Chapitre 8 - Caliban
J'enchaîne les foulées à un rythme modéré sur l'un des sentiers de la réserve naturelle de Westside, prenant tranquillement le chemin de l'arrêt de la navette qui me ramènera sur le campus est, là où se situe ma résidence universitaire. J'ai eu deux heures d'entraînement à la piscine ce samedi matin – à huit heures au lieu de six : on peut presque parler d'une grasse matinée... Il faut croire qu'elles ne m'ont pas suffi : en cette fin d'après-midi, j'ai eu envie de me dépenser à nouveau.
Plus que de me mettre sur la synthèse de documents sur laquelle l'un de mes professeurs m'a déjà demandé de travailler, en tout cas...
J'aimerais me convaincre que c'est la seule raison qui m'a motivé à partir courir. Que le conseil qu'Arabella m'a donné lorsque nous avons discuté à l'accueil des nouveaux étudiants en début de semaine n'y est pour rien là-dedans. Que je n'ai pas été irrésistiblement tenté d'aller me promener dans ce coin de forêt qu'elle m'a dit aimer, pour me sentir plus proche d'elle.
OK, je suis en train de retomber dans mes vieux travers du lycée... J'ai conscience qu'il faudrait que je verrouille mon crush pour Arabella dans un coin de mon cœur, sauf qu'il semble déterminé à s'évader pour reprendre les rênes de mon âme.
Je résiste à l'impulsion de piquer un sprint à cette pensée. Il vaut mieux que j'évite de trop forcer physiquement. Si je ne suis pas en forme tout à l'heure, pour la soirée organisée par les Zeta Beta Tau, James me tuera.
J'émerge du couvert des arbres, délaissant les chemins de terre pour les allées pavées du campus, et ralentit à l'approche de la station des navettes. Je consacre à mes étirements la dizaine de minutes qu'il faut à la prochaine pour arriver, puis me laisse tomber sur un siège vide près de la fenêtre afin de comater pendant le trajet.
— Alors, c'était sympa ? me lance James une vingtaine de minutes plus tard, lorsque je rentre dans la chambre que nous partageons.
Je l'avais laissé plongé dans un manuel de cours, il a visiblement décidé qu'il avait été assez sérieux pour la journée : calé contre sa tête de lit, il fait défiler des TikToks sur son téléphone.
— Très calme, je lui réponds. Toi qui aimes la nature, tu devrais apprécier.
— J'irai voir à l'occasion.
— Sur ce, je file prendre ma douche. Promis, on ne sera pas en retard à la soirée à cause de moi.
— Y'a intérêt !
Je récupère ma serviette étendue à l'arrache sur le dossier de ma chaise, des habits propres dans mon armoire ainsi que ma trousse de toilette dans le bas de ma table de chevet, puis ressors de la chambre et remonte le couloir pour accéder au bloc sanitaire commun à l'étage.
Lorsque j'en reviens, James me désigne mon portable que j'avais abandonné sur mon lit en m'indiquant :
— Il a sonné pendant tu n'étais pas là, tu devrais regarder.
Je le remercie et fais glisser mon pouce sur l'écran pour le déverrouiller.
— Mes parents ont essayé de me joindre, je constate. Je suis désolé, je pense qu'il vaut mieux que je les rappelle avant qu'on se mette en route.
— OK, mais fais vite !
Mon meilleur ami trépigne, cela se sent... Pour m'éviter ses regards impatients pendant que je serai en ligne, je décide de quitter la chambre pour passer mon coup de téléphone. Je sors de la résidence et me pose sur un banc, profitant des derniers rayons du soleil déclinant.
— Caliban ! me salue ma mère après quelques sonneries.
— Salut. Désolé, j'étais parti prendre une douche après mon footing, je n'étais pas à côté de mon téléphone.
— Un footing le samedi après-midi ? s'étonne mon père. C'est dans le planning de la section natation, ça ?
— Non, mais j'avais envie d'aller découvrir la réserve naturelle sur le campus.
