Chapitre 33 - Arabella
La nuit est tombée sur la WestConn. Je porte machinalement une main à mon collier au saphir : malgré mes réticences lorsque je l'ai découvert, j'ai fini par l'adopter et je le noue tous les jours autour de mon cou, conquise par son élégance discrète et par l'idée, je dois bien l'admettre, que Caliban l'ait choisi en pensant à moi. Puis je jette un regard à l'horloge au bas de l'écran de mon ordinateur : déjà 21h15. Cal' rentrait à l'université après avoir mangé chez ses parents : il doit avoir regagné sa résidence, à présent. Nous n'avons pas prévu de nous voir en ce dimanche soir, mais je dois admettre... qu'il me manque. Et pourtant, cela ne fait que deux jours que nous sommes séparés.
Un sentiment étrange, pour moi qui suis habituée à ne compter que sur moi-même. Plus je passe de temps avec lui, plus je me laisse gagner par la tendresse qu'il m'apporte...
Je suis un peu étonnée qu'il ne m'ait pas écrit en arrivant dans sa chambre : je m'attendais à moitié à ce qu'il le fasse et à ce qu'il propose de passer me saluer de lui-même. J'aurais pesé le pour et le contre, avant de céder et de lui faire une place sur mon matelas pour qu'on regarde un épisode de Suits ensemble – en proposant à Charlotte de se joindre à nous, si elle le souhaite.
Mais pourquoi est-ce que j'attends qu'il prenne l'initiative ? Si c'est ce que je souhaite, autant que je l'admette et que je prenne les devants...
C'est vrai : je me laisse beaucoup porter par Caliban dans notre relation, mais je ne peux pas le lui reprocher si je ne m'autorise pas à faire des pas vers lui de mon côté. Alors je me détourne de mes cours et récupère mon portable pour lui envoyer :
Tu es déjà rentré de Bethel ? Ça te dirait qu'on se voie ?
Encore une surprise : alors que d'habitude, il me répond dans les cinq minutes, cette fois, près d'une demi-heure s'écoule avant qu'une notification ne fasse vibrer mon téléphone. Et le contenu du message de Caliban me déstabilise encore plus :
Je suis à la piscine du campus, pas à ma résidence.
À près de vingt-deux heures ? Un dimanche soir ?
Tout va bien ? je lui renvoie, inquiète. Tu veux que je vienne ?
Les secondes que je passe dans l'attente de sa réponse me semblent s'étirer beaucoup trop longuement.
Qu'est-ce qui s'agite dans ses pensées ? Pourquoi est-il si peu loquace ce soir ?
Finalement, je lis :
Si tu veux me rejoindre, tu peux passer par la porte arrière. Mais ne te sens pas obligée, je sais que tu dois être occupée.
Ne t'inquiète pas de ça. J'arrive.
Je n'ai pas hésité. Le mauvais pressentiment qui s'est logé dans ma poitrine me fait mal. Alors oui, une part de moi se dit que partir ainsi en expédition nocturne n'est pas bien raisonnable, que c'est du temps que je n'investis pas à travailler. Mais je refuse de douter de mon choix à cet instant. Caliban a besoin de moi, c'est ce que m'affirme mon instinct. Je ne suis pas capable de lui tourner le dos.
— Tu sors ? s'étonne Charlotte en me voyant sauter dans une paire de sneakers.
— Je vais voir Caliban, je lui réponds.
Elle lève un pouce, comme la supporter numéro un de notre couple qu'elle est. Je n'ai pas le cœur de lui expliquer qu'il ne s'agit pas de l'escapade romantique qu'elle s'imagine.
Sans compter que je me trompe peut-être. Si ça se trouve, il avait juste envie d'un entraînement nocturne en rentrant de chez ses parents...
— Tu me prêterais ta voiture ? je demande à ma meilleure amie. Il est sur le campus ouest, et les navettes ne fonctionnent pas le dimanche.
Elle acquiesce et me lance ses clés, posées sur sa table de chevet, sans me poser de questions.
— Merci, je te revaudrai ça.
— Allez, file !
Quelques minutes plus tard, je suis assise derrière son volant et je mets son moteur en marche. Je passe les dix minutes qu'il me faut pour traverser la ville sur le point de s'endormir à tourner et retourner dans ma tête les messages de Caliban. J'espère vraiment que je me fais des idées et qu'il va bien.
Mais toujours attentif à moi comme il l'est, il aurait pensé à dissiper mes inquiétudes si ça avait été le cas...
