Chapitre 32 - Caliban
Ce week-end est l'un de ceux pendant lesquels je n'ai pas de meeting de natation, alors j'en profite pour aller le passer chez mes parents – d'autant que Dorian, lui aussi, a fait le déplacement depuis Princeton. Sur son chemin, il a fait un arrêt à la piscine de la WestConn à la fin de mon entraînement de samedi matin, afin que je puisse bénéficier de sa voiture pour faire le trajet.
Je me demandais s'il allait me reparler d'Arabella, mais ça n'a pas été le cas ; il n'y a pas non plus eu de gêne entre nous, comme j'aurais pu le craindre. À la place, nous avons discuté comme si souvent par le passé, de tout et de rien – la comparaison entre les cafétarias de nos deux universités nous a occupés pendant une bonne partie du quart d'heure de route.
Chez nos parents, le week-end s'est étiré sans événement notable. Ma mère nous a serrés contre elle lorsque nous sommes arrivés, répétant qu'elle n'en revenait pas que ses deux petits garçons soient des étudiants désormais. J'ai pris une double portion des pâtes qu'elle avait préparées, sans que quiconque en soit surpris : au sortir des bassins, je suis toujours affamé. L'après-midi, nous avons travaillé, chacun dans notre chambre d'adolescent ; j'ai échangé quelques messages avec Arabella, mais pas tant que ça, étant donné qu'elle aussi profitait de son temps chez sa mère. Le soir, j'ai avancé dans mon visionnage de Suits – Ari avait raison, cette série est carrément addictive.
En ce dimanche, j'ai profité de ce seul jour loin de la piscine pour m'offrir une grasse matinée jusque onze heures – cela m'a valu un haussement de sourcils de mon père lorsque je suis descendu prendre mon petit déjeuner, mais il faut bien qu'il se rende compte que reconstituer mes réserves de sommeil est crucial si je veux tenir le rythme qui est le mien en semaine. En milieu d'après-midi, je suis allé courir un peu ; quand je suis rentré, Dorian était installé dans le salon avec l'un de ses amis de lycée, Timothy. Il ne rentre pas si souvent de Princeton, alors il a profité de sa venue pour l'inviter chez nous. Je les ai salués, avant de monter prendre une douche.
Maintenant, nous voilà tous attablés devant le repas du soir – bien sûr, lorsque Timothy a fait mine de rentrer chez lui, ma mère a protesté et a insisté pour qu'il reste. C'est Dorian qui me déposera à ma résidence universitaire, comme hier ; nos affaires à tous les deux sont prêtes, afin que nous puissions nous mettre en route rapidement une fois que nous aurons fini de manger. Plus de deux heures de route l'attendent pour rejoindre Princeton : je ne voudrais pas qu'il rentre trop tard.
Timothy étudie les maths, comme Dorian, mais à Hartford – une ville voisine, à une centaine de kilomètres de Danbury. Mes parents, curieux, lui posent un certain nombre de questions sur son cursus, les matières qu'il a choisies en troisième année, ses perspectives de carrière... Il leur explique qu'il a déjà eu des contacts afin de faire un stage à la NASA, ce qui lui vaut une exclamation impressionnée de la part de mon père.
— Eh bien, il n'y a pas à dire, les amis de notre Dorian sont aussi brillants que lui !
Mon frère accueille le compliment avec un sourire ; c'est à ce moment que d'un coup, ma mère se souvient :
— Oh, j'y pense, j'ai complètement oublié de vous parler de Thanksgiving ce week-end ! Caliban, c'est toujours bon pour toi, tu seras là ?
— Oui, sans souci.
L'université nous offre deux jours de vacances à ce moment-là, pour que chacun puisse rentrer passer un moment en famille. Même les entraînements avec les Dolphins sont suspendus, c'est dire !
— Et toi, Dorian ? enchaîne ma mère. Tu as eu des nouvelles de la conférence à laquelle tu hésitais à assister ?
— J'ai regardé le programme plus en détail, et elle ne me paraît pas aussi intéressante que je le pensais à première vue. Je vais rentrer aussi, du coup.
— Tu es sûr ? On sait que tes études sont importantes, alors ne te sens pas obligé.
— C'est bon, ne vous inquiétez pas.
Il marque une pause avant d'ajouter :
— En revanche, je voudrais vous demander... Est-ce que ça vous embêterait si je venais avec quelqu'un ?
