Chapitre 34 - Arabella
Les mains crispées dans les poches de mon manteau, je tente de rassembler mon courage. La maison des Arden est devant moi, semblable à mon souvenir : blanche, avec une façade recouverte de lattes horizontales qui lui donne un faux air de chalet. La porte d'entrée prolongée par une large fenêtre au premier étage me donne l'impression de me narguer. Elle doit bien rire, de me voir plantée là depuis deux minutes au moins. Mais c'est plus fort que moi : j'appréhende de m'avancer, d'aller sonner. J'espérais que le temps qui me séparait de Thanksgiving me permettrait d'envisager ce moment avec davantage de sérénité. Ce n'est pas ce qui s'est produit. Au contraire, je suis plus nerveuse que jamais. J'ai espéré qu'avec du recul, Caliban aussi s'apercevrait que ma venue dans sa famille, si tôt, n'est pas une bonne idée ; qu'il reviendrait sur son invitation. Mais non : lui déborde d'un enthousiasme tel que je n'ai même pas trouvé d'ouverture pour lui faire part de mes craintes.
Il est rare que je ne me sente pas à la hauteur de quoi que ce soit. En toutes circonstances, je rassemble mes forces et j'affronte les obstacles qui se présentent devant moi. Là, j'appréhende. Et c'est bien parce que je ne m'autorise jamais à fuir que je ne tourne pas les talons pour m'éloigner de cette maison au plus vite.
Et dire que je me confronte à la famille de Caliban alors que je n'ai même pas encore accepté de rencontrer ses amis chez les Dolphins... Je vais sauter directement du plongeoir le plus élevé.
Lorsque j'étais avec Dorian, je suis venue ici des dizaines de fois. La maison est à quelques rues seulement de notre ancien lycée ; nous y rendre après les cours était facile. Cela m'arrangeait bien : je n'aimais pas emmener mon petit ami chez moi, dans ma chambre si étriquée à côté de la sienne. À l'époque, cependant, je n'avais pas encore pleinement conscience de ce que la différence sociale entre nous impliquait : que malgré un dossier scolaire meilleur que le sien, je devrais renoncer à mon rêve d'entrer dans l'une des universités de l'Ivy League. L'adolescente que j'étais n'avait pas cessé d'espérer un miracle, un coup de pouce bienvenu du destin.
Maintenant, je sais que tout ce que je souhaite atteindre, je dois aller le chercher moi-même. En avoir conscience m'évite bien des désillusions.
J'inspire profondément, vais chercher du bout des doigts la chaîne du collier que Caliban m'a offert, enfoui sous mon col. Je suis là pour lui, j'essaye de m'en rappeler. Ce repas est important à ses yeux ; il sera pénible, mais je peux encaisser. Il a besoin que je lui montre que je suis là pour lui, que notre relation compte pour moi. Alors je me remets enfin en marche vers la porte. Même si j'ai l'impression de devoir arracher mes pieds à une couche de mélasse à chacun de mes pas.
Je me plante sur le seuil, sonne. Quelques secondes plus tard, madame Arden m'ouvre. Elle non plus n'a pas changé : elle paraît tirée d'un magazine pour mères de famille parfaites, avec ses cheveux gris ondulés coupés au carré et son chemisier de soie impeccablement repassé.
— Arabella, me salue-t-elle. Bonjour.
Elle me sourit, mais il y a quelque chose de forcé dans son expression. Cela dit, de mon côté, je ne dois pas vraiment respirer le naturel non plus.
— Bonjour, je lui réponds.
— Laisse-moi prendre ton manteau.
Je retire mon trench-coat et le donne à madame Arden, en la remerciant. Alors qu'elle le range dans une penderie, j'entends des pas dans l'escalier. Je tourne la tête et découvre mon petit ami dévalant les marches depuis l'étage. Son sourire à lui n'est pas feint : il illumine son visage.
— Ari ! s'exclame-t-il.