Je me gare sur le parking de la piscine, puis rejoins le bâtiment. Son entrée principale est verrouillée, mais comme Caliban me l'a indiqué, je contourne le bâtiment jusqu'à la porte arrière. Elle est entrebâillée, maintenue ouverte par une chaise glissée dans l'embrasure. Je l'écarte pour passer, et suis immédiatement saisie par la chaleur et l'odeur caractéristique de chlore qui règnent ici. L'obscurité règne sur les lieux ; la faible lueur de la lune qui filtre à travers les larges verrières suffit à peine à ce que je distingue les contours du bassin. Je repère un sac et un tas de vêtements près de la porte ; ceux de Caliban, sans doute. J'abandonne mes chaussures et mon manteau juste à côté, puis je m'avance vers l'eau qui ondule doucement. Je plisse les yeux, cherchant à le distinguer dans la pénombre, mais c'est la mélodie régulière de sa nage qui me trahit sa présence en premier.
Battement. Battement. Battement. Inspiration.
Battement. Battement. Battement. Inspiration.
— Caliban ? je l'appelle.
Les clapotements s'interrompent. Je le repère enfin : il s'appuie sur une planche, ce qui lui permet de flotter sans effort. Je le vois relever ses lunettes sur son front alors qu'il esquisse quelques mouvements de brasse pour se rapprocher de moi sans me lâcher du regard. Il s'immobilise à trois mètres du bord, seul au milieu de l'immensité bleu sombre. Tout près de moi, mais là où je ne suis pas en mesure de le rejoindre. Je m'accroupis jusqu'à m'asseoir sur le carrelage qui borde le bassin, vérifiant au préalable que la zone est sèche.
— Je ne savais pas que la piscine est ouverte la nuit, je souffle, parce qu'il faut bien que je trouve une manière de briser le silence.
— Elle ne l'est pas. Mais le coach Cabrera a donné à tous les Dolphins le code de la porte arrière pour pouvoir y accéder n'importe quand, au cas où. Je ne suis pas sûr qu'il serait ravi de savoir que je l'utilise comme ça, aussi tard, mais bon, c'était un cas d'urgence. Nager m'a toujours aidé à réfléchir, et j'en avais vraiment besoin ce soir.
— Qu'est-ce qui se passe, Cal' ?
Ma voix me paraît plus aigüe, teintée par l'angoisse. Caliban ne me répond pas immédiatement ; à la place, il se laisse couler sous la surface un instant, avant de la crever de nouveau en secouant la tête.
— Juste mes parents, finit-il par déclarer. Ils ont appris pour nous deux, et ils ne sont pas ravis. Encore un domaine où je ne suis que le second après Dorian...
Mon cœur se serre. Caliban ne fait jamais référence à la relation que j'ai eue avec son frère par le passé : il m'a assuré que les sentiments qu'il a pour moi n'avaient rien à voir, et il me l'a largement prouvé. S'il la mentionne maintenant, c'est qu'on a dû la lui renvoyer à la figure, et violemment.
D'un geste du bras qui envoie des éclaboussures autour de lui, il balaye ce qui nous entoure avant de soupirer :
— Et donc voilà, tu vois où je termine à chaque fois que je n'arrive plus à gérer mes pensées. Quand j'ai trop à supporter... Je suis désolé, j'aurais voulu être ton petit ami idéal ce soir aussi, mais je n'en suis pas capable.
— Tu sais que ce n'est pas ce que j'attends de toi, n'est-ce pas ?
Il me regarde comme s'il m'avait entendue, mais pas vraiment écoutée ; les doutes dans lesquels il s'embourbe sont trop bruyants. Tristement, il me confie :
— J'ai entendu l'un de vos anciens camarades de lycée parler de nous, aussi. Timothy.
J'ai besoin de faire un léger effort de mémoire pour me rappeler de lui – je suis presque certaine de ne pas avoir pensé à lui depuis ma remise de diplôme. Oui, c'était un ami de Dorian. Je ne l'appréciais pas plus que ça : je le trouvais un peu trop condescendant par moments. Mais il savait détendre l'atmosphère par des traits d'humour bien placés parfois, et il avait des passions communes avec Dorian, alors il gravitait autour de nous.
— Il ne comprend pas ce qu'on fait ensemble, toi et moi, poursuit Caliban.
— Comment ça ?
— Tu sais bien... Toi, tu réussis tout ce que tu entreprends, tu es major de ta promo, présidente de l'Association des Élèves, tu es intelligente, déterminée, magnifique par-dessus le marché, et moi... eh bien, je n'ai rien qui me démarque des autres. Même en natation, j'ai beau m'entraîner vingt heures par semaine, je ne suis pas si bon que ça. Je ne dépasserai jamais le niveau régional. Quoi que je fasse, je suis médiocre, au mieux. Je suis juste... une déception.
