Chapitre 6 - Caliban

Je crève la surface de l'eau avec le sentiment de retrouver ma respiration plutôt que de la couper. Quelques mètres pour émerger après mon plongeon, et mon corps se met à jouer la mélodie qui m'est si familière.

Battement. Battement. Battement. Inspiration.

Battement. Battement. Battement. Inspiration.

Il est à peine plus de six heures du matin ; on pourrait croire que me lever si tôt pour m'entraîner aux aurores m'aurait pesé. Mais non. J'ai nagé pendant l'été – autant qu'il le fallait pour arriver en forme à la WestConn –, quelques jours seulement ont passé depuis que j'ai goûté à une piscine pour la dernière fois. Pourtant, l'eau me manquait déjà. J'ai piaffé pendant toute la dizaine de minutes d'échauffement au sol par lesquelles le coach Cabrera nous a fait commencer la séance.

Maintenant, enfin, je suis de retour dans mon élément. Commencer sa journée par des longueurs a un côté addictif qu'il est difficile de comprendre lorsque l'on n'est pas soi-même nageur. Cela apporte une clarté d'esprit, une sensation de paix incomparables.

Quelque part derrière moi, j'entends un remous. James a dû plonger à ma suite. Puisque nous sommes près de quarante à nous entraîner, nous devons nous partager les lignes d'eau. Pour ce premier contact, Cabrera nous a demandé, à nous les nouvelles recrues, de nous placer sur la plus à droite, afin de pouvoir nous observer au mieux depuis le bord ; Claire a fait de même avec les filles tout à gauche. Entre nous, les Dolphins des promotions supérieures se sont répartis sur les six couloirs restants ; quant aux plongeurs, ils sont groupés près des deux plateformes.

Cette organisation n'est que provisoire. Dès que le coach nous connaîtra un peu mieux, nous travaillerons surtout avec les spécialistes de notre type de nage : moi, je suis un sprinteur, et je sais que j'aurai droit à des exercices spécifiques pour améliorer ma puissance, et ma technique de crawl. L'équipe compte sur moi pour tout donner, sans m'économiser, sur 50 ou 100 yards. C'est de cette manière que je suis le meilleur : je peux laisser exploser tout ce qui bouillonne en moi pour le transformer en force qui me pousse, et j'ai besoin de ce sentiment autant que de l'air qui emplit mes poumons. J'ai aussi de grandes chances d'être intégré à l'un de nos quatuors de relais : ça aussi, ça me demandera une préparation particulière.

Dans quelques heures, j'assisterai à mon tout premier amphi de l'année – avec les entraînements commencent également les cours. La perspective me stressait, mais plus tellement maintenant. L'eau a ce pouvoir de me recentrer, de me rappeler ce qui compte vraiment à mes yeux. Qu'importe ce qui arrive dans mes études, j'aurai toujours les bassins pour m'y ressourcer.

Je nage ainsi pendant un petit quart d'heure, sans pression, simplement pour réveiller mes muscles et les préparer à l'effort – s'échauffer correctement est essentiel pour une séance réussie. Je n'arrête que lorsqu'un coup de sifflet me parvient malgré la barrière de l'eau et de mon tout nouveau bonnet de bain aux couleurs de la WestConn.

— Les première année, sur le bord, nous appelle le coach. Il est temps de voir ce que vous avez dans le ventre !

Je m'arrête et pousse sur le mur pour m'extraire de l'eau – avec l'expérience, cela fait bien longtemps que je n'ai plus besoin de perdre de temps à nager jusqu'à l'échelle. Je jette un regard aux autres Dolphins alors que nous nous rapprochons tous de Cabrera : comme chez moi, l'enthousiasme prédomine sur la fatigue liée à notre réveil matinal sur leurs visages. J'échange un clin d'œil avec James : je sais que nous partageons la même hâte de passer à la suite.

— OK, on va faire quelques séries chronométrées, dans tous les types de nage, embraye le coach. Je veux avoir une idée aussi précise que possible de vos bases. Restons classiques, on va commencer par le crawl. Donnez tout ce que vous avez sur un aller-retour, je vous observe.

Et il va même prendre des notes, si j'en crois le clipboard qu'il tient à la main.

— Allez, en position près des plots, conclut-il. Les choses sérieuses commencent !

***

— Eh ben, pour une première, c'était intense ! lance Theo.

Nos étirements terminés, nous venons de gagner les douches. Les Dolphins des promotions supérieures et les nouvelles recrues chez les filles ont déjà quitté la piscine : pour ce round d'observation, le coach nous a gardés particulièrement longtemps.

— Je pourrais déjà me recoucher... soupire Ernest, les traits tirés.

Si je suis honnête avec moi-même, je dois avouer que moi aussi, malgré toute ma motivation. Pourtant, nous avons encore toute notre journée d'étudiants devant nous, sans compter que le coach nous attend à quatre heures et demie pour notre deuxième entraînement quotidien. Et ce rythme sera le nôtre pour toute la durée de notre scolarité à la WestConn.