— Salut.
Il arrive au rez-de-chaussée, traverse l'entrée pour me rejoindre. Sans se préoccuper de la présence de sa mère près de nous, il effleure mon bras de sa paume et dépose un baiser sur mes lèvres. D'habitude, cela aurait suffi à me détendre ; au vu des circonstances, cela me crispe.
— J'ai encore un peu de cuisine à terminer, toussote madame Arden derrière nous. Vous pouvez attendre au salon, les jeunes.
Sur ce, elle s'éclipse précipitamment. Ma bouche se pince, mais déjà, Caliban m'entraîne dans la pièce voisine.
— Je suis content que tu sois là, me glisse-t-il en replaçant une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Tu es magnifique.
— Merci...
Je dois avouer que j'ai passé un peu de temps à me préparer ce matin. Je porte une petite robe noire qui m'arrive un peu au-dessus du genou, et dont l'extrémité des manches trois-quarts est garnie de paillettes argentées ; au creux de son décolleté en V brille le saphir de mon collier. Je me suis maquillée, j'ai coiffé mes boucles et les ai ramenées en arrière. Thanksgiving ne compte pas particulièrement pour moi : elle ne fait pas partie de la culture mexicaine dans laquelle ma mère a grandi. Elle nous prépare souvent des cuisses de dinde à cette occasion, puisque les rayonnages des supermarchés en débordent : c'est tout. Si j'ai fait un effort en matière d'habillement, c'est pour mettre toutes les chances de mon côté face à la famille de Caliban.
Même si à l'intérieur, je suis peu assurée, à l'extérieur, je porte mon armure.
Nous nous asseyons sur l'un des deux canapés recouverts de velours vert d'eau. J'en ai passé, des heures installée contre ces coussins... Immanquablement, mon regard est attiré par ce que je préfère dans cette pièce : l'immense bibliothèque en bois massif qui couvre en entier l'un des murs. À l'intérieur, des volumes reliés sont bien alignés, gardiens du savoir contenus entre leurs pages. Je me demande si quelqu'un ici les consulte parfois. Caliban n'est pas un grand lecteur ; Dorian un peu plus, mais il a ses propres livres dans sa chambre. Quant à monsieur et madame Arden, je ne les ai jamais vus sortir le moindre ouvrage de ces étagères. Le plus probable, c'est qu'ils aient installé cette bibliothèque ici juste pour décorer, parce qu'elle en impose. Je trouve ça triste... mais j'imagine qu'il y a pires manières de dépenser son argent.
D'autres flashs me reviennent en mémoire. Les discussions que Dorian et moi avions à propos de l'avenir dont nous rêvions ; nos révisions communes, sur la table basse à mes pieds. Caliban est présent dans ces souvenirs, mais à leur lisière. Il gravitait autour de nous sans que mon attention se pose réellement sur lui. Je l'appréciais, sans envisager une seule seconde qu'il pouvait y avoir davantage entre nous. Ce n'était tout simplement pas une possibilité à mes yeux : c'était le petit frère de mon copain, rien de plus. Pourtant, quand j'y repense, tout ce que j'ai découvert chez lui ces dernières semaines. Sa douceur, son attention à la moindre des choses que je lui disais, la lumière qu'il irradie quand il est heureux. Dorian était agréable à côtoyer, mais Caliban... Il me complète, m'apporte un équilibre dont je n'avais pas conscience de manquer.
Il me sourit, caresse le dos de ma main. Enfin, je me sens un peu mieux ; je me dis qu'ensemble, nous pouvons traverser ce repas qui m'angoisse et en sortir grandi.
Pile à cet instant, le bruit d'une voiture qui remonte l'allée de gravier devant la maison se fait entendre.
— Ça doit être Dorian qui arrive de Princeton avec Latisha, commente Caliban en se redressant.
