8,

𝐒𝐞𝐨𝐣𝐮𝐧


Yoo-Joon et moi n'avons vraiment pas été strictes sur les auditions. Enfin, c'est ce que je me disais jusqu'à ce que je remarque que mon manager gribouille la majorité des noms des danseurs sur son cahier après leur représentation. Pour l'instant, il ne me demande pas mon avis, certainement parce que c'est tellement médiocre qu'il n'y a rien à dire. Pour mon prochain album et mes autres projets, j'aimerais au moins six nouveaux danseurs ou nouvelles danseuses. Mais je devrais baisser mes standards puisque nous sommes aux vingtièmes candidats et nous n'en avons retenu que deux. Je leur ai laissé carte blanche ; ils me présentent ce qu'ils veulent, que ce soit le style de musique, passant du rock à la classique, et que ce soit le style de danse, du hip-hop au moderne jazz. La seule chose qu'ils doivent respecter, ce sont les émotions. Je ne chante pas pour chanter, alors mes danseurs ne danseront pas pour danser. Je veux des passionnés, pas des professionnels.

— Bon, tu penses qu'on va devoir faire une deuxième audition ? Rétorque mon manager avant d'appeler la prochaine.

— Aucune idée, combien de candidats reste-t-il ?

— Seize.

— Alors on garde espoir, soufflai-je.

Yoo-Joon se marre en se saisissant du micro.

— Numéro 21, à votre tour.

Pendant que la danseuse se met en place, il murmure plus bas :

— Toi et ton espoir...

Je sers les dents pour ne pas quitter mon siège. Yoo-Joon, plaisante, je le sais bien, mais parfois il me tape vraiment sur le système.

La musique démarre et je reconnais aussitôt Casse-Noisette. La danseuse porte des ballerines rose pâle et j'avoue être fière de ne pas avoir perdu espoir. Je me penche vers Yoo-Joon pour lire son nom, mais il me devance :

— Kang Jin-Huy, elle a obtenu le premier rôle dans Le Lac Des Cygnes en 2019. Évidemment, on va la garder. Regarde ses mouvements, ils sont si fluides...

Je me réinstalle confortablement dans mon siège, soulagé d'avoir une troisième personne dans ma liste de futurs danseurs. J'espère en piocher encore trois sur les quinze qui suivent.

Je crois avoir tout vu ce soir. Des stressés qui ne gèrent pas leur figure au hip-hop, des ratés qui ne tirent pas les pointes, des blessés qui grimacent à chaque mouvement et ceux qui confondent mon audition à celle de James Cameron. Je veux des émotions, certes, pas des acteurs qui ne savent pas compter un huit. Je crois même qu'une fan s'est introduite sur scène, car le numéro trente était déjà passé (et retenu) et qu'elle a bafouillé s'être trompée en découvrant son erreur. Yoo-Joon lui a dit de sortir et de ne plus revenir. Je crois qu'elle n'écoutera plus jamais mes sons. Je me suis même endormi quand une candidate a dit qu'elle dansait sans musique, certainement pour nous impressionner, mais cette fois, c'est moi-même qui l'ai barré au stylo rouge. C'était culotté de sa part, étant donné que je recherche des danseurs pour ma musique. Quand le numéro 35 s'éloigne, je crois bien que mon manager est impressionné.

— Lui, on le garde !

— C'était le dernier ?

— Non, encore un. Mais je ne pense pas que ce candidat soit aussi doué que lui. Ce serait un miracle de retenir deux danseurs d'affilée !

Je ne réponds pas, encore une fois, sa remarque m'irrite. Il saisit le micro et appelle la personne comme les trente-cinq fois précédentes :

— Numéro 36, à votre tour.

De longues secondes s'écoulent, aucun danseur ni aucune danseuse ne se pointe. Je m'apprête à répéter le numéro dans le micro lorsque la personne daigne enfin venir. Elle se place dos à nous, au centre de la scène, comme si elle avait fait cela toute sa vie. Ce qui est probablement le cas.

La musique se lance, je crois d'abord qu'elle a choisi le genre classique, sauf qu'elle n'a pas de ballerine. Sa robe noire est si fine que l'on voit son shorty en dessous ainsi que sa brassière. Je me penche sur le carnet de mon manager pour y lire son nom, mais ce dernier plaque sa main dessus, l'air de cacher quelque chose. Mais c'est quoi son problème ?

