Chapitre 19 - Arabella

La chambre que je partage avec Charlotte est complètement noire lorsque j'y pénètre : ma meilleure amie est couchée. Cela n'a rien d'étonnant, étant donné qu'il est près d'une heure du matin, mais je ne suis pas habituée à rentrer alors qu'elle s'est déjà mise au lit : elle a plutôt tendance à veiller tard.

Une preuve de plus que ce soir, j'ai fait du grand n'importe quoi...

Je m'approche de mon lit sur la pointe des pieds, comptant sur ma mémoire pour ne pas rentrer dans quoi que ce soit, et tâtonne pour trouver mon pyjama. Alors qu'enfin, ayant mis la main dessus, je rebrousse chemin vers le couloir pour aller me changer au bloc sanitaire, une voix ensommeillée retentit dans mon dos :

— Alors, c'est à cette heure-là qu'on rentre ?

— Andreas a proposé à tout le monde d'aller boire un verre après la table ronde, je réponds d'un ton que j'essaye de garder aussi léger que possible. Tu devrais être contente, toi qui me pousses toujours à sortir !

— Hm hm.

Je bats en retraite, attrapant ma trousse de toilette au passage, et reviens dans la chambre quelques minutes plus tard une fois changée. Je me glisse sous ma couette et m'allonge, le regard tourné vers le plafond. Vu l'heure tardive, j'aimerais m'endormir rapidement, histoire de récupérer au moins un peu avant ma journée de demain. Mais mon cerveau en a décidé autrement. Des flashs du baiser que j'ai échangé avec Caliban s'invitent sous mes paupières.

J'ai toujours les idées en vrac à cause de ce qui s'est passé. Pourquoi est-ce que nous nous sommes embrassés, d'abord ? On passait un bon moment à discuter, mais je n'avais pas conscience que je pouvais désirer... plus. Qu'est-ce que cela veut dire de moi ? Qu'est-ce que cela signifie pour la suite ? Est-ce que j'ai apprécié ce moment ? Je voudrais me dire que non, que c'était une erreur et que je la regrette déjà, mais mon inconscient n'a pas l'air d'accord : lui, il s'efforce de me rappeler à quel point les lèvres de Caliban étaient chaudes contre les miennes, à quel point les muscles de ses épaules et de sa nuque que j'ai effleurés étaient fermes...

Les minutes passent, les unes après les autres. Mon esprit ne semble pas vouloir s'apaiser. Les questionnements bouillonnent en moi, si bien que j'ai du mal à les contenir. Et finalement, je murmure dans le silence de la chambre :

— Charlotte ? Tu dors ?

Un grognement vaguement négatif me répond.

— Il s'est passé quelque chose ce soir, j'ajoute.

Dans les trois secondes, un cliquetis retentit, et une lumière tamisée chasse l'obscurité. Ma meilleure amie est tournée vers moi, la main sur l'interrupteur de sa lampe de chevet – une veilleuse en forme de licorne qu'elle possède depuis qu'elle a quatre ans et qu'elle a tenu à emmener avec elle lorsqu'elle s'est installée à l'université.

Elle m'a fait du chantage pour que je jure solennellement de ne JAMAIS révéler son existence à qui que ce soit. Charlotte tient à sa street cred...

Ses sourcils se froncent ; elle commence à s'inquiéter, je le vois, alors je m'empresse de préciser :

— Rien de grave, hein !

— Crache le morceau, Ari. Si ça t'empêche de dormir la nuit, ça mérite forcément qu'on en parle.

Ma respiration est bloquée dans ma gorge ; mon aveu a du mal à venir. C'est dans un chuchotis que je le laisse s'échapper :

— Caliban et moi... On s'est embrassés tout à l'heure, au bar.

— Wow, wow, wow !

Charlotte est parfaitement réveillée, à présent. Elle s'assoit sur son lit avec la vivacité d'un diable qui sort de sa boîte, les yeux braqués sur moi.

— OK, ça, c'est un scoop, reprend-elle. Qu'est-ce qui s'est passé, exactement ?

J'inspire, puis lui raconte ma soirée : comment Caliban m'a soutenue face à Dustin et son comportement déplacé. Comment, une fois au bar, nous nous sommes rapidement retrouvés seuls à notre table à discuter. Comment, détendue, je me suis laissée aller à flirter avec lui sans réfléchir aux conséquences. Comment nous avons rejoint la piste de danse ; comment, enfin, nos corps sont entrés en collision.

