Chapitre 45 - Caliban
- Les Warriors sont une équipe solide, mais si vous restez concentrés sur votre nage et que vous appliquez tout ce qu'on a travaillé à l'entraînement, la victoire est à votre portée, clame Cabrera, debout à l'avant du bus qui approche de Willimantic, là où se situe l'Eastern Connecticut State University que nous affrontons aujourd'hui. Allez, c'est la dernière ligne droite avant les championnats de ligue. J'ai confiance en vous pour montrer ce que vous valez.
Il se rassoit tandis qu'Oliver, l'un des Dolphins de dernière année, lance un round d'applaudissements pour le saluer. Cela dit, si les encouragements du coach sont les bienvenus, nous avions déjà tous conscience de l'enjeu de ce samedi. C'est le dernier de la série de meetings que nous avons enchaînés en janvier ; nous sommes tous aussi épuisés que remontés comme des pendules pour la conclure en beauté. Ensuite, nous entrerons dans une période de repos pendant laquelle nous réduirons notre volume d'entraînements, afin de mobiliser les ressources de notre corps en prévision de ce qui est le point culminant de notre année sportive : les championnats de ligue que Cabrera vient de mentionner. Nous y affronterons la dizaine d'équipes des universités les plus proches de la nôtre, et nous avons tous l'espoir de permettre à la WestConn de monter sur le podium cette année, aussi bien du côté masculin que féminin.
Assis juste devant moi, Austin et Vaughn, motivés comme jamais, tentent déjà d'estimer un compte prévisionnel des points que nous pourrons marquer dans les différentes courses - un exercice que j'ai toujours trouvé hasardeux, pour ma part. De l'autre côté de l'allée centrale, Neal se repenche sur son magazine de mots croisés ; assis à sa gauche, Ernest a la tête appuyée contre la vitre et regarde défiler la route, plongé en lui-même. Derrière eux, Anton lit ; Abigail, elle, est retournée pour discuter avec Patrizia et Lexie. Plus loin vers l'arrière, j'entends des éclats de voix de Theo, qui joue aux cartes avec Max, Grant et Kelly.
La place à côté de la mienne est vide. C'est celle de James, d'ordinaire, mais il est toujours retenu loin des bassins par sa blessure. Il me manque ; en fait, il m'a manqué à chacune des compétitions de ce début d'année. Nous nageons dans la même équipe depuis le début de nos années lycée. Sans lui, les meetings n'ont pas la même saveur... Habituellement, alors que nous approchons de notre destination, il aurait fait des blagues pour détendre l'atmosphère, et nous nous serions exhortés mutuellement à faire de notre mieux tout à l'heure. À la place, quand j'ai quitté notre chambre un peu plus tôt, mon sac sur l'épaule, l'expression sur son visage m'a fait mal. Ce n'est plus l'envie pure des débuts, mais quelque chose de plus sombre. Résigné. Comme si tout ce temps où il a été privé de notre passion commune avait brisé quelque chose en lui. Je le trouve bien trop morne ces derniers temps. Son médecin lui a indiqué qu'il devrait pouvoir reprendre la natation fin février ; j'espère sincèrement que tout rentrera en l'ordre pour lui à ce moment-là, dans son moral également. J'ai l'impression qu'il n'est plus pleinement lui-même, et j'ai hâte de retrouver mon meilleur ami.
Alors que notre bus entre sur le campus de l'EastConn, je prends une photo de la vue à travers la vitre et la lui envoie.
On est dans la place ! Souhaite-moi bonne chance !
Il se contente de me renvoyer un pouce levé. Je grimace. Décidément, James est trop peu loquace ces temps-ci. Et dire que d'habitude, c'est lui qui est le plus bavard de nous deux, capable de me bombarder de salves de messages lorsqu'une idée lui occupe l'esprit... D'accord, avec son poignet bandé, il a un peu plus de mal à taper sur son portable, mais tout de même. Quelque chose ne tourne pas rond, j'en suis de plus en plus certain.
Mon téléphone vibre de nouveau. Je ressens un peu de soulagement, me disant que James me renvoie un deuxième SMS un peu plus fourni... mais c'est en fait Jade qu'il provient.
Salut ! C'est aujourd'hui, ton meeting, non ? Je t'envoie plein de bonnes ondes si c'est bien le cas !
Merci beaucoup, je lui réponds. Je vais faire de mon mieux !