Je me concentre alors sur notre dernière candidate. Au premier abord, la chorégraphie est lente, douce, mais en vérité, ce sont ses pas à elle, ses gestes à elle qui rendent l'atmosphère agréable, légère. Je comprends rapidement que c'est du contemporain, mais la danseuse a des bases de classiques, même un footballeur pourrait le comprendre.

Chacun de ses pas est aussi doux que brutal, signifiant tant de choses que je dois me concentrer pour les lire. Plus la musique s'écoule, plus j'ai du mal à respirer. J'ai des frissons, pas parce qu'elle danse bien, mais parce qu'elle s'exprime bien.

Putain, vraiment, vraiment bien.

C'est impossible de détacher mon regard d'elle. Elle est éblouissante. Plus je la contemple, plus j'ai l'impression de la connaître. La musique est un manipulateur et son corps en est le pantin. C'est comme si elle ne pouvait plus s'arrêter, comme dans « Les Chaussons Rouges », où la ballerine ne se contrôle plus.

Elle exprime une douleur que ni Yoo-Joon, ni moi ne pouvons connaître. Je ne sais pas de quoi il s'agit, mais bordel, je la comprends.

La douleur qu'elle exprime, je la saisis. Mieux qu'elle, peut-être. M'en rendre compte me hérisse les poils, si bien que je ne bouge plus. Je crois même que j'ai arrêté de respirer.

Ses mouvements sont si marquants et précis que je m'étonne qu'elle n'ait pas hurlé au secours, qu'elle ne s'est pas écroulée au sol à cause de toute la peur, la tristesse et la douleur qu'elle ressent et transmet.

Là, sous la lumière du projecteur, je perçois enfin son visage. Il me frappe en pleine poitrine et me déconcerte à tel point que je suis obligé de lire son nom sur le cahier de mon manager.

Cette fois, il ne le cache pas et je lis facilement : « 36 – Hana Choi ». Soudainement, le monde semble se dérober sous mes pas. Merde, merde, merde ! Pas elle ! Pas ici ! Le regret se saisit de ma gorge, bloquant définitivement ma respiration et la tête me tourne brutalement. Je repense à notre rencontre au Metropolitan Opera et à l'angoisse qui se lisait sur son visage.

C'est seulement lorsque la musique prend fin, d'une lenteur à figer le temps, que je comprends. Après tous ses mouvements brutaux et acharnés, Hana se laisse tomber gracieusement au sol, sous des bips stridents. Les mêmes que l'on entend dans une chambre d'hôpital. Soudain, ces bips sont remplacés par une ligne sonore aigus, Hana ne bouge plus et mon cœur semble cesser de battre quand je remarque qu'une larme ruissèle sur mon visage.

Pour la première fois de ma vie, j'ai envie d'être seul.

— Merci, c'était convaincant, s'exclame Yoo-Joon en applaudissant.

— Pas vrai, Seo-

Il ne termine pas sa phrase, je me lève brusquement et sort du théâtre. Je n'arrive pas à croire ce qu'il m'arrive. J'ai fait des tas et des tas de séances chez plusieurs psychologues aussi différents les uns que les autres pour comprendre pourquoi je n'arrivais plus à pleurer. Et voilà que je surprends une larme sur le coin de mon œil à cause d'une stupide danse ? Je n'y crois pas, vraiment pas ! Lorsque je longe le hall, j'entends dans mon dos :

— Seojun, attend !

C'est Su-ah, ma chorégraphe. C'est elle qui a organisé cette audition. Je pivote vers elle en lui crachant au visage :

— C'était quoi, ça ?

Elle me considère avant de rétorquer sarcastiquement :

— Une danse.

— Ça, je le sais bien ! Tu lui as dit quelque chose ? Tu lui as parlé de mon passé pour qu'elle ait des chances d'être prise, pas vrai ?

Su-ah semble sidérée.

— Attends, tu crois vraiment que j'ai dit à Hana de chorégraphier tes sentiments pour que tu la choisisses ? Tu penses que tout est monté comme une pièce de théâtre ?

Je sais bien que c'est faux, mais je me trouve toutes les excuses du monde. Voyant que je ne réponds pas, elle poursuit :

— Ce que tu viens de voir, c'est l'unique fruit de son travail. La seule règle qui a été imposée aux danseurs était de s'exprimer. Et c'est ce qu'a fait Hana.

