Chapitre 39 - Caliban
— Et voilà, mon fameux fondant au chocolat ! Vous m'en direz des nouvelles !
Ma grand-mère vient de poser le plat fièrement au centre de la table. Ce n'est que le dernier épisode d'un repas dont chaque étape s'est révélée gargantuesque. Je suis arrivé dans sa maison du Vermont hier, le 22 décembre, avec mes parents et Dorian ; nous venons passer une semaine chez elle pour les fêtes. Ma tante est présente elle aussi, avec ma cousine Juliet, qui a une dizaine d'années de plus que moi, son mari et leur fils, Cody, cinq ans. Manifestement, c'est un marathon culinaire qui nous attend, au vu des discussions que j'ai entendues à propos des repas qui nous attendent.
Lorsque mon assiette arrive devant moi, garnie d'une part de gâteau généreuse et de son accompagnement de crème fouettée, je la prends en photo et l'envoie sur le groupe WhatsApp des Dolphins.
@cal.arden : Ma grand-mère a décidé que je coulerai droit au fond de la piscine dès mon retour à l'entraînement...
@the.theo.dwight : T'inquiète, la mienne est pareille. On pourra s'acheter un lot complet de bouteilles de plongée pour nous tous, ça nous reviendra moins cher.
@jamesdavenport : Estimez-vous heureux de pouvoir reprendre l'entraînement, plutôt...
Je grimace. Voilà trois semaines que mon meilleur ami s'est cassé le poignet, et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne le vit pas très bien. Il a du mal à accepter que sa fracture le limite brutalement, lui interdisant de nager et le restreignant dans sa vie quotidienne. J'espère pour lui que ce n'est qu'une phase et qu'il ne tardera pas à remonter la pente... Il s'en veut pour la manière dont l'accident est survenu, et a été déstabilisé de perdre d'un coup le rythme que les entraînements imposent dans notre quotidien. J'espérais que nos examens de fin de semestre passés, les vacances dans sa famille lui permettraient de penser à autre chose, mais j'ai l'impression que c'est l'inverse, qu'il passe encore plus de temps à ruminer.
Malheureusement, à distance, il n'y a pas grand-chose que je puisse faire...
De mon côté, à l'inverse, j'ai l'impression que je vais un peu mieux ; enfin. J'ai toujours mal chaque fois que je pense à Arabella, mais la blessure de James a agi sur moi comme un électrochoc. Un pépin peut nous arriver si vite... Combien de temps encore allais-je passer à me morfondre ? Planter mes compétitions ? Je me suis interdit de retourner à la piscine le soir comme je le faisais, me suis forcé à me concentrer pour réussir mes examens finaux. Je ne peux pas dire que je me sens bien dans ma peau, mais au moins, je me concentre sur autre chose que ma tristesse. J'en ai assez d'être rejeté, d'aimer en vain. Même si c'est difficile, je dois avancer.
Trouver de quelle manière le faire sans elle, c'est autre chose. Elle m'a dit que je devais vivre pour moi-même. D'accord, mais qu'est-ce que cela veut dire, concrètement ?
Plutôt que de me perdre dans ces considérations où je ne manquerais pas de perdre pied une fois de plus, je me penche de nouveau sur mon écran pour envoyer à James des mots de réconfort :
@cal.arden : Toi aussi, tu reviendras ! Un peu plus tard que nous, c'est tout.
@jamesdavenport : En ayant flingué ma saison...
Je n'ai pas le temps de lui écrire quoi que ce soit en réponse, parce que ma mère me réprimande à cet instant :
— Caliban, ton portable !
C'est vrai : je ne suis pas censé le sortir à table... Je le glisse de nouveau dans ma poche, et attaque enfin ce fondant au chocolat dantesque.
Terrible pour les recommandations diététiques que je suis censé suivre, mais délicieux...
J'en ai descendu la moitié quand Juliet se tourne vers moi et me demande :
— Au fait, Caliban, je n'ai pas encore eu le temps de te poser la question... Comment se sont passés tes examens de fin de semestre ?
Je hausse les épaules.
— Ni bien ni mal. Mes notes sont dans la moyenne, c'est déjà ça.
— Il pourrait sans doute faire mieux sans toutes ces heures qu'il passe à la natation, commente ma mère. J'imagine que nous pouvons déjà nous estimer heureux...
Son air est pincé. Moi aussi, je grimace. Des remarques comme celle-là, j'en ai entendu toute mon adolescence. Je n'y prêtais plus attention, mais depuis qu'Arabella m'a quitté, je ne peux m'empêcher de les relever.
T'aimer, c'est te laisser penser que tu es une déception ?