— Attention à ne pas t'épuiser, hm ? N'oublie pas notre deal : tes études doivent rester ta priorité.
— On sait que la natation compte beaucoup pour toi, mais ce qui te permettra de trouver du travail plus tard, c'est ton bachelor, renchérit ma mère. Reste focus là-dessus.
— Ne vous inquiétez pas, c'est juste le début de l'année. J'ai encore un peu de temps libre.
Nous avons eu ce débat un nombre incalculable de fois lorsqu'il a fallu choisir l'université dans laquelle je poursuivrais mes études. Clairement, mes parents n'étaient pas motivés pour que je rejoigne un programme athlétique : le temps que cela me prendrait leur faisait peur – et il les angoisse toujours, d'ailleurs. J'ai dû longuement batailler pour qu'ils finissent par accepter que je m'engage à la WestConn, et ils ne l'ont fait que parce qu'elle a une excellente réputation académique.
À leurs yeux, je manque d'ambition. Et c'est vrai qu'auprès des succès si retentissants de Dorian, les miens paraissent bien pâles. Je n'y peux rien : je n'ai pas de rêves aussi brûlants que les siens – ou que ceux d'Arabella. Moi, je suis de ceux qui sont condamnés à les admirer sans pouvoir les égaler. Cela fait longtemps que je l'ai accepté ; mes parents, toujours pas.
— Bon, parle-nous de tes premiers cours, enchaîne ma mère. Comment ça s'est passé ?
C'est à propos de mes entraînements que je voudrais m'épancher, mais j'ai conscience que ce n'est pas ce qui l'intéresse en premier lieu, pas plus que mon père, alors je passe les minutes suivantes à leur évoquer mes amphis, mes TD, mes devoirs... Je les sens se détendre au fur et à mesure qu'ils comprennent que je les prends au sérieux, comme je leur ai promis.
— Continue dans cette voie et tu t'en sortiras comme un chef ! m'encourage même mon père.
— Tu devrais appeler Dorian pour lui raconter tout ça, me suggère ma mère. Il nous a posé plein de questions sur ton installation quand on l'a eu au téléphone, ça lui ferait plaisir de t'avoir en direct. Et puis, il aura sans doute des conseils pour toi, pour gérer tes débuts à la fac au mieux.
— Oui, je vais faire ça.
James devra patienter encore un peu avant que nous partions pour la soirée – que je n'ai pas mentionnée à mes parents, évidemment. Je ne veux pas leur déclencher de crise de remontrances.
Ils me souhaitent bon courage pour ma deuxième semaine de cours, puis nous raccrochons. Dans la foulée, je compose le numéro de mon frère, qui prend l'appel après quelques secondes.
— Salut, Cal', me lance-t-il.
— Salut, Dodo. Comment tu vas ?
— Écoute, ça roule. C'est ma troisième année, je savais à quoi m'attendre : j'aime toujours autant mon cursus. C'est surtout toi qui devrais répondre à cette question. Ta rentrée s'est bien passée ? Comment tu trouves l'université jusque-là ? C'est cool, hein ?
L'intérêt dans sa voix n'est pas feint : je sais qu'il se préoccupe réellement de mon bien-être. Après l'impression mitigée que l'appel à nos parents m'a laissée, cela me rend le sourire.
— Oui, carrément, je lui réponds. La piscine est dingue, et les Dolphins sont super cools. J'ai un bon feeling les concernant. Bon, il reste les cours auxquels il faut assister, mais c'est pour ça que je suis là, alors je ne vais pas m'en plaindre.
— Pour moi, les cours rentrent dans la catégorie « avantages », réplique Dorian, amusé.
— Mais toi, on ne peut pas dire que tu représentes vraiment l'opinion générale sur ce point, monsieur J'ai-été-admis-à-Princeton-les-doigts-dans-le-nez.
— Je te l'accorde !
Il marque une pause avant de me demander :
— Il t'est déjà arrivé des trucs amusants ? La vie de campus, c'est une dinguerie, je suis sûr qu'en quelques jours, tu as pu te construire de premiers souvenirs marquants.