J'écarquille les yeux, surpris. Timothy, lui, se laisse aller en arrière sur sa chaise avec un sourire amusé, comme s'il savait quelque chose que nous ignorons tous encore.
— Eh bien, non, bien sûr, répond ma mère. Qui donc ?
— Une quelqu'une... pouffe Timothy, manifestement ravi d'avoir l'occasion de charrier son vieil ami.
Dorian hoche la tête avant de se lancer :
— Elle s'appelle Latisha. On s'est rencontrés au semestre dernier via des cours communs, et on s'est mis ensemble peu de temps après la rentrée cette année.
La nouvelle semble ravir mes parents. Enthousiastes, ils bombardent mon frère de questions. Pour ma part, je l'observe avec incrédulité. Je me suis confié à lui à propos d'Arabella la semaine dernière ; je me serais attendu à ce qu'il me mette au courant des évolutions de sa propre vie sentimentale en retour... Je l'observe en silence, ne sachant pas trop comment prendre le fait qu'il ne m'ait rien dit. Est-ce qu'il avait peur de m'en parler ? Est-ce qu'il ne voulait pas détourner la conversation de ce que moi, j'avais à lui annoncer ?
Toujours est-il qu'il capte mon regard sur lui... et se fourvoie sur sa cause, car soudain, il lance :
— Mais peut-être que Caliban voudrait inviter quelqu'un à Thanksgiving lui aussi... N'est-ce pas, Cal' ?
Je sens les yeux de mes parents et de Timothy se braquer sur moi, et je me crispe. Je me doute que Dorian a voulu bien faire, estimant probablement que je n'osais pas faire la même demande que lui à nos parents. Mais je n'y étais pas prêt. J'ai encore en tête la manière dont ma mère a réagi lorsque je lui ai parlé de la semaine de débats organisée par l'Association des Élèves, de sa circonspection lorsque j'ai mentionné Arabella. Ce n'est pas que je voudrais dissimuler mon couple à mes parents... Toutefois, j'aurais préféré le garder pour moi encore quelque temps.
Ce choix ne m'est plus offert, désormais. Au vu de la tête que fait ma mère, je ne vais pas échapper à ses questions.
— Oh, le petit Caliban cache bien son jeu ! s'amuse Timothy.
— Tu as quelque chose à nous dire, Caliban ? renchérit ma mère.
J'inspire, puis bombe le torse. Puisque je suis acculé, autant assumer.
— Oui, moi aussi, je suis en couple depuis peu, j'annonce.
— Fantastique ! Et qui est l'heureuse élue ?
— Arabella Gomez.
Il y a un blanc. Ma mère a une moue étrange, comme si elle avait croqué dans un citron trop acide. Mon père penche sa tête de côté – pas bien certain d'avoir correctement entendu, sans doute. Quant à Timothy, il pivote vers Dorian avec une expression choquée. Mon frère est le seul à me sourire avec sincérité, inconscient du malaise dans lequel sa question nous a tous plongés.
— Ah. C'est... surprenant, finit par commenter mon père.
— J'imagine. Mais c'est ainsi, c'est d'elle que je suis tombé amoureux.
— Je suis très content pour eux, m'appuie Dorian.
Nouveau silence. Puisque mon frère m'a manifesté son soutien, mes parents font taire leurs doutes. Mal assurée, ma mère m'interroge :
— Elle t'a fait rentrer dans son... Association des Élèves ?
— Non. Mais en effet, c'est parce que je participais à l'un des débats qu'ils organisaient que nous nous sommes rapprochés.
— Je vois.
Mon père pose une main sur son avant-bras pour la tranquilliser, avant de déclarer :
— Eh bien, si Latisha est la bienvenue chez nous à Thanksgiving, alors nous devons ouvrir notre porte à Arabella elle aussi. Et j'imagine que je n'ai pas besoin de rappeler à mes deux fils que l'amour ne doit pas leur faire négliger leurs études, hm ?
— Évidemment que non ! affirme Dorian.
Sauf que nous savons tous que la remarque ne lui était pas destinée : personne ne doute que sa réussite restera sa priorité. C'est à mon propos que mes parents n'ont jamais cessé d'émettre des craintes. À côté de mon frère, je fais pâle figure, et je sais ce qu'ils se disent : au lieu de me donner encore plus pour arracher des notes à la hauteur de leurs espérances, je me perds dans la natation, et maintenant auprès d'Arabella.
Je baisse la tête, amer. J'aimerais tant leur apporter autre chose que de la déception et de l'angoisse... Mais c'est ainsi : je ne sors pas du même moule que Dorian, plein de passion et d'ambition. Je me contente un peu trop facilement de ce que j'ai.