Il me déchire, à parler si durement de lui-même. Mais ce qui me porte le coup fatal, c'est lorsqu'il souffle :
— La preuve : quand Dorian était encore là, jamais tu ne m'as regardé. Et s'il était encore là... C'est avec lui que tu serais, pas moi.
— C'est faux.
Les mots ont jailli hors de moi sans que j'aie besoin d'y réfléchir. Je ne peux pas le laisser dire ça, peindre ce tableau si noir à son propos. Je pousse sur mes mains pour me rapprocher du bassin, quitte à ce que mon jean prenne l'humidité, et je tends le bras pour que mes doigts effleurent l'eau. Je ne peux pas toucher directement Caliban, trop loin de moi, mais c'est toujours ça...
— Est-ce que tu sais pourquoi nous avons rompu, Dorian et moi ? je lui demande, doucement.
Ce n'est pas une partie de mémoire que j'ouvre souvent, mais en le voyant si mal, je le lui dois. Peut-être qu'occulter la relation entre son frère et moi n'était pas la solution, finalement. Peut-être que Caliban et moi avons besoin de nous confronter à ce passé, au moins une fois.
— Parce que vous vous apprêtiez à commencer des études dans deux universités différentes, et que vous vouliez vous y consacrer ? avance-t-il.
— Ça, c'est la réponse simple. La vérité, c'est que même si Dorian était resté à la WestConn, nous aurions quand même rompu. C'est moi qui l'aurais quitté.
Je m'interromps, et ramène mes genoux contre moi. Cela, je n'en ai même pas parlé à mon ex ; l'explication que Caliban vient de me donner nous convenait à tous les deux, alors quel aurait été l'intérêt de creuser davantage ?
— On nous a souvent répété qu'on était similaires, lui et moi, je poursuis. Nos amis de lycée s'extasiaient du fait qu'on formait un power couple, ce genre de choses. Mais c'était juste parce qu'on avait d'excellents résultats scolaires, lui et moi. Au-delà de ça... finalement, on ne voulait pas les mêmes choses. Dorian a toujours visé haut : ce qu'il veut, c'est se construire la meilleure carrière possible. Alors que moi... je désire tout ça, bien sûr, mais ce n'est pas ce qui compte le plus à mes yeux. Ce que j'aimerais, c'est changer le monde. En faire un meilleur endroit, pour tous. C'est pour ça que je m'investis autant à l'Association des Élèves, pour ça que je veux devenir avocate : parce que celle que je suis est indissociable des causes en lesquelles je crois et pour lesquelles je veux m'engager. Si bien que peu à peu, Dorian m'a déçue. Il n'est pas vraiment égoïste, mais j'en avais assez qu'il reste centré sur lui-même. Qu'il lise tout à travers le prisme de la réussite. Oui, nous avions des notes bien plus élevées que celles de nos camarades de promotion, mais ça ne disait rien de nous en tant que personnes.
J'agite ma main sans y penser. L'eau glisse entre mes doigts écartés alors que je reprends :
— Toi, Caliban, ça se sent que tu es différent. Il y a chez toi un souci des autres profond, sincère. Il n'y a qu'à voir à quel point se donner pour ton équipe de natation compte pour toi, ou à quel point tu te préoccupes de moi. Et l'altruisme est peut-être moins flamboyant comparé à l'ambition, mais je ne pense pas qu'il soit indigne de considération. Au contraire.
Le silence retombe sur la piscine. Caliban se laisse flotter, les membres en étoile, le visage tourné vers le plafond. Permettant à mes mots de trouver leur chemin en lui, je l'espère. J'aimerais être capable de lui montrer comment poser sur lui un regard différent que celui, si sombre, qui transpirait de ses paroles.
Finalement, il bascule de nouveau vers l'avant, et fait un mouvement de plus pour se propulser près de moi. Il est suffisamment proche pour que je voie ses yeux briller alors qu'il me souffle :
— Est-ce que ça veut dire... que tu as des sentiments pour moi ?
Ma gorge se noue. Je ne peux pas nier qu'il me touche. En sa présence, un trop-plein s'agite dans des parties de moi que je pensais vides. Oui, je ressens davantage pour lui que ce que je suis prête à admettre...
Mais j'ai peur. Nous ne sommes ensemble que depuis un mois : si peu de temps... Je suis une fille qui garde la tête froide, en toutes circonstances : comment pourrait-elle déjà se la laisser tourner ?