Je me dirige vers le bar pour me servir un verre. D'eau, évidemment. Su-ah me suit, je sens ses yeux m'analyser comme elle a l'habitude de le faire lorsque je danse. Elle ne me connaît pas aussi bien que mes amis, mais elle reste une femme. Et une femme peut comprendre des choses sur vous que vous-même ne pouvez comprendre. En revanche, elle sait que j'ai perdu mon frère, certainement comme la plupart de mes fans.

Le silence est interrompu par l'arrivée de Yoo-Joon. Il semble rouge de colère.

— Bon sang ! Mais qu'est-ce qu'il te prend ? Tu quittes ton siège en trombe et tu me laisses gérer seul la fin des auditions ?

— Fiche-moi la paix, Yoo-Joon.

— Oh, non, non, non, je ne te laisserais pas tant que tu agis comme un ado en pleine crise !

Je l'ignore en buvant mon verre d'eau, ce qui semble l'énerver davantage.

— C'est bon, tu as étanché ta soif, ou bien tu veux boire les larmes de cette danseuse ?

— Quoi ? S'exclame Su-ah. Ma danseuse pleure ?

Mon manager hausse les épaules et répond sans me lâcher du regard :

— Je n'en sais rien, comment aurais-tu réagi si une personne se barre alors que tu viens de te mettre à nu ?

Merde, je ne suis qu'un salopard.

— Seojun, maintenant tu vas me faire le plaisir de retourner dans cette salle et d'annoncer aux cinq danseurs qu'ils sont pris.

Je tilte en comprenant qu'il a choisi de retenir également la dernière danseuse.

— Parce qu'on va la prendre ? Tu l'as décidé sans moi !

— Évidemment, puisque tu es parti sans un mot, rétorque-t-il.

— On ne va pas la prendre, l'informais-je.

Su-ah me jette un regard interrogateur. Je sais qu'il n'y a aucune raison de ne pas retenir cette danseuse, mais c'est hors de question de me la coltiner tous les jours. Mais d'un autre côté, Suwon va me haïr d'avoir blessé sa petite protégée.

— Oh que si, on va la garder, poursuit Yoo-Joon. Et tu sais quoi ? Tu vas l'annoncer par toi-même, dans exactement... (il consulte sa montre) trois minutes.

Il me plaque son carnet sur le torse et fait demi-tour.

— Tu as trois minutes, Seojun, pas une de plus.

Je souffle, me frotte la nuque en réfléchissant à une solution.

— Pourquoi ? M'interroge Su-ah. Pourquoi ne veux-tu pas de cette danseuse ?

J'ai bien conscience de faire mon idiot, mais je réponds en haussant les épaules :

— Elle ne m'a pas convaincu. Sans vouloir te vexer, bien sûr.

Puis je la quitte pour rejoindre mon manager et clôturer cette stupide audition.


𝐇𝐚𝐧𝐚 ³ ⁶⁶⁴


J'ai fait n'importe quoi. J'aurais dû m'entraîner plus souvent ou attendre avant de participer aux auditions. Mais quelle idiote ! Reprendre la danse et me lancer dans des plans foireux ? Mais oui, Hana, bon choix ! Tu n'aurais pas pu t'améliorer au lieu de jouer à la danseuse étoile ?

Sur le chemin pour rejoindre ma loge, je ne cesse de m'insulter et de retenir mes larmes. Quand j'ouvre la porte, Jiny me scrute puis me demande d'une voix chevrotante :

— Alors ?

— J'ai merdé, lui dis-je avec des yeux humides.

— Quoi ? Comment ça ?

Elle est surprise, comme si j'avais l'habitude de réussir ce genre de chose.

— Je n'en sais rien. Il s'est barré quand j'ai terminé ma représentation. Qu'est-ce que je dois en déduire ?

Jiny affiche un sourire mi-moqueur, mi-désolé.

— Tu es en train de me dire que Min Seojun s'est barré à ses propres auditions ?

Elle éclate de rire lorsque j'acquiesce. Puis je la rejoins, sauf que mon rire est nerveux.

— Il t'a certainement trouvé tellement sexy qu'il a dû aller prendre l'air ! Remarque-t-elle.

— Arrête, ce n'est pas drôle, dis-je en réajustant ma robe. Et puis, je ne pense pas que la chorégraphie soit appropriée pour me trouver sexy...

— Ça, tu ne peux pas le savoir. Tu as vu leurs expressions faciales ?

