Chapitre 47 - Arabella
Lorsque le nom de Caliban s'affiche sur l'écran de mon téléphone alors que je quitte tout juste mon poste au cabinet d'avocats, j'ai d'abord du mal à croire à ce que je vois. Il a été très clair quand nous nous sommes croisés près du local de l'Association des Élèves : il préfère que nous ne nous parlions plus désormais.
Alors pourquoi ce revirement soudain, à peine deux semaines plus tard ?
Je ne m'en offusque pas, bien au contraire. Quelque chose en moi entre instantanément en ébullition, et ma respiration se bloque alors que je décroche. J'ignore à quoi m'attendre, je ne sais pas non plus ce que j'espère, d'ailleurs. Tout ce dont j'ai conscience, c'est qu'il y a une soif en moi lorsque je lâche :
— Allô ?
— Arabella.
La voix de Caliban est ferme. Posée. Entendre mon prénom dans sa bouche m'avait manqué, même si son ton est exempt de la tendresse qu'il me réservait autrefois. Ce qui m'apparaît clairement dès ces premiers instants, c'est qu'il ne m'appelle pas pour me dire que je lui manque, ou quelque chose du genre. Mon trouble se dissipe, chassé par l'inquiétude. Est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose ? Est-ce pour cette raison qu'il m'appelle ?
— Qu'est-ce qui se passe ? je lui demande. Est-ce que tout va bien ?
— Oui, oui... Enfin, pour moi, oui.
« Pour lui » ? Alors qui a un souci, dans ce cas ?
— Si je te contacte, c'est en tant que présidente de l'Association des Élèves.
Bien sûr. Quoi d'autre ?
Mes sourcils se froncent. Je repousse tout sentiment superflu et rassemble ma concentration. Lorsqu'on fait appel à moi, je m'astreins toujours au plus grand sérieux. Il en sera de même aujourd'hui, y compris alors que c'est Caliban qui me contacte. Manifestement, son problème est suffisamment important pour qu'il passe outre l'historique entre nous et ses résolutions de se tenir loin de moi ; cela mérite que je lui accorde mon attention pleine et entière.
— Je t'écoute.
Je l'entends soupirer à l'autre bout du fil. Maintenant que je me suis affermie, c'est à lui de paraître plus hésitant, soudain. Il laisse encore passer quelques fractions de secondes avant de se lancer :
— C'est Patrizia... De l'équipe de natation, si tu te souviens d'elle.
— Je vois très bien, oui.
— Elle brille à chacune de nos compétitions depuis le début de la saison. Mais samedi, ça n'a pas plu à l'une de nos adversaires et à ses parents. Ils se sont mis en tête qu'elle pourrait... être un homme se faisant passer pour une femme pour écraser le championnat. Merde, ça sonne absurde rien que de le dire... Et maintenant, ils ont écrit une lettre de protestation à la WestConn, que notre directeur athlétique prend au sérieux. Il a pris Patrizia en tête-à-tête pour lui demander de passer un examen gynécologique, ou de renoncer à participer aux championnats de ligue qui arrivent.
— Wow.
Mes sourcils se sont haussés au fur et à mesure que Caliban parlait. Depuis que je suis présidente de l'Association des Élèves, j'ai entendu des histoires parfois rocambolesques, mais celle-ci me heurte particulièrement.
— Comme tu dis... Avec les Dolphins, on est tous derrière Patrizia, mais il va falloir aller au conflit avec Becker, et je ne sais pas si nous avons les épaules pour ça. Seuls, en tout cas.
— C'est pour ça que tu fais appel à moi.
Caliban prend une nouvelle inspiration avant de déclarer :
— Oui. Tu es la personne la plus à même de faire plier l'administration de l'université parmi toutes celles que je connaisse, et de loin. Je me doute que tu n'as pas très envie de passer du temps avec moi, toi non plus... mais j'espère que tu seras prête à mettre l'historique entre nous de côté pour aider Patrizia.
Moi, ce que j'espère, c'est qu'il sait déjà quelle sera ma réponse. Je n'ai jamais reculé devant une situation injuste à dénoncer. Ce n'est pas la confusion de mes sentiments lorsqu'il est question de Caliban qui va changer cela. Au contraire, en la matière, ils sont clairs.
Il a besoin de moi, je répondrai présente. C'est aussi simple que ça.
— Évidemment, j'affirme, mon cœur battant tel un tambour de guerre.
Mon cerveau tourne déjà à plein régime, réfléchissant déjà à un plan d'action. Promptement, j'enchaîne :
— Patrizia est avec toi, là ?