Et j'ai au moins réussi à obtenir l'affection d'Arabella – même si, souvent, je me demande comment j'y suis parvenu, moi qui n'ai rien d'extraordinaire. Ça compense tout le reste, n'est-ce pas ?
Mon père change de sujet pour relancer la conversation – à propos des derniers travaux qui ont été entrepris dans le centre-ville de Danbury –, et nous évitons soigneusement de remettre la moindre question non-consensuelle jusqu'à la fin du dîner. Après ça, je m'occupe de charger le lave-vaisselle pendant que Dorian se prépare en vue des deux heures de conduite qui l'attendent. Il en profite également pour saluer Timothy ; il l'accompagne à l'extérieur, et le salue au bout de la courte allée qui relie notre maison à la route.
Ils pensent sans doute être hors de portée de voix, sauf que ce n'est pas le cas. À travers la fenêtre de la cuisine que ma mère a laissée ouverte pour aérer afin de dissiper les odeurs de nourriture, leur conversation me parvient sans que je cherche à l'épier.
— Ça ne te paraît pas trop bizarre, que ton frère sorte avec ton ex ? demande Timothy à Dorian.
— Si, un peu. Mais bon, c'est leur vie, ils font ce qu'ils veulent.
— Quand même, moi, je ne pourrais pas. C'est quoi, son délire, à Caliban ? Ça le fait triper de récupérer tes restes ?
— Arabella n'apprécierait sans doute pas que tu l'appelles comme ça...
— Justement. Je ne l'ai pas revue depuis le lycée, mais elle était exceptionnelle, cette fille. Elle avait envie de bouffer le monde. Qu'est-ce qu'elle fait avec lui ? Il a deux ans de moins qu'elle, et je sais que c'est ton frère, mais toi aussi tu dois admettre qu'il n'a rien de vraiment remarquable. Elle est prête à se laisser tirer vers le bas comme ça ? Elle te regrette, tu crois ?
— Écoute, je ne cherche pas à comprendre. Moi, je suis avec Latisha, maintenant.
— Et tu as l'air d'avoir tiré le gros lot, c'est vrai. Tu crois que tu auras le temps de me la présenter quand vous viendrez à Danbury pour Thanksgiving ?
— Je lui en parlerai, mais on pourra sans doute s'organiser ça. Allez, rentre bien, mec. C'était cool de te voir.
— Carrément.
Ils échangent un check. Moi, je recule de la fenêtre, le cœur au bord des lèvres.
C'est donc ça que pensent les gens lorsqu'ils me voient avec Arabella. Que je ne suis pas à sa hauteur, et que je ne le serai jamais.
Une part de moi voudrait sortir en trombe, confronter Timothy et lui faire ravaler ses propos. Mais ce serait hypocrite, parce qu'ils font écho aux exacts mêmes murmures qui soufflent à mon oreille. Ceux qui me glissent que je ne dois l'attention d'Ari qu'à la chance, et que la moindre faille dans le dévouement que je lui consacre l'éloignera de moi irrémédiablement, parce qu'elle percera à jour le fait que je ne suis qu'un moucheron attiré par sa lumière.
Le mal-être qui s'agite en moi est intense, déchirant. Un mélange de dégoût et de fatalité. Il est différent de celui qui me saisissait au lycée, quand je désespérais qu'Arabella pose un jour son regard sur moi. Malgré tout, il a un goût familier. Celui de l'échec à dépasser les contours trop limités de celui que je suis. Celui de la noyade, d'une chute dans l'obscurité.
— Caliban, tu viens ? On y va ?
Je ferme les yeux en entendant l'appel de Dorian. Je ne veux pas lui laisser entrevoir mon accès de faiblesse : j'en ai honte, à côté de lui à qui tout réussit si facilement. Il n'est pas responsable de mon état par ses succès : si je ne suis pas capable de suivre ses traces, c'est ma faute à moi, et à moi seul.
Je me compose une expression neutre – quoiqu'un peu empruntée, je m'en doute – pour embrasser mes parents, puis je récupère mon sac et grimpe avec mon frère dans sa voiture.
Cette fois, pendant le trajet jusqu'à la WestConn, je suis incapable de lui faire la conversation. Et il doit percevoir mon malaise malgré tous mes efforts pour le cacher, parce qu'il ne cherche pas à engager la discussion lui non plus.
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