Non, décidément, rien à voir avec l'université option jacuzzi...

— J'ai déjà étudié mon emploi du temps pour voir quand je pouvais caler des temps de sieste, nous indique Anton. Franchement, je sens que ça va être essentiel.

— C'est clair, commente James. Enfin, moi, là, j'ai surtout super faim. Caliban et moi, on a juste pris des barres énergétiques avant de venir, mais ça ne vaut pas un vrai petit déjeuner.

— La cafétaria du campus ouest est juste à côté, on pensait y faire un saut avant d'embrayer sur les cours, je renchéris, ça vous dit ?

— Carrément ! s'exclame Anton.

— Je ne pourrai pas m'attarder, nous prévient Neal. Mon premier amphi est à huit heures trente.

— Arf, pas de chance, le plaint Ernest. Mais prends quelques minutes quand même pour avaler quelque chose, sinon tu vas t'effondrer.

À vrai dire, moi non plus, je n'ai pas un temps illimité : je suis attendu à neuf heures pour ma rentrée officielle. Et encore, j'ai de la chance : le département de communication se trouve du côté ouest de l'université, comme la piscine. C'est la particularité de la WestConn : les bâtiments sont divisés entre deux campus, l'un au centre de Danbury, l'autre un peu excentré. Naviguer entre les deux me demandera un peu d'organisation, mais heureusement, le système de navettes officiel de la fac a l'air plutôt bien rodé. Sans compter que James, lui, dispose de sa propre voiture : ce matin, c'est lui qui nous a conduits à l'entraînement tous les deux – malheureusement, notre résidence se situe sur l'autre partie de l'université.

Dans ces conditions, nous expédions nos douches aussi rapidement que possible ; quelques minutes plus tard, après un rapide passage au vestiaire, nous nous retrouvons tous dans le hall de la piscine. Alors que nous nous mettons en route vers la cafétaria, je vois James se renifler le t-shirt d'un air dépité.

— Génial, on va être condamnés à puer le chlore pour tout le reste de notre scolarité... me glisse-t-il.

— Ne t'inquiète pas, l'immense majorité des gens ne le sentiront pas autant que toi, je lui renvoie.

Depuis toujours, il a une sensibilité accrue aux odeurs – une hyperosmie, pour reprendre le nom officiel de sa condition. Rien qui l'empêche de mener une vie normale, mais tout de même de quoi lui créer davantage de gêne au quotidien que ce que l'on pourrait s'imaginer. Lorsque nous avons décidé de prendre une chambre tous les deux pour cette année, il m'a fait jurer que nous l'aérerions tous les jours matin et soir, même lorsque les températures extérieures se feront négatives.

Je n'ai pas hâte, mais notre amitié mérite bien ce sacrifice.

— Oh, oublie ça, tout est pardonné ! s'exclame-t-il soudain en redressant la tête, alors que nous approchons du bâtiment de briques rouge qui abrite la cafétaria.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Ça sent les pancakes. Ils ont des pancakes, Caliban ! C'est bon, avec ça, je suis prêt à nager tous les matins dix kilomètres s'il le faut.

Il a intérêt, parce que j'ai bien peur que le coach Cabrera ne nous en laissera pas le choix...

***

Ainsi, jour après jour au cours de cette première semaine, ce qui sera notre routine pour les quatre années à venir se met en place : entraînement matinal – dans l'eau ou en salle de musculation – suivi d'un petit déjeuner tous ensemble, cours, sieste et repas du midi intercalés quelque part dans nos plannings tant bien que mal, puis de nouveau entraînement, et enfin dîner. Pour l'instant, l'année venant tout juste de commencer, nous avons encore le luxe de nous coucher assez tôt après ça, mais je ne me fais pas d'illusions : plus tard, je devrai sacrifier des heures de sommeil si je veux avancer dans mes devoirs.

Heureusement, je n'ai jamais été un gros dormeur.

Le jeudi matin, après une séance d'une heure à soulever des poids sous l'œil scrutateur du coach Cabrera – si nous voulons des muscles dans les bras à la hauteur de nos ambitions, nous devons les travailler davantage que ce que la nage seule nous le permettrait –, nous sommes posés à la cafétaria tous les six lorsque Theo nous lance :

— Bon, les gars, parlons peu mais parlons bien. Vous irez à la soirée de rentrée des Zeta Beta Tau samedi soir ?

— Je n'en avais même pas entendu parler ! s'esclaffe James.

— Il faut laisser traîner tes oreilles sur le campus, voyons ! Ça a l'air super stylé, comme fête. À mon avis, pour s'intégrer, on ne fait pas mieux.

— C'est quoi, le programme ? demande Ernest.

Theo hausse les épaules.

