Chapitre 49 - Caliban

J'ajuste le col de ma chemise en me regardant dans le miroir. De tous les enseignements de mes parents, en voilà un que j'ai retenus : lorsqu'il s'agit de convaincre, l'apparence est un premier pas crucial. Quand Becker posera les yeux sur moi, je dois lui inspirer sérieux et détermination.

Je suis attendu dans son bureau avec Patrizia et Arabella dans un peu moins d'une heure maintenant. Pour la première fois depuis le début de l'année, je manquerai un entraînement de natation pour participer à cet entretien – non que le coach Cabrera risque de me le reprocher, puisqu'il est parfaitement au courant de la situation. Je ne regrette rien ; en fait, malgré mon appréhension, je préfère être au cœur de l'action que dans l'eau, à enchaîner les longueurs sans savoir de quelle manière la discussion évoluera.

Je tourne la tête, inspecte mon rasage. Rien à signaler, mais ne faudrait-il pas que...

— Tu es parfait, ne t'inquiète pas, m'envoie James dans mon dos. Paré à dire à Becker ses quatre vérités.

Je pivote pour faire face à mon meilleur ami, qui m'observe avec un sourire. Lui non plus n'est pas à l'entraînement, toujours à cause de sa fracture au poignet. Cela ne l'a pas empêché de participer à nos actions collectives cette dernière semaine : il a signé la lettre rédigée par Anton – même s'il ne s'alignera pas lors des championnats de ligue de toute façon –, et il est venu régulièrement au clubhouse pour être avec nous lors de nos sessions de brainstorming. Il n'y est pas forcément l'un des plus actifs – je le sens toujours fatigué, de manière générale –, mais cela fait plaisir de voir qu'il s'implique.

La cause est suffisamment importante à ses yeux à lui aussi.

— Tu devrais y aller, maintenant, m'encourage-t-il. Arriver un peu en avance ne te fera pas de mal.

— Oui, chef !

J'enfile ma veste, récupère mon sac. Avant de quitter notre chambre, j'échange un dernier salut avec James, qui serre le poing pour me communiquer un peu de force. J'en aurai bien besoin : je me suis porté volontaire pour faire entendre la voix de l'équipe, et l'ensemble des Dolphins compte sur moi pour me montrer à la hauteur. J'espère que je peux l'être. Je n'ai jamais mené ce genre de discussions ; je ne sais pas comment je réagirai si Becker monte le ton.

Je veux être de ceux qui savent camper sur leurs positions pour défendre leur point de vue. Reste à déterminer si j'en ai la capacité...

Rapidement, je rejoins la station des navettes qui mènent vers le campus ouest, et monte dans la première qui se présente. Une vingtaine de minutes plus tard, j'arrive au centre sportif O'Neill, là où Becker a son bureau – un bâtiment rectangulaire sans charme, juste en face de la piscine.

Les battements de mon cœur accélèrent, et ce n'est pas seulement parce que l'échéance se rapproche. Devant les portes du centre, je viens de repérer une silhouette isolée. Le flamboiement de ses cheveux auburn ne m'y trompe pas : c'est bien d'Arabella qu'il s'agit. Je la rejoins à pas que j'essaie de garder mesurés. Elle aussi a soigné sa tenue : sous son manteau gris ouvert, je distingue son chemisier blanc au tissu fluide, rentré dans sa jupe noire qui lui arrive au-dessous du genou. Elle paraît professionnelle, redoutable – le tout en mettant en valeur ses jambes si parfaitement galbées.

Il n'a pas été facile pour moi de me tenir près d'elle cette semaine. Ma conviction qu'il me faut étouffer les sentiments qu'elle m'inspire n'a pas changé. Ils ne m'ont mené qu'au crash, et je dois m'extraire de cette spirale. Sauf que jour après jour, elle n'a fait que déployer toutes les raisons pour lesquelles elle a conquis mon admiration, depuis cette confrontation avec le proviseur de notre ancien lycée que j'avais surprise. Il brûle en elle un feu capable d'illuminer tout ce qui l'entoure ; elle s'est donnée à corps perdu pour aider Patrizia, sans hésitation ou regard en arrière. Elle est si convaincue de ce qu'elle fait qu'elle n'a aucun mal à entraîner ceux qu'elle souhaite à sa suite. Elle a mobilisé l'ensemble de l'Association des Élèves, et je n'ai aucun doute quant au fait qu'elle répandra l'indignation parmi tous les étudiants de cette université si nous n'avons pas gain de cause aujourd'hui.