— Et ensuite, j'ai paniqué et je me suis enfuie... dis-je, penaude, en guise de conclusion à mon récit. D'un coup, je me suis souvenue de ce qu'il ressent pour moi, et ça m'a mis trop de pression.

— Alors tu as décidé de le planter là pour la deuxième fois.

— Je ne suis pas tenue de partager ses sentiments... j'avance pour me défendre.

— Oui, enfin, ce soir, tu l'as embrassé de ton plein gré, non ?

Je triture le coin de ma couverture, perturbée par ce constat dont je ne sais que faire.

— Tu le défends juste parce que tu l'as trouvé super beau lorsqu'on l'a vu à la journée d'accueil, je tente de plaider, pour détourner la conversation.

— Parce qu'il ne l'est pas, peut-être ? me renvoie Charlotte. Et oui, ça compte, mais de ce que tu m'en as raconté, il est en plus hyper prévenant, à l'écoute de ce que tu as à lui dire, et à fond sur toi. Ça fait pas mal de points en sa faveur. D'ailleurs, si mes meilleurs talents de psy ne me trompent pas, tu as bien un faible pour lui. Sinon, jamais tu ne te serais mise dans une situation aussi embrouillée. Je me trompe ?

— C'était peut-être juste le contexte de la soirée qui m'a poussée à me rapprocher de lui...

— J'y crois moyen, mais soit. Même si c'était le cas, tu aurais pu tout simplement continuer à l'embrasser et profiter du moment. Mais tu t'es barrée. Alors, qu'est-ce qui te bloque ?

Je ramène mon oreiller contre moi et le serre entre mes bras, comme s'il pouvait devenir un bouclier pour tenir à distance la vulnérabilité qui m'assaille soudain.

— Je ne veux pas d'un amour comme celui dont il rêverait, je souffle. C'est trop... intense. J'ai des projets, des objectifs à atteindre ; je ne peux pas prendre le risque que ma vie déraille parce que je me retrouverais absorbée par un mec. J'ai beaucoup trop de choses à réaliser. Or, je sais que Caliban ne se contenterait pas d'une relation sans prise de tête, ce serait un gouffre qui aspirerait de plus en plus de mon temps.

— C'est triste de raisonner comme ça, Ari. Peut-être que tu n'as pas besoin de choisir ? Peut-être que tu parviendrais à gérer l'un et l'autre, une trajectoire professionnelle brillante et une vie personnelle épanouie ? En tout cas, s'il y a bien quelqu'un que j'en pense capable, c'est toi.

— Il n'y a pas que ça. Tu l'as dit, Caliban est à fond sur moi. Tu aurais entendu sa déclaration sur le ponton... Ça fait des années qu'il m'a remarquée. De mon côté, il m'a attirée ce soir, mais clairement, je n'ai pas de sentiments aussi profonds. Il y a encore un mois, je le rembarrais quand il tentait un rapprochement !

— OK, il s'est montré maladroit. Mais au vu de qui s'est passé aujourd'hui, il n'était pas complètement à côté de la plaque, non ?

— Il n'empêche qu'il attendra toujours davantage de moi, et ça nous conduirait droit dans le mur.

— Je vois...

Charlotte me dévisage d'un air pensif. J'attends, sans rien dire ; je sais qu'elle ne laissera pas la conversation s'arrêter là. Et en effet, sa question suivante ne tarde pas à fuser :

— C'est ce que tu ressentais avec Dorian ?

— Dorian ?

Je me suis braquée en prononçant ce prénom. Je n'ai pas envie de penser à lui à cet instant, pas envie de penser au lien que Caliban et lui entretiennent. J'avais réussi à le tenir enfermé dans un recoin de ma mémoire jusque-là... mais Charlotte a raison d'en forcer la serrure.

— Eh bien, oui, développe-t-elle. Tu es restée en couple plus d'un an avec lui, non ?

— Presque deux, même, je la corrige.

— Est-ce que tu avais aussi l'impression de perdre du temps à ses côtés ?

Je soupire.