Voilà ce qu'elle m'a dit à Thanksgiving. Je lui ai répondu que mes parents voulaient juste ce qu'il y a de mieux pour moi... Mais je n'arrive plus à fermer les yeux et laisser couler comme je le faisais avant. J'aimerais que pour une fois, ils voient ce qu'il y a de meilleur en moi, plutôt. Pas qu'ils cherchent à me modeler selon leur idéal – celui que Dorian incarne avec tant de facilité.
Peut-être qu'il n'y a rien à voir, cela dit. Malgré tous ses beaux discours, Arabella est partie, au bout du compte. Elle aussi, je l'ai déçue...
Je m'apprête à enfourner une nouvelle bouchée de gâteau pour faire passer ma rancœur quand soudain, la petite voix de Cody m'interpelle :
— Tu fais de la natation ?
Ses grands yeux brillent au-dessus de sa bouche barbouillée de chocolat.
— Eh bien... oui, je lui réponds.
— Tu n'as pas peur des requins ?
Sa question naïve me fait rire. Nous sommes en bout de table, tous les deux – la conséquence d'être les deux plus jeunes de la famille, même si près de quinze ans nous séparent –, si bien que je peux tranquillement continuer à discuter avec lui sans déranger personne tandis que le mari de Juliet détaille pour ma grand-mère et mes parents les avantages de la promotion qu'il vient d'obtenir à son travail.
— Aucun danger, il n'y en a pas dans les piscines ! Et tu veux un secret ?
Cody hoche la tête vigoureusement.
— Moi... je suis un dauphin, je lui souffle.
J'enchaîne en lui expliquant que je suis dans l'équipe de mon université, que nous nageons régulièrement dans des meetings contre celles des autres établissements de notre région – oui, dans des matchs comme ceux de football américain qu'il regarde à la télévision. Je lui parle de notre mascotte, de nos entraînements, des différents types de nage... Il m'écoute, fasciné, en me bombardant de questions qui me donnent l'impression d'être une sorte de super-héros à ses yeux.
— Tu serais capable de traverser l'océan ? m'interroge-t-il.
— Ouh là, ça ferait un peu long, quand même.
— Moi, je pense que tu pourrais.
— C'est gentil, mais il faudra que tu m'accompagnes, sinon je me sentirais un peu seul.
En entendant ma remarque, il secoue la tête.
— Je ne peux pas...
— Et pourquoi pas ?
— Je ne sais pas nager, moi...
— Tu pourrais apprendre, ce n'est pas si compliqué !
— C'est vrai ?
Le regard qu'il pose sur moi est plein d'espoir. Mais je n'ai pas l'opportunité de lui répondre : ma grand-mère me coupe en plein élan en nous invitant tous à débarrasser la table.
Une idée a germé dans un coin de ma tête, cependant. Une demi-heure plus tard, alors que Cody est à la sieste, je profite de trouver Juliet seule dans la buanderie, à plier du linge, pour lui proposer :
— Dis... est-ce que tu serais d'accord si je profitais de notre semaine de vacances ici pour emmener ton fils à la piscine ?
***
— Maintenant, la grenouille, Caliban ! Et si tu arrives après le bip, je te transforme en baleine !
Assis sur le bord du bassin du centre aquatique de Burlington, Cody agite le chronomètre que je lui ai prêté avec un enthousiasme débordant. Ma cousine a été surprise que je me porte volontaire pour passer autant de temps avec lui, et a d'abord protesté qu'elle ne pouvait pas me demander de lui sacrifier toutes ces heures. Mais je lui ai assuré que cela me faisait plaisir, si bien que nous avons maintenant notre routine, le petit garçon et moi. Nos céréales avalées, je l'emmène tous les matins à la piscine. En une semaine, je ne pourrai pas en faire un parfait nageur, mais je suis heureux de constater que de jour en jour, il gagne en confiance dans les exercices que nous effectuons ensemble : faire l'étoile de mer pour se laisser porter par l'eau, battre des jambes en se tenant à une planche, souffler tout son air... Il est motivé, et tout à l'heure, il a eu la fierté de réussir à me rejoindre seul alors que je l'attendais à cinq mètres du bord. Son succès de la séance ; maintenant, il a le plaisir de terminer la séance en endossant pour moi le rôle de coach personnel. Et il est aussi exigeant que Cabrera ! Il choisit quelle nage je dois employer, et gare à moi si je ne remplis pas les objectifs de temps qu'il me fixe. Cela me permet de continuer à m'entraîner malgré les vacances, et nous nous amusons bien tous les deux. Pour une fois, c'est l'esprit léger que j'effectue mes longueurs : avec Cody à proximité, difficile de laisser mes pensées dériver, vers Arabella ou quoi que ce soit d'autre.
— OK, alors regarde ça ! je lui lance.