À vrai dire, je savais déjà tout cela ; c'est pour cette raison que c'est elle que j'ai contactée lorsque Patrizia nous a raconté sa première discussion avec Becker. Pour solliciter l'aide de l'Association des Élèves afin de faire connaître mes cours d'initiation à la natation, je pouvais passer par Jade ; là, l'idée ne m'a même pas traversé l'esprit. C'est Arabella dont nous avions besoin à nos côtés, en personne ; la suite n'a fait que me donner raison.

C'est aussi parce qu'elle était là que je me suis tant impliqué. Non parce que je nourris encore un quelconque espoir de la reconquérir – voilà bien longtemps que ce mirage m'est passé. Mais parce que la voir se démener m'oblige à me demander ce qui m'empêche, moi, de faire de même. À Thanksgiving, elle m'a accusé de vivre à travers elle. Alors puisque je suis persuadé que m'engager pour aider Patrizia est la chose à faire, je ne ménage pas mes efforts.

Je me doute que cela ne plairait pas à mes parents. J'essaie de ne pas y penser. Ce qui compte, c'est que je n'ai pas ressenti le besoin d'aller frapper l'eau de la piscine ces derniers jours. Toute mon énergie, je l'emploie ailleurs, dans notre combat. Elle y est bien plus utile.

Les yeux noirs d'Arabella ne me quittent pas alors que je comble la distance qui nous sépare. C'est la première fois que nous nous retrouvons seuls depuis ce jour où nous nous étions croisés près du local de l'Association des Élèves ; dans notre silence flotte davantage de sens que dans certaines paroles. Au moins le mélange d'émotions confus qu'elle fait naître en moi : autant de regrets et de colère que de gratitude et d'émerveillement. Les siennes, je suis incapable de les lire, mais il y a une tension dans son attitude ; cela au moins, je suis à même de le percevoir.

— Salut, je lâche, une fois devant elle.

— Salut. Fin prêt ?

Je hausse les épaules.

— Ce n'est pas comme si j'avais le choix...

— En fait, si. Tu aurais pu laisser un autre des Dolphins venir à ce rendez-vous à ta place.

— Mais il fallait bien un volontaire, non ?

Arabella ne répond rien. Quelques secondes s'étirent, au bout desquelles je lui fais remarquer :

— Toi non plus, tu n'étais pas obligée de t'impliquer. Merci de l'avoir fait. D'avoir répondu à mon appel malgré... ce qui s'est passé entre nous cet automne.

Elle me détaille, sans ciller, avant de rétorquer :

— Tu as conscience que ce n'est pas rentré en ligne de compte, n'est-ce pas ? J'ai agi parce que c'était juste. Même si je t'avais détesté, cela n'aurait rien changé. Et je ne te déteste pas, loin de là.

Elle a prononcé ces derniers mots avec une solennité qui m'interpelle... mais sur laquelle je n'ai pas le temps de m'attarder, parce qu'à cet instant, Patrizia apparaît à son tour à l'angle du centre sportif. Nous nous tournons tous les deux vers elle. Ses yeux sont cernés, signe que l'appréhension a dû la tenailler cette nuit ; malgré tout, elle marche vers nous d'un pas résolu.

— On y va ? nous demande-t-elle une fois près de nous. Autant ne pas faire traîner ça plus longtemps que nécessaire...

Arabella et moi acquiesçons, et ensemble, nous pénétrons à l'intérieur du bâtiment pour rejoindre le bureau de Becker.

***

Arabella avait vu juste : la première chose à propos de laquelle notre directeur athlétique nous fait un petit discours lorsque nous sommes assis tous les trois dans son bureau face à lui, c'est l'importance de conserver un cadre de vie serein pour que chacun puisse étudier et pratiquer son sport dans les meilleures conditions possibles – autrement dit, il nous reproche à demi-mots l'agitation que nous avons causée cette semaine. Sa bouche se retrousse fréquemment en une moue contrariée alors qu'il parle, et son regard saute entre Patrizia, Arabella et moi sans se poser, trop mal à l'aise pour se fixer.