— C'était différent. J'étais plus jeune à l'époque, j'avais une conscience moins claire de ce que je voulais pour l'avenir et des choix qu'il me faudrait faire pour l'obtenir. C'était le lycée, aussi, le niveau d'exigence y était moindre. Et puis, Dorian et Caliban sont très différents.

— En quoi ?

Charlotte pose sur moi un regard scrutateur. Je prends quelques instants pour chercher mes mots avant de lui expliquer :

— Dorian et moi, nous formions un couple de bons élèves, tu vois ? Nous nous disputions les meilleures notes, nous nous croisions sans cesse à la bibliothèque pour y travailler. Nous mettre ensemble n'a été qu'une suite logique à tout ça. Je n'avais aucun mal à tenir mes sentiments pour lui sous contrôle, et je savais qu'il ne m'en voudrait pas si je ne faisais pas de lui ma priorité : je n'étais pas la sienne, moi non plus. Mais Caliban... Il y a une passion en lui que son frère n'a jamais eue.

— Ça t'effraie, j'ai compris. Mais en même temps, ça t'attire davantage, je me trompe ?

— Je ne sais pas. Et je ne peux pas me permettre de chercher à le découvrir.

Mon ton est devenu tranchant. Pourtant, Charlotte se fend d'un demi-sourire, et conclut :

— La bonne nouvelle, c'est que ce n'est pas ta relation passée avec Dorian le problème, n'est-ce pas ? Tu aurais le même dilemme si Caliban n'était pas son petit frère.

Je penche la tête sur le côté.

— C'est quand même gênant. Ça ne se fait pas, ce genre de choses.

— Est-ce que toi, ça te gêne ?

Je réfléchis, me remémorant ma soirée. Si je suis honnête avec moi-même, je dois reconnaître que je n'ai quasiment pas pensé à Dorian lorsque je discutais avec Caliban ; j'en avais même oublié leur lien, absorbée par ce qu'il m'a dévoilé de lui, et de lui seul. Il est juste... Caliban, voilà tout.

— Pas tant que ça... je souffle.

— C'est vrai que la situation est bizarre, mais il y a des histoires bien pires, rebondit Charlotte. Tu ne devrais pas te laisser arrêter par la peur de ce que les gens pourraient penser, ou je ne sais quoi de ce genre-là. Tu ne veux pas juste te laisser porter ? Essayer ? Ce n'est pas de t'engager pour la vie qu'on te demande, juste de tenter le coup. Caliban m'a l'air d'être prêt à se réjouir de toute place que tu voudras lui accorder. Vois ce que ça peut donner, vous deux, sans te prendre la tête. Tu fais de tout ça une question de principe, mais est-ce que tu as vraiment besoin de planifier d'avance ce qui pourrait se produire ? Si tu vois qu'en effet, tu n'es pas bien dans votre relation, il sera toujours temps de revenir en arrière et de rompre.

— Je lui aurais donné des faux espoirs, et ça lui fera mal si tout s'arrête brutalement.

— Pas plus que si rien ne commence...

Le silence envahit notre chambre. Je sens les mots de Charlotte se frayer un chemin en moi, imprégner la partie de mon esprit qui ne demande qu'à se laisser convaincre.

— Il m'a envoyé un message, tout à l'heure, je révèle. Après que j'ai quitté le bar.

Je l'ai lu, mais je n'y ai pas répondu, parce que je n'étais pas en état de le faire...

— Qu'est-ce qu'il disait ? me demande ma meilleure amie.

Je récupère mon téléphone sur ma table de chevet et lis à haute voix :

— « Je comprends parfaitement que tu sois partie, et je ne t'en veux pas. Si tu souhaites qu'on continue à discuter tous les deux, ou qu'on se revoie, n'hésite pas à m'envoyer un SMS – même si c'est dans plusieurs jours, ou semaines. Rentre bien, et prends soin de toi. »

Je lève ensuite les yeux vers Charlotte. Elle a une lueur attendrie dans le regard.

— C'est mignon, commente-t-elle. Tu vois, même lui ne cherche pas à te mettre la pression, il t'invite juste à faire un pas vers lui.

— Tu penses que je devrais le faire, alors ?

— Ça, c'est à toi d'en décider. Mais si j'ai un conseil à te donner, c'est d'écouter ton cœur et pas ta raison, pour une fois. Je suis sûre que tu pourrais être agréablement surprise...

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