Nous nous relevons pour aller les accueillir. Je suis un peu raide, gênée par l'incongruité de ce moment. Madame Arden nous a devancés ; elle ouvre la porte avant même que mon ex et sa petite amie ne l'atteignent.
— Rentrez vite, vous allez prendre froid ! s'exclame-t-elle. Vous arrivez pile à l'heure pour le repas. Bienvenue chez nous, Latisha.
Son ton est bien plus enthousiaste que celui qu'elle a pris un peu plus tôt pour m'accueillir. Elle serre son fils aîné dans ses bras, puis attire Latisha contre elle. En retrait, je les détaille. Cela fait deux ans que je n'ai pas vu Dorian ; dans l'intervalle, il a décidé de se laisser pousser une courte barbe qui lui donne un côté plus mature. Ses éternelles lunettes sur le nez lui conservent cependant le côté « premier de la classe » qui le caractérise depuis que je le connais. À ses côtés, Latisha est rayonnante, ses cheveux crêpus retenus en une queue-de-cheval, de larges créoles pendant à ses oreilles, du rouge à lèvres foncé rehaussant son sourire. Sans paraître intimidée, elle entame immédiatement la conversation avec madame Arden, qui lui demande s'ils ont fait bonne route, et si elle est déjà venue à Danbury. Pendant ce temps, Dorian s'approche de nous.
— Salut, Cal', lance-t-il à son frère.
Ils frappent leurs poings serrés, puis mon ex se tourne vers moi.
— Salut, Arabella. Ça faisait longtemps.
— Carrément.
— J'espère que tu vas bien. Je suis très content pour vous deux, je tenais à te le dire de vive voix.
— Merci.
— Je suppose que tu n'as aucune difficulté à majorer ton cursus à la WestConn. Te connaissant, je ne m'attends à rien de moins.
Sa remarque ne me tire qu'un demi-sourire. Certes, il a raison ; mais est-ce vraiment la première chose qui mérite d'être dite de moi dans une conversation ?
— Je fais ce que je peux, je me contente de lui répondre.
— Évidemment. Moi, à Princeton, j'ai souvent des devoirs bien corsés, mais je m'en tire plutôt bien. J'aimerais décrocher un poste dans la finance à l'issue de mon bachelor, alors si je veux battre tous les autres candidats contre qui je serai en concurrence, il faut au moins ça. Les salaires sont alléchants, ça attire les meilleurs postulants.
La finance... Vraiment un domaine qui ne m'attire pas, malgré les opportunités de carrière qu'il offre effectivement.
— Dorian !
Avec de grands signes, madame Arden fait signe à son fils de la rejoindre, me dispensant de poursuivre cette conversation. Elle enchaîne ensuite :
— Latisha me dit que vous avez eu des bouchons sur la route. Vous auriez dû contourner New York plutôt que de chercher à passer tout droit. C'est plus long en termes de distance, mais il y a bien moins de monde, en général.
Ils continuent à disserter sur le trafic tous les trois, tandis que Caliban et moi restons près de la porte du salon. Quelques minutes plus tard, monsieur Arden apparaît à l'extrémité du couloir sur notre droite.
— Bonjour tout le monde ! clame-t-il. Je suis désolé, j'avais quelques petites choses à terminer pour le boulot ce matin, avant de pouvoir vous rejoindre. Latisha, c'est un plaisir de te rencontrer.
— Je suis enchantée moi aussi, répond-elle en saisissant la main qu'il lui tend.
J'attends qu'il m'adresse la parole à mon tour, mais il se contente d'humer l'air en déclarant :
— Ça sent super bon. Je suis certain que tu t'es encore dépassée derrière les fourneaux, Daisy.
— C'est prêt, d'ailleurs, renchérit madame Arden. On va pouvoir passer à table.