— Je ne comprends pas pourquoi vous ne pouvez pas aller voir votre gynécologue pour mettre toute cette histoire derrière nous, tout simplement, conclut-il à l'attention de ma coéquipière. Si vous n'avez rien à vous reprocher, ce sera l'affaire d'une demi-heure, même pas !

Nous avions préparé ce scénario, si bien que Patrizia réplique sans la moindre hésitation :

— Je n'ai rien à me reprocher. Alors justement : pourquoi serait-ce à moi de me plier à une procédure invasive et humiliante ?

— Voyons, les vérifications d'ordre médical sont fréquentes dans le sport, argue Becker. Rien que dans le cadre de la lutte anti-dopage, par exemple. Ou bien êtes-vous également contre ce genre de mesures ?

— Sauf qu'elles sont définies par des règles bien précises, réplique Arabella. Et que la demande que vous avez adressée à Patrizia n'entre absolument pas dans ces cadres.

Tout en prononçant ces mots, elle s'est levée et a laissé tomber sur le bureau tout un dossier de documents qu'elle a préalablement imprimés – une centaine de feuilles, au moins. J'ignore s'ils lui sont tous utiles, mais ils font au moins leur petit effet pour impressionner et prouver qu'elle maîtrise les bases factuelles de la discussion.

— En fait, il me semble plutôt qu'elle viole un certain nombre de nos lois, à commencer par le Titre IX des amendements sur l'éducation de 1972. Jamais vous ne demanderiez à un membre de l'équipe masculine de se justifier de cette manière, n'est-ce pas ? Oh, et souhaitez-vous que nous parlions des normes effectivement mises en place par la NCAA ? Parce que nulle part elles n'autorisent l'entourage d'une athlète à exercer un droit de regard sur la vie privée de l'une de ses concurrentes.

Arabella pointe plusieurs de ses feuilles à mesure qu'elle parle, les poussant sous le nez de Becker – lequel écarquille les yeux, ne s'attendant manifestement pas à une contre-attaque si étayée. Malgré tout, il tente de continuer à se défendre :

— Le problème, c'est que vous savez comme moi que la question de la protection des catégories sportives féminines est brûlante ces temps-ci. Les règles que vous venez de citer changent, et il ne faut pas grand-chose pour attirer une attention nationale. Je crois que nul ici n'a envie que notre université se retrouve sous le feu des projecteurs dans ce cadre – et surtout pas vous, mademoiselle Rizzoli. La perspective d'un examen vous paraît une violation insupportable de votre vie privée ; attendez de voir ce qui se passera si votre féminité devient un sujet de débat public !

— Mais dans ce débat... vous, où vous situerez-vous ?

Becker se tourne vers moi. À mon tour, je me suis levé ; à mon tour, j'ai déposé un document sur le bureau devant lui. Contrairement à Arabella, je n'ai pas ramené un dossier entier. Juste cette plaquette de présentation, que j'avais récupérée lorsque j'étais encore au lycée et que j'étais venu visiter la WestConn lors des journées portes ouvertes. Elle présente les différentes équipes athlétiques ; sa préface est signée par le directeur lui-même, sa photo nous souriant sur le papier glacé.

— L'une des raisons pour lesquelles j'ai choisi de rejoindre cette université, c'est la philosophie que vous paraissiez défendre, je poursuis. « Le sport est un formidable vecteur d'intégration de nos étudiants », je vous cite. « Au-delà des résultats, nous avons à cœur d'offrir à chacun un cadre épanouissant ». Ces belles paroles... n'étaient-ce que des mots, monsieur Becker ? Est-ce que, parce qu'une famille exerce sur vous des pressions, vous êtes prêt à les contredire par vos actes ?

Je marque une pause avant d'ajouter :

— Nous croyions en vous, parmi les Dolphins. Tous autant que nous sommes, nous avons conscience que le sport est bien davantage que des chronos à battre. D'ailleurs, nous n'avons pour la plupart d'entre nous aucun espoir de nous distinguer au niveau national. Ce qui compte vraiment, c'est le vecteur de réalisation personnelle qu'il nous offre, les valeurs de dépassement de soi et de fair-play que nous y trouvons, et les liens si forts qu'il nous permet de tisser avec nos coéquipiers. Tout cela, c'est ce dont votre décision d'exclure Patrizia des championnats de ligue la prive. Et c'est ce que nous sommes prêts à défendre en lui exprimant notre solidarité pleine et entière.