— Oui, on est au clubhouse de la piscine, avec ceux de la promo qui pouvaient rester. Enfin, là, je suis sorti histoire de m'isoler afin de t'appeler, mais je ne me suis pas éloigné beaucoup.
— Très bien. Vous pouvez m'attendre ? J'arrive.
***
Je me hâte pour rejoindre le campus ouest aussi vite que possible ; une fois à la piscine, je traverse le hall en trombe avant de monter les marches qui mènent à l'étage. Le claquement de mes talons a dû retentir dans l'escalier, parce que lorsque j'entre dans le clubhouse, huit paires d'yeux sont braquées vers moi. Patrizia est au centre du petit groupe, encadrée par Abigail et Lexie. Amy, Elsie, Anton et Ernest sont à leurs côtés.
Et bien sûr, Caliban est là lui aussi. Je ne m'autorise à croiser ses prunelles bleu océan qu'une fraction de seconde ; plus, et je risquerais de m'y laisser happer.
Je m'avance jusqu'à eux. Sur la table basse entre leurs canapés traînent des emballages de sandwichs : l'un d'entre eux a dû passer à la cafétaria pour les approvisionner. Surprenant mon regard, Abigail se penche pour les rassembler.
Comme si j'allais m'offusquer d'un peu de désordre alors que Patrizia fait face à un bouleversement autrement plus important...
— Merci d'être venue, commence Caliban.
Je lui souris, brièvement.
— C'est bien normal. C'est mon rôle en tant que présidente de l'Association des Élèves : apporter mon aide à ceux qui en ont besoin.
Je capte le regard circonspect que certains des Dolphins posent sur moi. Ils sont au courant de ce qui s'est passé entre Caliban et moi, au moins partiellement : je sais qu'il leur avait parlé de moi à l'époque. Quant à Elsie, elle était aux premières loges pour me voir donner de la voix à la compétition de natation à laquelle j'avais assisté... Lui paraît soulagé que je sois là pour leur prêter main-forte, mais eux ont l'air sur la réserve. Inquiets pour Patrizia, mais prêts à le protéger lui aussi si nécessaire.
Ça ne le sera pas. Je suis là pour accomplir une mission, et c'est là-dessus que je compte me focaliser.
— Bon, expliquez-moi tout, je reprends.
Ils se mettent à parler un peu tous en même temps, racontant des bribes de leur meeting de samedi contre les Warriors, s'offusquant de la position adoptée par Jeremiah Becker, s'inquiétant pour les championnats de ligue qui arrivent prochainement. Je les écoute, rassemblant un maximum d'éléments pour comprendre la situation au mieux.
Cependant, ce qui me frappe à mesure que les minutes passent, c'est qu'ils participent tous à la conversation... sauf Patrizia, la première concernée, qui reste étonnamment en retrait. Je l'observe à la dérobée. Lasse, elle garde la tête baissée, contemplant ses mains liées sur ses genoux.
Or, j'ai besoin de l'entendre, elle. C'est sa voix qui compte le plus. Je suis prête à agir en son nom, mais pour cela, il me faut être certaine de ce qu'elle souhaite. Et je ne pourrai m'en assurer que si elle me parle, à moi directement.
C'est pourquoi j'attends que Lexie termine sa tirade où elle exprime, en termes fleuris, ce qu'elle pense de Penelope Combs et de ses méthodes d'action, avant de déclarer :
— Merci pour vos éclaircissements. Je pense comprendre un peu mieux la situation, maintenant. À présent, pourrais-je parler en tête à tête avec Patrizia quelques minutes ?
L'intéressée relève la tête pour m'observer droit dans les yeux, brusquement. Les autres se regardent ; c'est Anton qui initie le mouvement et se lève en premier.
— Oui, on va en profiter pour aller jeter tout ça, annonce-t-il en désignant les emballages qu'Abigail a rassemblés un peu plus tôt. On vous attend dans le hall, ça vous va ?
J'acquiesce. Les Dolphins quittent le clubhouse ; je ne peux m'empêcher de détailler le dos de Caliban un peu trop longtemps, avant de reporter mon attention sur Patrizia. Elle attend, ses lèvres pincées, ses bras maintenant croisés sur sa poitrine. Doucement, je lui demande :
— Comment tu vis tout ça, toi ?
— À ton avis ? Pas très bien.
Elle a répliqué avec une acidité qui trahit tout ce qu'elle a réprimé jusque-là.