Je lui ai écrit, finalement, à l'issue de mon premier cours d'initiation. Au vu de l'aide qu'elle m'a apportée, il me semblait correct de la tenir au courant de la manière dont il s'était passé : très bien. Malgré la brièveté de la séance, j'ai été fier de constater que Wesley, Teri et Andrew, mes élèves, semblaient déjà avoir progressé. Ils étaient ravis, en tout cas ; Teri a pris le temps de me remercier et de me dire que la pédagogie que je démontrais faisait beaucoup pour apaiser la peur de l'eau contre laquelle elle lutte. Et moi aussi, je suis très heureux de me dire que ces initiations peuvent avoir l'impact positif que j'espérais pour elles.
Quoi qu'il en soit, j'ai expliqué tout cela à Jade, et elle m'a félicité. De fil en aiguille, nous avons un peu discuté, si bien que je lui ai parlé du programme de compétitions qui m'attendait à court terme. Il semblerait qu'elle l'ait retenu avec attention... Mine de rien, cela me fait plaisir qu'elle prenne le temps de m'encourager, même si cela ne me procure pas le même shoot de motivation que la fois où Arabella était venue à mon meeting contre les Clark Cougars.
Arabella...
Comme chaque fois que mon esprit s'aventure encore à penser à elle, un courant électrique me parcourt. Je ne m'attendais pas à la recroiser il y a dix jours ; je pensais avoir fait le nécessaire pour l'éviter. Elle m'avait laissé en larmes devant chez mes parents ; je suis fier d'avoir été capable de lui tenir tête sans m'effondrer en la revoyant. À l'intérieur, bien sûr, elle ne me laissait pas indifférent. L'énergie qu'elle met dans chacun de ses mouvements, sa chevelure auburn cascadant autour de son visage comme une rivière de feu, la fragilité nouvelle qu'il m'a semblé qu'elle laissait transparaître... Je suis condamné à rester attiré par tout cela chaque fois qu'elle se trouvera en ma présence, je pense. Mais j'ai retenu la leçon qu'elle m'a infligée : pour moi, elle ne restera plus qu'un idéal fantasmé, que j'ai effleuré avant qu'il ne me glisse entre les doigts. Je dois me détacher d'elle, je l'ai compris à présent. Et je suis heureux de l'avoir revue une dernière fois, pour lui avoir dit tout cela. Un adieu plus construit que celui de Thanksgiving.
Peut-être qu'elle était la femme de mes rêves, mais c'est dans la réalité que je dois vivre. Où la personne que j'aime a des défauts, comme n'importe qui. Contrairement à autrefois, je vois ceux d'Arabella, à présent ; c'est plus facile pour y cristalliser ma colère. Elle est partie si brutalement, m'abandonnant là ; pas cette seule fois, mais également par le passé. James a raison : je ne méritais pas ça.
Je me ressaisis. Un autre enseignement que j'ai tiré de ces dernières semaines : laisser mes pensées vers elle à l'approche d'une compétition n'est pas une bonne idée. Le bus est en train de se garer sur le parking le plus proche de la piscine de la EastConn ; il est temps que je m'efforce de faire le vide dans mon esprit en prévision de mes courses.
Mes coéquipiers comptent sur moi pour marquer autant de points que possible dans notre affrontement avec les Warriors, et je ferai de mon mieux pour être à la hauteur de leurs attentes.
***
Je m'en sors plutôt correctement aujourd'hui. Lors du relais inaugural, Terry, Neal, Theo et moi nous classons troisièmes ; sur mon 50 yards et mon 100 yards nage libre, je termine en quatrième position, ce qui ramène chaque fois deux points pour les Dolphins. Lorsque nous en arrivons au dernier événement individuel de la journée, le 200 yards 4 nages, nous avons suffisamment d'avance du côté masculin pour être quasiment certains de remporter la victoire - et ce, malgré l'absence de James, que notre coach aligne sur cette course habituellement. En revanche, les filles, elles, sont au coude au coude avec leurs adversaires. Lorsque Patrizia, Jana, Melody et Debra prennent place sur les plots de départ, face à quatre Warriors, l'ambiance est électrique. Chaque point qu'elles parviendront à grapiller comptera ; sur le bord du bassin, nous sommes tous debout, prêts à les encourager.