Je voudrais être capable de lui dire les mots qu'il attend. De lui apporter ce réconfort qui lui ferait tant de bien. Sauf qu'ils restent bloqués dans ma trachée, retenus par mes doutes et mes angoisses. Je suis si habituée à garder un contrôle total sur ma vie, en toutes circonstances : envisager de le perdre me terrifie. Alors, parce que je ne souhaite pas mentir, je chuchote, la bouche sèche :
— Je ne sais pas.
C'est le mieux que je puisse offrir à Caliban ; mais ce n'est pas encore assez. Les plaies de son cœur restent béantes, assoiffées d'un amour que je ne suis pas en mesure de lui donner.
Je me sens si impuissante, là, assise au bord de la piscine, alors qu'il replonge rageusement sous la surface, prend appui contre le mur du bassin et se propulse du talon au loin. Reparti dans un crawl sauvage, pour évacuer une frustration qui l'étouffe et dont je n'ai su le libérer.
J'ai envie de pleurer, pour lui, et pour moi aussi, parce qu'une part de moi proteste contre les barreaux d'indifférence derrière lesquels je me musèle. J'ai toujours pensé que l'amour, ce n'était pas pour moi. Que c'était une faiblesse que je ne pouvais pas me permettre si je souhaite avancer sur le chemin dont je rêve.
Jamais encore je n'avais souhaité à ce point parvenir à me convaincre que j'ai tort.
J'ignore combien de temps s'écoule ainsi, Caliban enchaînant les longueurs, et moi l'observant en me perdant en moi-même. Finalement, c'est un bip lointain qui me ramène à moi-même. Je lève les yeux vers une pendule aux chiffres numériques rouge dans un angle de la piscine. 23 heures. Avec précaution, je tends la main pour arrêter Caliban la fois suivante où il revient de mon côté, alors qu'il s'apprête à virer de nouveau.
— Il est tard, je lui glisse. On devrait rentrer.
Il acquiesce, les yeux rougis. La nage ne l'a pas pleinement libéré, je le vois, mais il doit se lever à cinq heures demain matin – afin d'être de retour ici, dans ce même bassin, pour son entraînement.
Il sort de l'eau en silence, récupère une serviette dans son sac et se sèche avant de renfiler rapidement ses habits. Nous rejoignons la porte arrière ; il tire la chaise qu'il y avait coincée pour bloquer la porte à mon intention, et nous sortons.
— Comment tu es venu ? je l'interroge.
Il hausse les épaules.
— En courant. Il n'y a que six kilomètres, ça se fait quand on est motivé.
— Viens, je te ramène. J'ai emprunté la voiture de Charlotte.
Nous traversons le parking déserté pour grimper à l'intérieur, moi à la place du conducteur, lui à mes côtés. Il paraît épuisé émotionnellement, et je ne cherche pas à l'inciter à parler. Mais il me surprend alors que nous remontons l'allée principale du campus ouest, en me lançant :
— Dis... Tu m'accompagneras chez mes parents pour Thanksgiving ?
Je sais pourquoi il me demande ça, et aussi que c'est une mauvaise idée. Je n'ai pas été en mesure de lui ouvrir mon cœur, mais il cherche tout de même à se raccrocher à une preuve que je suis avec lui. Que je ne vais pas l'abandonner, comme il le craint tant.
Sauf que je ne peux rien lui promettre – accepter cette invitation n'est qu'un pis-aller. Et nous retrouver face à Dorian, à ses parents qui ont toujours été si prompts à me juger, risque de le plonger de nouveau dans des abysses comme celles contre lesquelles il lutte ce soir. Il s'imagine sans doute qu'avec moi à ses côtés, il sera capable de faire face, de lever enfin la tête. Et je le lui souhaite – mais j'ai du mal à imaginer que c'est ce qui produira.
Pourtant, je n'ai pas le courage de lui opposer un refus. Pas maintenant, alors que je perçois son mal-être dans toute son ampleur ; celui dont je n'avais eu que des aperçus jusque-là, lorsqu'il me parle du besoin viscéral qu'il a de la natation, lorsqu'il prononce soudain une phrase qui dévoile toute l'étendue du manque d'estime de lui-même qu'il dissimule.
Alors je murmure :
— D'accord.
Il me sourit, un peu de joie enfin retrouvée.
Et moi, mon cœur sombre, parce que même si je n'ai pas eu la force de l'éviter, j'ai conscience que ce que je viens de commettre n'est rien d'autre qu'une erreur.
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