Elle nous guide jusqu'à la salle à manger et nous invite à nous installer sur les chaises à haut dossier. Elle a mis les petits plats dans les grands : nappe blanche parfaitement repassée, bouquet de fleurs fraîches en centre de table, verres à vin... Un cadre trop guindé pour que je me sente à l'aise. Bientôt, elle ramène de la cuisine un plateau de toasts, tandis que monsieur Arden nous sert à boire. La conversation entamée dans l'entrée se poursuit, mais je n'arrive pas à m'y intégrer – il faut dire que les parents de Caliban ne m'ouvrent pas la moindre porte.
— Alors, Latisha, tu étudies avec Dorian, c'est bien ça ? demande madame Arden.
— Oui, nous avons plusieurs cours en commun, répond l'intéressée. Mais il est plus porté sur l'étude statistique, alors que moi, je suis un cursus qui intègre davantage d'algorithmique.
— Ça doit être passionnant ! Qu'est-ce que tu voudrais faire plus tard ?
— Il y a pas mal de débouchés dans le développement informatique, mais je me laisse encore du temps pour évaluer mes différentes options. J'aimerais pouvoir garder un lien avec les mathématiques.
— C'est admirable de suivre un cursus scientifique aussi pointu que celui-là, surtout au sein d'une université aussi exigeante que Princeton. Bravo, ce n'est pas à la portée de tout le monde.
— J'ai fait les efforts nécessaires pour en arriver là, et ils ont payé.
— C'est certain que les recruteurs savent évaluer le mérite des étudiants, et qu'ils ne laissent pas un potentiel comme celui de Dorian et toi leur filer entre les doigts.
Je baisse la tête vers mon assiette. Est-ce que madame Arden se rend compte de ce qu'elle vient de dire ? Elle doit tout de même se rappeler que moi aussi, j'aurais voulu intégrer une telle université, mais que j'ai dû y renoncer pour des raisons financières... L'a-t-elle oublié ? Ou bien est-elle sincèrement convaincue que c'est normal, qu'il y a une forme de justice là-dedans, que son fils aîné est bien doté de qualités intrinsèques dont je ne dispose pas ?
Je coule un coup d'œil vers Caliban, me disant que lui aussi pourrait se sentir rabaissé par un tel commentaire. Mais il continue à manger son toast sans paraître le moins du monde perturbé par la remarque de sa mère. Au contraire, lorsqu'il capte mon regard, il me sourit, comme si rien d'autre que ma présence ne comptait à ses yeux.
— Et vous, où est-ce que vous étudiez ? finit par nous demander Latisha, poliment.
— Juste à la WestConn, l'université de Danbury, répond Caliban. Rien d'aussi prestigieux. Je suis en première année de communication.
— Et moi, en troisième année de droit, j'interviens. J'aimerais devenir avocate.
— Ah, comme ma meilleure amie de lycée. Elle est entrée à Harvard, de son côté. Elle dit que leur bachelor est d'un niveau exceptionnel.
Je sais. C'était mon premier choix...
J'ai un goût amer dans la bouche alors que madame Arden amène à table la traditionnelle dinde de Thanksgiving, accompagnée de sa purée de pommes de terre, de ses haricots verts et de sa sauce aux cranberries. Plus le repas avance, plus il est clair que monsieur et madame Arden ne savent pas comment se comporter avec moi : je les mets aussi mal à l'aise que je le suis moi-même, je le vois bien. Si Latisha n'était pas là, je ne m'en rendrais peut-être pas compte, mais là, c'est flagrant. Ils lui posent question sur question, à propos de sa famille, de sa rencontre avec Dorian, de ce qu'elle aime faire dans la vie ; ils ne se tournent vers moi que bien plus rarement. Et lorsque cela arrive, on ne peut pas dire que cela se passe particulièrement bien. Mon engagement au sein de l'Association des Élèves vient sur le tapis. Enflammée, je me mets à détailler les prochaines actions que nous sommes en train d'organiser, en particulier nos initiatives à l'approche de Noël pour proposer aux étudiants d'avoir un engagement solidaire. Je vois l'expression de madame Arden se faire de plus en plus blasée, jusqu'à ce qu'elle lâche :
— Oui, oui, c'est bien beau, tout ça. Mais moi, je pense que chacun devrait d'abord se décarcasser pour améliorer sa propre situation. Habituer les gens à se reposer sur les autres n'aide personne, au fond.