Elles jaillissent vers l'eau dès le coup de sifflet ; nous nous mettons aussitôt à crier pour les soutenir. Dans les gradins, le public fait de même - plutôt acquis à la cause de la EastConn, puisqu'ils nagent à domicile. Et il apparaît rapidement que la lutte sera âpre : en tête, Patrizia rivalise avec Penelope, une senior des Warriors. Elles terminent leur segment de papillon dans le même dixième de seconde ; sur le dos, notre coéquipière perd un peu de terrain, mais elle ne lâche rien et rattrape la tête d'avance que sa concurrente avait prise sur la brasse. Elles basculent dans un mouchoir de poche pour le dernier tronçon, celui de crawl. Les hurlements redoublent sous les hauts plafonds de la piscine : nous avons tous conscience que ce duel est décisif. La première rapportera neuf points à son équipe, alors que la deuxième n'en obtiendra que quatre.
La tension culmine pendant leur ultime longueur. Elles donnent tout dans l'eau, déterminées à grapiller les quelques centimètres qui feront la différence. Lorsqu'elles touchent le mur, c'est presque en même temps ; je suis trop loin pour distinguer laquelle a remporté la victoire. Je lève les yeux vers le tableau électronique des temps, en même temps que le reste des Dolphins... et je bondis de joie en constatant que c'est le nom de Patrizia qui s'affiche tout en haut. Elle a battu son adversaire de trois centièmes. Un cheveu, mais suffisant pour permettre à l'équipe de faire un bond en avant.
Elle lève le poing au-dessus de la surface, essoufflée mais ravie. À la ligne d'eau d'à côté, Penelope, elle, semble furieuse. Elle s'extrait du bassin sans féliciter Patrizia, et fonce rejoindre les bancs des Warriors. Je la vois échanger quelques mots avec d'autres filles, lancer de regards noirs en direction de ma coéquipière.
Cela m'attriste. Il est rare d'être confronté à un manque de fair-play dans les compétitions de natation, mais Penelope semble constituer l'exception à la règle...
Les Warriors remportent le relais 4 x 100 nage libre qui clôture le meeting féminin, mais la deuxième et la troisième place sont prises par les Dolphins, si bien que nos nageuses aussi décrochent leur victoire. Les membres de l'équipe masculine de la EastConn viennent nous serrer la main, beaux joueurs ; mais Penelope et son petit groupe filent droit vers les vestiaires, furieuses. Nous ne nous en préoccupons pas, et l'ambiance entre nous au moment de rassembler nos affaires et de nous changer est joyeuse. Nous ne sommes pas exubérants outre mesure, mais nous n'allons pas nous priver de célébrer notre succès à cause d'une poignée de mauvaises perdantes. Nous nous attendons d'ailleurs à ce qu'elles aient ravalé leur déception au moment où nous nous regroupons dans le hall pour saluer les Warriors avant de remonter dans notre bus pour rentrer à Danbury. Cependant, c'est tout l'inverse qui se produit : l'ambiance glaciale paraît s'être propagée à une bonne partie du public. Penelope est plantée près d'un couple d'une cinquantaine d'années - ses parents, je suppose ; ils murmurent entre eux tout en jetant de fréquents coups d'œil à Patrizia. Ce ne sont pas les seuls parmi nos adversaires à la dévisager. Par petits groupes, ils chuchotent, propageant une rumeur qu'ils n'osent faire éclater publiquement. Tendant l'oreille, je parviens tout juste à saisir des bribes de ces conversations :
- ... vraiment une femme ? Penelope dit que...
- ... vu sa tête ? Un vrai scandale, et ce n'est pas...
- ... on laisse faire ça ?
Le malaise lorsque nous prenons congé est palpable. Même si nous n'avons pas pleinement compris de quoi il retourne, il nous affecte : alors que l'atmosphère devrait être euphorique dans le bus de retour à la WestConn après notre double victoire, il y a comme une retenue chez nous. Elle me peine : voilà que par leur attitude, les Warriors ont réussi à nous salir ce moment dont nous devrions profiter.
Mais c'est un incident isolé. Demain, il sera oublié, et nous nous souviendrons seulement du beau succès collectif que nous avons obtenu. Oui, à ce moment-là, j'en suis convaincu...
Sauf que malheureusement, deux jours plus tard, l'avenir se charge de me faire ravaler ce bel optimisme.
***
Salut à tous ! On entre dans le dernier gros arc narratif du roman, qui est entièrement nouveau dans cette deuxième version... Non, l'incident avec Penelope ne va pas s'arrêter là ! A votre avis, que va-t-il se passer ensuite ?
Caliban et Arabella sont plutôt éloignés dans ces derniers chapitres : est-ce que vous avez l'impression qu'ils progressent chacun de leur côté ? Est-ce que vous avez hâte qu'ils se retrouvent ?
Bonne lecture de la suite 💙
Camille Versi
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