Chapitre 12 - Caliban
Mon portable vibre dans ma poche. Je l'en extrais plus par réflexe qu'autre chose.
Après de longues minutes d'hébétude, j'ai fini par me traîner jusqu'au chalet. Je ne pouvais pas rester sur le ponton, dont l'atmosphère si romantique me renvoyait à la figure toute la cruauté de mon échec. La remise dans laquelle je me suis réfugié me semble bien davantage en adéquation avec mon état d'esprit : sombre, sordide, abandonnée de tous.
Idéalement, il aurait fallu que je rentre sur le campus, histoire de me terrer dans ma chambre et de m'enrouler dans ma couverture avec mes sentiments heurtés. Mais pour la rejoindre, il n'y a pas d'autre solution que d'emprunter les navettes réservées par les Zeta Beta Tau, et la perspective de passer une vingtaine de minutes enfermé dans l'une d'elles, tous les passagers me dévisageant, me semble insupportable.
Maintenant, j'en viens à envier le vélo d'Anton qui me laissait si sceptique tout à l'heure... Je serais prêt à pédaler, du moment que je peux préserver ma solitude.
Je ne me voyais pas retourner au cœur de la fête dans mon état ; je cherchais juste un endroit pour m'isoler. Si bien que quand j'ai vu une porte métallique sur le côté du bâtiment, j'ai essayé de la pousser, sans grand espoir. Elle s'est ouverte, pourtant ; derrière, j'ai découvert ce petit espace où est entreposé du matériel de jardin, qui doit être disposé au bord du lac lorsque la météo s'y prête davantage. Je me suis assis sur une pile de transats et ai posé au sol mon gobelet de bière auquel je me cramponnais toujours, inexplicablement. Depuis, je n'ai pas bougé, incapable de m'extirper de la spirale sans fin dans laquelle le rejet d'Arabella m'a plongé. J'ignore combien de temps s'est passé depuis qu'elle m'a abandonné sur le ponton ; en revanche, ce que je sais, c'est que je l'ai revue me briser le cœur au moins une centaine de fois dans mon esprit. Pourtant, je n'arrive pas à me forcer à penser à autre chose, parce qu'alors, j'accepterais que ce qui a eu lieu ne peut être modifié. Que j'ai voulu prendre le pari de me dévoiler à elle, et que j'ai perdu.
Machinalement, j'allume l'écran de mon téléphone et le déverrouille. Le message que je viens de recevoir est de James :
Tu es où, mec ? Ça fait au moins une heure que je ne t'ai pas vu, tout va bien ?
Je laisse tomber le portable à côté de moi, la gorge nouée. Je n'ai pas envie de répondre, parce que je n'ai pas encore envie de voir qui que ce soit - et si je lui dis où je suis, mon meilleur ami va se douter qu'il s'est passé quelque chose et rappliquer aussi sec, c'est évident. Pour autant, si je m'écoutais, je sais qu'il se passerait plusieurs jours, voire au moins une semaine avant que je ne me sente de nouveau capable d'affronter le monde, et ce n'est pas envisageable que je m'isole pendant aussi longtemps. Je viens de commencer l'université, c'est le moment ou jamais de me tisser des liens qui perdureront pour mes années d'études à venir, et même au-delà. J'ai déjà gâché une bonne partie de cette soirée en allant retrouver Arabella plutôt qu'en continuant à faire la connaissance des Dolphins. Je dois limiter la casse.
Et puisqu'il faut bien une première personne à revoir après ce qui s'est passé, James est sans doute le meilleur choix.
Alors je récupère mon téléphone et me résous à taper :
Je suis dans la remise sur le côté du chalet. Tu la trouveras facilement en longeant le mur extérieur, la porte n'est pas verrouillée.
Je soupire, relis mon message, puis en envoie un deuxième dans la foulée :
Non, ça ne va pas.
James l'aurait sans doute déduit seul - qui se cache dans un placard pendant une fête étudiante s'il va parfaitement bien ? - mais en le précisant, je me prépare psychologiquement à tout lui raconter. Ce qui me tord le ventre d'angoisse par avance, mais cela vaudra toujours mieux que me forcer à refouler ma tristesse.
Sa réponse est quasi immédiate :
OK. J'arrive.
J'abandonne mon portable sur la pile de transats voisine, cette fois définitivement, et me prend la tête entre les mains, les larmes envahissant de nouveau mes yeux.
Il ne faut que quelques minutes à mon meilleur ami pour me rejoindre. J'entends la porte de la remise s'ouvrir dans un grincement, un interrupteur cliqueter, et d'un coup, la lumière crue d'un néon envahit la pièce - tout à l'heure, quand je suis entré, je n'ai pas pris la peine de l'allumer.
- Pouah, ça pue le renfermé, ici, lâche James.
- Je suis désolé... je souffle.
J'essaye de prendre en compte sa sensibilité aux odeurs en temps normal, pour éviter de l'emmener dans des endroits où elle pourrait le gêner. Ce soir, focalisé sur la douleur qui me vrille, je n'y ai pas pensé ; cela m'emplit de culpabilité.