— Cette lettre de la famille Combs... Elle est infâme. Ils prennent un ton mielleux, prétendent agir dans l'intérêt général du championnat féminin, mais la manière dont ils scrutent chacun des éléments qu'ils ont pu trouver sur moi pour les transformer en pièces à conviction est écœurante. Mes temps qu'ils pensent trop bas pour une élève de première année, mon choix de rejoindre une université de division III qui serait d'après eux une tentative d'échapper à des contrôles trop poussés... Mais le plus horrible, ça a été de lire tous les jugements qu'ils ont porté sur mon corps. D'après eux, j'aurais trop de muscles, les épaules trop marquées, la mâchoire trop carrée, la voix trop grave...
Elle se frotte le front avant d'ajouter :
— J'imagine qu'avoir coupé mes cheveux et ne pas chercher à paraître spécialement féminine n'aide pas. Mais je n'aurais jamais imaginé avoir à me justifier de ça. Et je sais que d'un certain côté, la solution que Becker propose aurait l'avantage de mettre fin à tout ça au plus vite. Un document signé de mon médecin, et les Combs seraient contraints de ravaler leurs accusations. Sauf que de quel droit les écoute-t-on ? De quel droit leur permet-on de me scruter comme ils le font, de quel droit me demande-t-on de me justifier face à eux ? Me soumettre à cet examen, c'est leur donner raison. Et à partir de là, où s'arrêteront-ils ? Est-ce qu'ils attaqueront Helen ? Lexie ? Est-ce qu'ils voudront que je leur fournisse aussi un relevé de mon taux d'hormones ou quelque chose du genre ? Moi, je veux juste nager. Mes temps, je les ai obtenus parce que je me suis entraînée pour les faire baisser. J'en étais fière, et maintenant, c'est presque comme si je devais en avoir honte.
— Bien sûr que non. Et d'ailleurs, tu l'as vu : tous les Dolphins sont prêts à faire front commun avec toi.
Ma remarque tire une grimace à Patrizia.
— Oui, et je ne sais pas ce que j'en pense... soupire-t-elle. Ça ne m'a jamais dérangée de rembarrer quiconque, et d'ailleurs, lorsque j'ai discuté avec Becker, le ton est bien monté. Mais je n'ai pas envie d'entraîner tout le monde avec moi dans cette histoire. Il pourrait y avoir des répercussions pour eux aussi... Cet examen, ce serait juste un moment déplaisant pour moi. Est-ce que ça vaut vraiment la peine que je laisse le reste de l'équipe remuer ciel et terre pour me l'éviter ?
— Je ne crois pas que tu forces quiconque à agir, Patrizia. Si les Dolphins souhaitent se mobiliser, c'est librement, parce qu'ils tiennent à toi.
Ses yeux noirs se posent sur moi, interpellés.
— Tu n'as pas à affronter ça seule, j'insiste. Chacun de tes coéquipiers est capable de prendre en son âme et conscience la décision de te soutenir. Ne les repousse pas. Ensemble, vous serez plus forts.
— Je n'ai juste... pas l'habitude qu'on se préoccupe de moi, me confie-t-elle.
Elle se triture le pouce avant de m'avouer :
— Mon père s'est barré pour refaire sa vie sur la côte Ouest quand j'avais dix ans, et il n'a jamais jugé bon de me recontacter depuis. Et ma mère... elle ne s'en est pas vraiment remise. Alors tu vois, j'ai plutôt tendance à ne rien attendre des autres.
— Et pourtant, ils sont là pour toi. Qu'ils soient restés ce soir pour chercher des solutions avec toi le prouve, non ?
Patrizia hoche la tête pensivement.
— Moi aussi, je suis là, j'ajoute. On ne se connaît pas vraiment, mais je peux t'assurer que tu es légitime d'affirmer que l'examen qu'on te demande te met mal à l'aise, et que tu ne souhaites pas t'y plier. Te dresser contre Becker ou non reste ta décision : je comprends aussi tes appréhensions. Mais si tu choisis de te battre... alors je serai à tes côtés pour t'aider.
— Tu saurais comment t'y prendre ? m'interroge-t-elle. Comment on pourrait obtenir gain de cause ?
Mes lèvres s'étirent en un sourire. Si Patrizia se met à discuter stratégie, c'est que la partie d'elle qui hésitait à baisser les bras retrouve du courage. Je m'en réjouis, parce qu'elle ne mérite pas de se soumettre face à l'injustice – pas plus que quiconque.
— Eh bien, oui, j'en ai une petite idée... De ce que tu as raconté de ta discussion avec Becker, ce qu'il paraît craindre par-dessus tout, c'est le scandale. Les Combs ont menacé de porter leurs accusations en public, et il s'imagine que c'est le pire qui pourrait arriver.
Je la regarde droit dans les yeux, affichant toute la confiance en moi que je peux rassembler pour déclarer :
— Mais nous avons la possibilité de le prendre à son propre jeu. Et voilà comment nous allons nous y prendre...
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