix masculine sur ma gauche. Notre victoire n'en est que plus grandiose. Vous y avez d'ailleurs largement contribué, lieutenant Bayard.
Je tourne la tête vers l'immense cavalier âgé de vingt ans engoncé dans son armure frappée de lions. Il est resté en retrait de la bataille... jusqu'à présent. Au milieu de son visage longiligne, ses yeux noisette balayent le champ de bataille apocalyptique.
Un protecteur des lettres et des arts. Un conquérant ambitieux. Il est destiné à faire de grandes choses pour le royaume de France.
– Je n'ai fait que mon devoir, mon roi.
– De nouveaux hauts faits d'armes à rajouter à votre liste de devoirs, lieutenant. Aussi impressionnants que la défense du pont de Garigliano il y a une décennie.
Je fais mine d'être humble, mais en vérité, j'aime quand il flatte mon amour-propre. Il n'a pas tort : j'ai affronté des centaines de soldats espagnols sur un pont étroit sans ma cuirasse à Naples. On raconte mes exploits partout. On me surnomme "Le chevalier sans peur et sans reproche." Et il va sans dire que j'entretiens soigneusement ma réputation de héros légendaire.
– Ce jour entrera dans l'histoire, soyez-en certain. Et votre nom perdurera durant des siècles, Bayard, assure le jeune monarque en rivant son regard calme sur ma figure.
Je hoche la tête en roulant des épaules pour décontracter mes muscles courbatus par tous ces combats violents.
Au début, je me battais uniquement pour mes valeurs et mes vertus. Mais désormais que j'ai goûté à la gloire, je ne peux plus me passer de cette sensation grisante. J'en veux toujours plus. C'est pourquoi j'enchaîne les batailles sans hésiter au nom de la royauté pour alimenter mon incoercible besoin de reconnaissance.
– Je tiens à vous honorer, lieutenant, annonce le souverain avec solennité. Vous êtes le symbole du courage, de la bonté et de la loyauté. Dès demain, sur ce même champ de bataille, devant tous mes hommes, je veux prendre l'ordre de chevalerie de votre main.
– Vous souhaitez donc que je vous adoube chevalier, Votre Majesté ? je m'étonne.
– En effet.
– Mais vous avez déjà été adoubé par le Connétable de Bourbon lors de votre sacre.
Il acquiesce en silence, les sourcils légèrement froncés. Un sourire sarcastique fleurit sur mes lèvres. Je lance un coup d'œil par-dessus mon épaule pour vérifier que personne ne nous écoute. Le Connétable de Bourbon, Charles III, commandant de notre armée et futur gouverneur du duché de Milan que nous allons récupérer, ne doit pas être loin.
– Vous ne lui faites pas totalement confiance, n'est-ce pas ? je comprends dans un murmure.
Vous craignez qu'il ne vous trahisse auprès de votre ennemi Charles Quint, je songe en prêtant gare à ne pas formuler cette pensée dangereuse à voix haute.
Mon interlocuteur s'emmure dans son mutisme, ce qui prouve que j'ai visé juste.
– Il risque de mal le prendre, je signale d'un ton neutre, bien que le mécontentement de ce petit comte pète-sec me réjouisse par avance.
J'espère d'ailleurs qu'il sera tellement contrarié qu'il n'ira plus à la selle pendant une semaine.
– Je l'ai déjà informé de mon intention, lieutenant.
– Alors je serais plus que ravi de vous adouber chevalier pour célébrer cette belle victoire historique, Majesté, je décrète avec fierté en inclinant la tête vers François Ier, roi de France.
***
Quelques jours après la bataille de Marignan, sur le chemin du retour au bercail, nous faisons halte avec mes hommes dans l'auberge miteuse d'un petit village alpin. Je suis un bon vivant et mon estomac ne cesse de me le rappeler en gargouillant. Je commande les plats les plus copieux au tavernier. Nous mangeons, buvons, chantons, nous vantons de nos prouesses guerrières. Je place des plaisanteries salaces dès que possible en me repaissant de l'attention générale et des rires gras que je provoque.
Tout à coup, mes yeux s'accrochent à ceux d'une femme dans la salle commune.
Une jeune Gitane aux longs cheveux bouclés et au teint mat d'une beauté saisissante. Mais ce sont surtout ses courbes girondes, soulignées par sa robe noire, qui me donnent le vertige.
Elle me sourit en papillonnant des cils. En lui rendant son sourire, je lui adresse un signe d'invite. J'ai bien mérité un moment avec cette jolie gourgandine* pour fêter mon triomphe.
Je recule mon tabouret, elle vient s'asseoir sur mes genoux. Tandis que mes hommes continuent à se goinfrer à la table comme une bande de porcs, je pose mes mains sur sa taille fine, les descends sur ses hanches pleines, retrousse les plis de sa robe pour glisser mes doigts calleux vers une zone cachée à ma vue. Sa peau est aussi douce que du satin. Elle se mordille les lèvres en me dévorant d'un œil plein de concupiscence qui me chauffe les reins.
On ne peut pas simuler ce genre de regard. Ce n'est pas mon argent qu'elle convoite. C'est moi, l'illustre chevalier sans peur et sans reproche.
– Sais-tu qui je suis, ma belle ?
Elle secoue la tête sans se départir de son sourire, ses mains à plat sur mon torse. Elle sent merveilleusement bon.
– Je suis Pierre Terrail de Bayard, lieutenant général du Dauphiné, et je viens d'adouber chevalier le roi François Ier, je révèle en caressant sa cuisse mince sous sa robe.
La bohémienne plonge son regard brûlant et ensorcelant dans le mien en écartant les jambes pour que j'accède à son intimité, et je ne pense plus qu'à une chose : la pilonner contre un mur jusqu'à ce qu'elle perde connaissance. J'aime profondément ma tendre épouse qui attend notre premier enfant, mais je n'ai jamais su résister aux charmes des autres femmes quand je m'éloigne de mon foyer pour partir en guerre.
– C'est un plaisir de te rencontrer, chevalier Bayard. Je m'appelle Lilith. Dis-moi, preux guerrier... Es-tu aussi vertueux qu'on le prétend ? souffle-t-elle à mon oreille.
– Et même davantage, je rétorque en me rengorgeant.
– Pourtant, je décèle l'ombre de plusieurs péchés en toi, susurre-t-elle en promenant l'ongle de son index sur ma poitrine afin d'y tracer des motifs sibyllins. L'orgueil. La gourmandise. Et surtout... ( Elle appuie ostensiblement sa hanche contre mon érection.) ...mmmmh, la luxure.
– Mais je parviens à élever ces péchés au rang de vertus. Voilà précisément ma plus belle vertu, je lui chuchote avec aplomb.
En riant, Lilith prend mon visage entre ses mains et se penche vers moi. Juste avant qu'elle ne m'embrasse avec une passion féroce, j'ai la vague impression de discerner un reflet rouge dans ses prunelles caramel, mais son baiser me fait tout oublier. Je tourne au ralenti, enivré par son parfum sucré qui me fait perdre la raison. Mon doigt aventureux se fraye un chemin en elle sous sa robe pendant que nos langues s'unissent sauvagement sous les acclamations avinées de mes soldats.
Je n'en avais pas encore conscience à l'époque, mais je venais de pactiser avec le diable...
...et ma première véritable descente aux enfers allait commencer.
Arquebuse : arme à feu apparue au XVème siècle.
Lansquenet : mercenaire.
Gourgandine : femme de mauvaise vie.
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