Je serre les dents, car aussitôt, ce sont mes retrouvailles avec Arabella qui me reviennent en mémoire... Que je sois en train de parler avec Dorian accentue mon amertume : j'adore mon frère, vraiment, mais la jalousie que j'ai éprouvée en le voyant en couple avec la fille de mes rêves pendant de longs mois ne s'est jamais effacée.
Est-ce qu'elle se serait montrée plus souriante si c'était lui qu'elle avait recroisé ? Est-ce qu'elle lui aurait proposé d'aller boire un café avec elle, pour parler du bon vieux temps ? Est-ce qu'encore maintenant, alors qu'il est parti étudier à Princeton alors que je suis resté à Danbury, ses chances auprès d'elle restent infiniment plus élevées que les miennes ?
— Rien de spécial, je parviens à articuler en me forçant à conserver un ton détaché. Mais je vais à ma première fête de fraternité tout à l'heure. Je suis sûr que ce sera une expérience... intéressante.
— C'est le mot, s'esclaffe Dorian. Reste raisonnable sur l'alcool quand même, tu n'as pas envie de te taper la honte devant toute l'université dès maintenant.
— Pas la peine de prendre ta voix de grand frère, je saurai me tenir.
— Bien. Et promis, je ne dirai rien aux parents. Officiellement, tu m'auras raconté que James et toi voyez quelques amis ce soir.
— Ce qui n'est pas totalement faux, juste imprécis sur l'échelle.
— Pas sûr que papa et maman apprécient la nuance !
Dorian et moi éclatons d'un petit rire partagé, puis mon frère reprend :
— Je suis content que tu te plaises à l'université jusque-là, en tout cas. J'espère que tu pourras enfin t'y épanouir.
— « Enfin » ? je tique.
Silence à l'autre bout du fil. Dorian semble hésiter sur la manière de me répondre... Finalement, il soupire, et lâche :
— C'est peut-être juste une impression, mais quand tu étais encore au lycée, je te trouvais... morose. Je me suis souvent dit que tu n'avais pas l'air aussi heureux que j'aurais voulu que tu le sois. J'espère que ce changement d'environnement te fera du bien.
J'ai fermé les yeux alors qu'il parlait, serrant de plus en plus mes paupières.
« Morose » ? Évidemment que je l'étais. Parce que je me consumais d'amour pour sa petite amie...
— Bref, ne t'occupe pas trop des divagations de ton grand frère, termine Dorian. Va te préparer pour ta soirée, tu as bien raison de profiter de ce que la vie étudiante a à t'offrir. Moi, je vais passer la soirée en tête à tête avec mon module d'initiation aux mathématiques appliquées au trading.
— Chacun sa définition du fun...
— Eh, c'est vraiment passionnant ! Et puis, la finance, c'est le secteur qui est le plus à même d'offrir des salaires de malade, alors autant que je m'y intéresse dès maintenant. Bref, file, Cal', et amuse-toi bien.
— Merci, Dorian.
Je raccroche... mais je ne remonte pas immédiatement dans ma chambre, prenant quelques instants pour réfléchir à la discussion que mon frère et moi venons d'avoir.
Je savais déjà que mes sentiments non réciproques pour Arabella m'avaient privé d'une partie de ma joie de vivre, pour en avoir porté la douleur au quotidien. En revanche, c'est la première fois que Dorian me laisse entendre qu'il l'avait remarqué... J'en éprouve de la tristesse, et aussi une certaine culpabilité : je m'en veux de m'être autant laissé dévorer par ce que je ressentais. James a raison de craindre que je reprenne le même chemin une seconde fois. Non, je ne peux passer toutes mes études à me torturer de la sorte, à m'épuiser à la piscine comme je l'ai fait au lycée parce que je suis encombré par un fardeau d'émotions trop lourdes à porter.
D'une manière ou d'une autre, je ferai en sorte de m'en débarrasser aussi rapidement que je le pourrai... avant qu'il ne m'entraîne un peu plus vers le fond.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top