- T'inquiète, je vais faire avec, me rassure-t-il en venant s'asseoir à côté de moi. Au moins, avec si peu de glamour, on est sûrs qu'un couple ne débarquera pas pour s'emballer. Figure-toi que Theo cherchait un coin tranquille pour squatter avec sa conquête de la soirée tout à l'heure.
Tout en parlant, mon meilleur ami s'est approché de moi. Je vois une lueur attristée envahir son regard lorsqu'il est en mesure de m'observer un peu mieux. Il s'assoit juste à côté de moi, sur les transats et pose une main sur mon épaule avant de soupirer :
- En effet, toi, ça n'a vraiment pas l'air d'aller... Qu'est-ce qui s'est passé ?
Je fais mon aveu comme on arrache un pansement ; aussi rapidement que possible, pour ne pas souffrir plus longtemps que nécessaire :
- Arabella... Je lui ai avoué mes sentiments.
- Ah.
James grimace, puis ajoute :
- Ça a mal tourné ?
Je hoche la tête, une boule dans la gorge.
- Elle m'a dit que je ne la connaissais pas, pas vraiment... Que je me faisais des illusions en m'imaginant qu'on pouvait être ensemble...
- Oh, Cal'...
James me tapote le bras avec compassion pendant que je lui déballe tout : comment j'ai vu Arabella sur le ponton, la bière que je lui ai ramenée, notre discussion qui a attisé en moi l'espoir, mon élan de courage, et ensuite, son rejet sans appel. Je suis souvent confus, submergé par mes émotions. Mon meilleur ami ne me brusque pas, me laissant m'expliquer à mon rythme. Il tire même un paquet de mouchoirs de sa poche pour me laisser y piocher autant que je le souhaite.
- J'ai été si bête... je soupire en conclusion. Je pensais qu'une soirée pouvait suffire à tout changer, mais au lieu de ça, j'ai gâché jusqu'à la plus petite de mes chances. Arabella ne voudra plus jamais me parler après ça...
- C'est sûr que je t'ai connu plus malin, avance James prudemment. Cela dit, c'est peut-être pour le mieux, tu sais ? Oui, c'est super dur pour toi, là, maintenant, mais si ça se trouve, c'est l'électrochoc qu'il te fallait pour passer à autre chose.
Je renifle. C'est ce que je me disais avant de me lancer pour me convaincre que même en cas d'échec, me déclarer à Arabella en valait la peine... Mais ça, c'était avant le crash. Mon âme meurtrie ne parvient plus à raisonner aussi lucidement.
- Nous avons tant à découvrir pendant nos années d'études... Ne laisse pas ce qui s'est passé avec cette fille te définir. Pourquoi elle compte autant pour toi, d'ailleurs ? Je ne t'ai jamais vu t'intéresser à aucune autre. Pourtant, je suis convaincu qu'il y en a énormément avec qui tu pourrais être heureux. Qu'est-ce qu'elle a de plus, hein ?
Tout.
Je suis incapable de formuler une réponse claire à cette question, mais c'est ce que mon cœur me crie. Il tend vers elle, comme les pluies tendent vers le sol, les neiges vers les torrents, les rivières vers l'océan. Je n'ai pas choisi de l'aimer, et pourtant, c'est le cas : son visage brûle en moi comme un brasier. Même maintenant, alors qu'elle a piétiné tous mes espoirs, ce feu n'a pas été soufflé. Je dois tourner la page, je le sais, mais je risque d'avoir bien plus de mal à y parvenir que je le pensais.
Et si j'avais fait tout ça en vain ? Si malgré la douleur, j'étais incapable d'oublier ?
Je hoquète à cette pensée et souffle :
- J'aurais juste voulu... exister dans son regard. Être quelqu'un à ses yeux.
À la place, elle m'a répondu que nous ne nous connaissions pas. Et cela me fait mal, parce que moi, j'ai l'impression qu'elle est gravée dans ma poitrine depuis le jour où j'ai posé les yeux sur elle.
- Désolé, mec, je ne voulais pas t'accabler, reprend James, compatissant. J'imagine très bien à quel point tu dois être au fond du trou en ce moment... Viens, on rentre sur le campus. Laisse-moi juste dix minutes, OK ? Je vais dire aux Dolphins qu'on s'en va, et ensuite, j'appellerai un Uber, comme ça on pourra faire le trajet au calme.
Il se lève et traverse la remise sous mon regard reconnaissant : qu'il prenne en main la suite des événements me soulage, parce que je me sens complètement épuisé, à présent. La tristesse m'a lessivé.
Avant de rouvrir la porte, il se retourne et me souffle :
- Ça va aller, Cal', je te le promets. C'est dur, mais ça va aller.
J'acquiesce... Cependant, c'est davantage parce que je voudrais y croire que parce que j'en suis réellement persuadé.
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