J'effectue un plongeon avant de réaliser l'aller-retour de brasse qu'il requiert – nous avons donné aux quatre nages des surnoms plus parlants pour son esprit d'enfant. Je touche le mur une fraction de seconde avant que le chronomètre lancé par Cody ne signale le passage de deux minutes. Il applaudit, ravi que j'aie relevé son défi.
— Le dauphin ! Le dauphin ! réclame-t-il.
Mais je n'ai pas le temps de lui montrer mes compétences en matière d'ondulations : l'heure tourne, et nous devons quitter la piscine si nous voulons être rentrés à temps pour le déjeuner familial. Cody râle un peu, avant de me suivre vers les douches, sa main dans la mienne.
À la sortie de la piscine, Juliet nous attend dans sa voiture.
— Alors, champion, comment ça s'est passé aujourd'hui ? demande-t-elle à son fils en le sanglant dans son siège auto.
Mon petit cousin rayonne en racontant comment il a nagé cinq mètres seul tout à l'heure. Elle le félicite, et me lance :
— Bien joué, tu nous as encore garanti une sieste d'au moins une heure cet après-midi !
C'est vrai que nos séances parviennent à épuiser une partie de l'énergie de Cody, habituellement si débordante. Et les adultes ne s'en plaignent pas : Juliet et son mari sont ravis de bénéficier d'un peu de tranquillité supplémentaire en début d'après-midi.
Nous arrivons chez ma grand-mère pile alors qu'elle sort le poulet de son four. Cody gambade jusqu'à sa place, et je le suis. Dorian est déjà installé, se frottant le front.
— Ça s'est bien passé, ta matinée ? je lui demande.
— Oh, rien à signaler, me répond-il. J'ai avancé sur mon livre de mathématiques appliquées au trading, c'était intéressant.
— Génial.
Il travaille autant qu'il le peut pendant ses vacances, comme à son habitude. Moi, je case un peu de plages studieuses quand je le peux, en soirée principalement, mais pas autant que lui, clairement. Un élan de culpabilité me serre le ventre. C'est cela que mes parents soulignent quand ils pointent la différence entre nous. Pourquoi il réussit si bien, et pas moi...
Je suis en train de me demander si je ne me motiverais pas à passer l'après-midi sur mes cours plutôt que de sortir courir comme je l'avais prévu quand Cody, la tête penchée sur le côté, demande à Dorian :
— C'est quoi, le trading ?
Mon frère, surpris par la question, cherche ses mots pour essayer de lui fournir une explication adaptée à son âge. Mais il patauge, et je vois bien qu'il perd rapidement l'intérêt de notre petit cousin... qui me tire par la manche et me souffle à l'oreille :
— Ça a l'air tout pourri, son truc...
Je ne réponds rien ; toutefois, l'après-midi venu, mon choix est fait, et je m'autorise le long footing sur les berges du lac Champlain dont j'avais envie.
***
— C'était trop trop trop trop bien, les vacances !
Accroché à moi pour un long câlin, le nez dans mon cou, Cody refuse de me lâcher alors que ses parents et lui s'apprêtent à prendre la route pour rentrer chez eux, en Pennsylvanie.
— Eh, tu reverras Caliban aux prochaines vacances, Coco, lui assure Juliet en s'efforçant de le détacher. Il faut que tu lui dises au revoir, maintenant.
— Toi aussi, tu seras devenu un vrai dauphin d'ici là ! je renchéris.
— Ouiiii ! Comme Caliban !
Cody bondit pour retomber sur ses pieds, et agite sa petite main avant de suivre son père jusqu'à leur voiture. Ma cousine m'étreint à son tour, en me glissant :
— Merci encore pour tout ce que tu as fait pour lui.
— De rien, ça m'a fait plaisir.
— Non, ce n'est pas rien. Il s'est découvert une passion pour la natation lui aussi, on dirait. Tu as vu à quel point il est ravi de rejoindre une section jeune nageurs en janvier... Ces matinées que vous avez passées ensemble, ça a fait une réelle différence pour lui.
Juliet m'embrasse sur la joue puis s'écarte, passant saluer mes parents à leur tour. Moi, je garde les yeux posés sur Cody, maintenant sanglé dans son siège auto, le sourire aux lèvres.
Ma cousine l'ignore, mais nos séances à la piscine m'ont apporté autant qu'à lui. Elles m'ont permis de penser à autre chose qu'à ma rupture avec Arabella, m'ont redonné le sourire sans même que je me rende compte que je me détournais de ma tristesse.
Mais surtout, pour la première fois depuis longtemps, je me sens fier de moi. Fier de la manière dont j'ai investi mon temps, de l'impact que j'ai pu avoir. Et cette sensation est un cadeau plus précieux que tous ceux que j'ai trouvés sous le sapin il y a quelques jours...
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