Ces mots, je ne les avais pas préparés, mais ils me sont venus sans la moindre difficulté, parce que j'ai rarement été aussi certain de quoi que ce soit dans ma vie. Ils s'imposent à moi, portés par tous les souvenirs que je me suis déjà créés avec mes coéquipiers dans les quelques mois qui se sont écoulés depuis que j'ai rejoint la WestConn ; par la joie sur le visage de Cody lorsque nous avons passé du temps ensemble à la piscine à Noël ; par la reconnaissance exprimée par les élèves que j'encadre dans mes cours d'initiation. Tout cela est bien plus important que n'importe quelle performance que je pourrais réaliser.

— Les Combs prétendent vouloir protéger le sport féminin en exigeant que des investigations soient menées, mais c'est faux, renchérit Arabella. Si c'était réellement ce qui comptait à leurs yeux, ils se concentreraient sur le principal : permettre à chacune de nager dans les meilleures conditions possibles. Tout ce que leur demande exprime, c'est leur sexisme. Qui sont-ils pour s'arroger en juges de féminité ? Ils n'ont absolument aucune raison de soupçonner que Patrizia se rende coupable d'une quelconque fraude, sinon des assertions absolument intolérables sur son apparence physique. Comptez-vous les soutenir vous aussi, monsieur Becker ? Parce que si vous persistez à lui réclamer cet examen gynécologique pour l'inscrire aux championnats de ligue, c'est ce que vous faites. Et alors oui, il y aura débat public, je vous le garantis. L'Association des Élèves ne pourra pas laisser passer une telle iniquité.

Elle regarde Becker droit dans les yeux, laissant le temps à la perspective de se déployer dans son esprit, puis reprend, sur un ton plus conciliant :

— Les Combs sont parfaitement conscients qu'ils outrepassent les bornes de la légalité, voilà pourquoi ils s'adressent à vous plutôt que d'émettre une réclamation à la NCAA. Ils affirment vouloir régler la situation à l'amiable, mais la vérité, c'est qu'ils savent qu'ils seraient probablement déboutés s'ils passaient par les voies officielles. Je suis à peu près certaine que si vous ne donnez pas suite à leur lettre, ils n'entameront pas d'autres démarches.

Becker ne répond rien. Les mains jointes, il contemple les documents étalés devant lui, encore hésitant. C'est alors Patrizia qui émet une dernière plaidoirie :

— Tout ce que je vous demande, c'est de me laisser participer aux championnats de ligue, au même titre que toutes les autres membres de mon équipe. Si les instances officielles de la NCAA souhaitent me soumettre à des examens, je m'y plierai. En attendant, je veux juste nager. Est-ce vous qui allez me l'interdire ?

Le silence tombe sur le bureau. Arabella observe Becker avec des flammes dans les yeux ; Patrizia passe ses mains sur ses cuisses, angoissées. Quant à moi, j'ai croisé les bras, suspendu aux lèvres de notre directeur athlétique. Nous avons abattu toutes nos cartes ; va-t-il persister dans sa position ou céder ?

Si nous devons continuer à nous battre, nous y sommes prêts, et j'espère que nous avons exprimé notre résolution suffisamment clairement.

Tout de même, j'aimerais beaucoup que nous obtenions gain de cause dès maintenant...

Je dois me retenir de laisser échapper une exclamation enthousiaste lorsqu'enfin, il lâche :

— Très bien. Prenez part aux championnats. Mais si les Combs décident de faire un esclandre, vous aurez été prévenue.

— Nous serons là pour entourer Patrizia, j'affirme. Nous la soutiendrons quoi qu'il arrive.

Becker grimace, et nous fait comprendre d'un signe qu'il préfèrerait que nous quittions son bureau, maintenant. Il n'apprécie pas d'avoir capitulé face à nous, c'est évident.

Mais sa mauvaise volonté ne change rien à l'essentiel : nous avons gagné.

Et lorsque, hors de sa vue, nous quittons le centre sportif O'Neill, mon cœur se gonfle en apercevant les larmes de soulagement qui brillent dans les yeux de Patrizia.

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