Monsieur Arden manifeste son approbation en hochant la tête. Moi, je me sens traversée par une bouffée de fureur, et je dois faire à toute ma volonté pour ne pas me lever d'un bond et les confronter tous les deux à l'égoïsme de leur manière de penser. Ce qui me retient, c'est que je ne veux pas mettre Caliban mal à l'aise.
Alors je leur sers un sourire forcé et je me tais, laissant la conversation en revenir à Latisha, ses parents chirurgiens, leur résidence secondaire dans les Rocheuses, le voyage en Europe qu'elle a fait l'été dernier.
J'ai mal à la poitrine, je me sens oppressée. Ce repas est tout ce que je craignais, et pire encore. J'ai accompagné Caliban pour lui manifester mon soutien ; mais de son côté, lui ne fait pas mine de remarquer à quel point l'attitude de ses parents me met mal à l'aise. Il laisse passer chacun de leurs commentaires sans broncher. Lui non plus ne participe pas beaucoup à la conversation : tout ce qui semble lui importer, c'est ma présence. Il m'observe souvent, avec tendresse ; effleure ma cuisse de sa main. Est-il... heureux ? Malgré mon malaise, malgré le peu de considération que sa famille lui accorde ?
Le plat terminé, nous faisons passer nos assiettes à monsieur Arden pour qu'il les débarrasse tandis que madame Arden ramène le dessert de la cuisine : une tarte à la noix de pécan. Je peine à manger ma part : je n'arrive plus à avaler quoi que ce soit, et pas seulement parce que le repas a déjà été bien copieux. Je me force, malgré tout. Je suis presque au bout de ce calvaire : j'ai fait le plus long. Je peux bien tenir encore un peu.
Enfin, la dernière miette de gâteau disparaît ; il y a encore quelques minutes de flottement, puis madame Arden se lève pour débarrasser le plat. Caliban et Dorian commencent à rassembler les assiettes pour l'aider ; je leur fais passer mes couverts, puis récupère les verres pour faire ma part moi aussi. Mais alors que je prends le chemin de la cuisine, monsieur Arden m'arrête :
— Arabella... Est-ce que je pourrais te parler un moment ? me glisse-t-il discrètement.
Prise au dépourvu, je laisse Latisha me prendre la vaisselle que je transportais sans réagir. Un instant, je reste plantée là devant monsieur Arden, les bras ballants. Je n'ai pas envie de le suivre, mais ai-je vraiment le choix ? Comme détachée de moi-même, je lui emboîte le pas jusqu'à son bureau, dont il ferme la porte derrière nous.
— Tu dois t'en douter, Daisy et moi nous posons un certain nombre de questions sur la relation que tu as entamée avec Caliban, attaque-t-il d'emblée, les mains croisées dans son dos.
— La situation est inhabituelle, c'est vrai.
Je pèse les mots que je prononce, ne sachant où monsieur Arden veut en venir.
— Nous ne comprenons pas ce que tu cherches à obtenir en t'accrochant à notre famille, poursuit-il. Séduire notre deuxième fils après le premier... C'est un jeu pour toi ? Une manière de te venger de Dorian parce qu'il a réussi à entrer dans une université de premier plan et pas toi ?
Je suis si choquée qu'il puisse oser formuler une telle hypothèse que je ne pense même pas à me mettre en colère. À la place, l'absurdité de la suggestion me fait pousser un petit rire. Monsieur Arden fronce les sourcils, puis ajoute :
— Caliban a toujours été plus manipulable que son frère, mais tout de même, j'aurais espéré qu'il fasse preuve d'un peu plus de bon sens. Tu vas lui faire du mal quand tu auras eu ce que tu veux, c'est évident.