— Non, dis-je, les projecteurs m'éblouissaient trop pour que je puisse voir plus loin que la scène. Mais... Elles ne devaient pas être très positives...

Jiny hausse les épaules et contemple son reflet dans le miroir.

— Il n'y a qu'un moyen de le savoir, dit-elle en se tournant finalement vers moi. Allons-y, ils ne vont pas tarder à annoncer les futurs danseurs du célèbre Min Seojun.

Son air théâtral m'arrache un sourire, mais l'angoisse ne cesse de me murmurer que je ne serais pas retenu.

★★★


Je crois que je me serais évanouie si Jiny n'était pas en train de me tenir le bras et de parler à tort et à travers. La scène est bondée de danseurs et de danseuses. Nous sommes 36 au total, la femme de l'accueil ne mentait pas en disant que j'étais la dernière de la liste. Puisque nous devons nous placer par ordre chronologique devant le jury, seize candidats me séparent de Jiny. De loin, je vois qu'elle m'envoie un bisou invisible et mon cœur s'attendrit un instant. Elle est si gentille que je ne peux pas m'empêcher de rester sur mes gardes. 

Dans le monde de la danse, les pestes se font discrètes. Ils ont allumé les grandes lumières, nous permettant de voir les membres du jury. Mon regard est concentré sur Su-ah, qui me fait un clin d'œil rassurant.

— Merci à toutes et à tous d'être venu auditionner aujourd'hui, commence un homme qui devrait avoir le même âge que Su-ah.

Mon cœur bat à tout rompre, si fort que je suis prise de vertige. Mais l'adrénaline que je ressens me tient éveillé.

— Nous allons annoncer les cinq danseurs retenus.

Quoi ? Il n'y a que cinq danseurs retenus sur trente-six ? La réaction des autres candidats est semblable à la mienne, puisque des murmures s'élèvent.

— Min Seojun a l'honneur de vous l'annoncer...

Je ferme les yeux si fort que je vois des étoiles à travers mes paupières. Oui, des étoiles, voilà ce qui peut me rassurer. Elles m'enlacent même le jour, m'encouragent à espérer. Je me terre dans ma bulle de solitude en n'écoutant que d'une seule oreille les danseurs qui ont été retenus. À chaque nom, je baisse un doigt, faisant mon propre décompte. Il n'y en a pas beaucoup, certes, mais je suis surprise lorsque j'entends le nom de Jiny. Je baisse mon majeur, il ne me reste plus que deux doigts sur cinq. J'aimerais lui faire un signe, mais je ne parviens pas à ouvrir les paupières. Puis, lorsque le numéro 35 est retenu, je me dis qu'il est le dernier, sauf que mon auriculaire est encore levé.

Le silence est si pesant que je dois ouvrir les yeux pour comprendre ce qu'il se passe. C'est là que je le vois. Ses traits fins, l'obscurité de ses yeux et la chaleur qui s'y émane. Un cri aigu s'échappe d'entre mes lèvres, si faible que je suis rassurée que personne n'ait pu l'entendre. Je fais le lien en me trouvant plus bête que jamais. C'est lui. Seojun. Pourquoi ne l'ai-je pas compris ? Je sens mon visage s'empourprer en repensant à notre rencontre, à la bonbonne de poivre et à mon anxiété qui avait fait surface... Il semble me reconnaitre aussi, puisqu'il ne me lâche pas du regard. 


𝐒𝐞𝐨𝐣𝐮𝐧


Ce sont les étoiles qui brillent dans ses yeux qui me laissent perplexe. Je ne voulais pas l'annoncer. Je ne veux pas d'elle. Ses pommettes roses et son air gêné me font comprendre qu'elle se souvient de moi. La semaine dernière, elle n'avait pas l'air de me connaître en tant que célébrité et je jouis de la voir en prendre conscience. Elle ne semble pas avoir pleuré, mais je vois par ses mains tremblantes qu'elle est stressée. Mon manager me donne une tape sur l'épaule et je rétorque d'une voix tranchante :

— Numéro 36, bienvenue.

Son expression faciale se lit comme un livre grand ouvert. D'abord, elle regarde Su-ah, toute sourire et fière, puis lorsqu'elle croise mon regard, le doute la submerge.

Elle ne le sait pas encore, mais je ferais de ses prochains jours un véritable enfer.

Parce que la détester sera plus facile que l'aimer.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top