— Oh, je ne suis pas sûr qu'il y en ait un, répond-il. Mais les Zeta Beta Tau ont privatisé un chalet super classe au bord du lac Candlewood, et j'ai entendu dire que leur budget buffet est très sérieux. Ils ont aussi prévu un service de navettes entre l'université et leur soirée, avec un lieu de départ tenu secret... pour le commun des mortels. J'ai mené ma petite enquête, et j'ai toutes les infos nécessaires, je vous rassure.

Theo se fend d'un clin d'œil avant d'ajouter :

— Rhett, l'un des Danbury Dolphins de deuxième année, est dans la fraternité, et c'est aussi un ancien de mon club de natation, si vous voulez tout savoir. Il m'a dit de venir, et de vous inviter aussi. L'équipe a la cote sur le campus, apparemment ! Pas autant que les footballeurs ou les hockeyeurs, mais quand même. Alors, vous serez de la partie ?

James acquiesce immédiatement, et je l'imite, emporté par son enthousiasme, bientôt suivi par les trois autres. Theo enchaîne en nous racontant tout ce que Rhett lui a fait miroiter à propos de la soirée... mais soudain, je ne l'écoute plus.

À quelques mètres de nous, venant de récupérer son plateau afin de se servir au buffet du petit déjeuner, Arabella vient d'apparaître dans mon champ de vision.

J'ai essayé de ne pas penser à elle ces derniers jours ; le rythme intense dans lequel je me suis lancé sur les chapeaux de roue m'y a bien aidé. Je me suis concentré sur mes entraînements et les cours ; il n'y a que dans l'eau que son visage a trouvé les failles pour s'infiltrer dans ma tête, et le soir, dans mon lit, alors qu'elle dansait à la porte de mes rêves. C'était gérable. Je me disais qu'il me fallait du temps pour retrouver mon équilibre après que la revoir m'avait bouleversé.

Il me suffit de poser les yeux sur elle pour que mon cœur explose, une fois de plus.

James m'a encouragé à aller de l'avant, mais je réalise que ce n'est pas seulement une question de volonté. Pendant des mois, le hasard se chargera de mettre Arabella sur mon chemin. Toujours plus hypnotisante, toujours plus désirable. Je peux combattre mon esprit, mais pas si le destin se ligue contre moi.

En pleine discussion avec l'étudiante avec qui elle tenait le stand de l'Association des Élèves lundi, elle s'installe à quelques tables que la nôtre. D'un coup, j'ai l'appétit coupé. Je ne parviens plus à me concentrer sur ce que Theo est en train de raconter ; je ne vois plus qu'elle. Son rire léger, ses boucles auburn, la manière dont ses lèvres s'entrouvrent lorsqu'elle y porte son gobelet de café.

Je me lève sans l'avoir décidé, abruptement. Les autres Dolphins se tournent vers moi, surpris :

— Mon prochain cours commence plus tôt que je le pensais, je prétends. Je suis désolé, en fait, je dois partir dès maintenant.

Ils hochent la tête et se concentrent de nouveau sur leur petit déjeuner... sauf James, qui a suivi mon regard et qui n'est pas dupe de mon prétexte. Ses sourcils se froncent, mais il lève le pouce lorsqu'il constate que je prends la direction de la sortie de la cafétaria.

J'aimerais y laisser les sentiments qui sont venus me bouleverser, mais c'est peine perdue. Pour le reste de la journée, je ne parviens pas à chasser Arabella de mon esprit. Lorsque vient l'heure de mon deuxième entraînement de la journée, un regard à travers le miroir des vestiaires m'apprend que j'ai les traits tirés.

— Tu penses toujours à elle, devine James dès qu'il me voit, alors que je me poste sous la douche à côté de la sienne.

Je me contente de baisser la tête. Chercher à mentir à mon meilleur ami serait inutile ; et j'ai honte qu'il puisse constater que malgré ses conseils, je me laisse submerger si facilement.

Je suis les mouvements de l'échauffement au sol dans un état second, brûlant de retrouver l'eau qui miroite si près de moi, tentatrice, pleine des promesses de l'oubli dont j'ai besoin.

Bientôt, enfin, elle m'accueille.

Battement. Battement. Battement. Inspiration.

Il y a dans mes mouvements une rage qui n'y était plus hier encore. Je me doute que le coach Cabrera n'appréciera pas de me voir brusquement si brouillon, à boxer la surface davantage qu'à la caresser. Mais ce n'est plus ma raison qui me guide : c'est la partie de moi que je ne peux ni faire taire, ni contrôler.

Battement. Battement. Battement. Inspiration.

Rien n'a changé, n'est-ce pas ? Trois ans ont passé, c'est une autre piscine, mais c'est toujours le visage d'Arabella qui se dessine dans le trouble des lignes d'eau.

Battement. Battement. Battement. Inspiration.

Battement. Battement. Battement... Je me noie, à cause d'elle.

Encore une fois.

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