— Ça ne vous a pas effleuré l'esprit que je puisse ne rien vouloir, justement ? je réplique, incapable de me taire plus longtemps. Ça ne vous concerne pas, mais sachez que c'est lui qui a souhaité que nous nous rapprochions, pas moi.
— Et tu sais saisir une opportunité lorsqu'elle se présente, n'est-ce pas ? Arabella Gomez, toujours prompte à sauter sur la moindre raison de s'indigner pour se mettre en valeur. Nous n'avons pas oublié tout le cinéma que tu faisais au lycée quand les choses n'allaient pas dans ton sens. Quand je pense que tu as failli entraîner Dorian dans tes histoires de protestation contre l'élection bon enfant qui était organisée par votre établissement, et pourrir son dossier scolaire... Tu dois oublier votre vieille rivalité. Il t'a battue ; nous pensions que tu l'avais accepté.
Je serre les poings. Monsieur Arden se perd dans un délire qui n'a rien à voir avec la réalité. Il lit la situation de la manière dont sa femme et lui ont appris à le faire à leurs fils : comme un combat, où tout ce qui compte est de s'élever vers le sommet. Quitte à briser l'estime de lui-même de Caliban parce qu'il n'arrive pas à grimper suffisamment haut dans leur échelle de valeurs.
Par le passé, mon impulsivité m'a souvent joué des tours. Je sais que garder la maîtrise de moi-même est crucial quand une discussion se fait houleuse. Un débat a trop vite fait de glisser du fond à une critique de la forme. C'est pourquoi je m'efforce de garder une voix parfaitement calme pour affirmer :
— Vous vous trompez. Quoi que vous imaginiez, je ne me préoccupe plus de Dorian, et je ne m'intéresse pas à votre famille. Tout ce qui compte à mes yeux, c'est Caliban, et seulement lui.
Oui, mon ton reste sous mon contrôle... mais pas mon corps, qui tremble. Je porte une main machinale à mon collier pour me donner de la force. Monsieur Arden remarque mon geste et lâche, ironique :
— Laisse-moi deviner, ce bijou... C'est lui qui te l'a offert ?
Je garde le silence. Il grimace, et reprend :
— C'est bien ce que je pensais. Continue à prétendre que tu n'attends rien de votre relation après ça...
Je ne me suis jamais sentie aussi humiliée de toute ma vie. Rabaissée, comme si je n'étais qu'une croqueuse de diamants. J'ai beau savoir que ce n'est pas la vérité, je me rends compte que rien de ce que je pourrais dire ne serait susceptible de faire changer cet homme d'avis. Cela me donne envie de hurler de frustration, impuissante comme rarement.
Je comprends mieux pourquoi Caliban a ce besoin de frapper l'eau pour évacuer sa rage, lui qui doit faire face à ce genre de discours depuis son enfance.
Une chaleur brûlante s'est emparée de ma nuque. Des larmes me piquent les yeux. Grand prince, monsieur Arden conclut :
— Nous ne pouvons pas vous interdire de vous voir, bien sûr. Mais sache que nous te gardons à l'œil. Si tu fais du mal à notre fils, nous ne manquerons pas de prendre les mesures qui s'imposent.
Il me détaille pendant encore trois longues secondes, puis il m'adresse un signe de tête bref et quitte le bureau. De mon côté, j'ai besoin de prendre appui sur le dossier d'un fauteuil pour reprendre contenance.
Je ne peux pas rester dans cette maison après avoir été traitée de la sorte. Continuer à agir comme si de rien n'était, même pour faire plaisir à Caliban. Je ne fuis jamais, mais cette fois, je vais le faire. Ce n'est pas une question de manque de courage : je n'en peux plus.
Je sors de la pièce à mon tour, comme un boulet de canon. Je fonce dans l'entrée récupérer mon manteau et mon sac, puis je m'élance à l'extérieur en claquant la porte derrière moi.
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