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𝐇𝐚𝐧𝐚 ³ ⁶⁶²


Je regarde la pluie ruisseler sur la vitre du studio pendant que je m'échauffe. Le décalage horaire et le stress de mon voyage à New York m'ont épuisé. Il faut savoir que ce voyage tombait mal, étant donné que mes auditions sont dans deux jours et que je dois encore m'entraîner sur certains mouvements. Su-ah me rassure tant bien que mal, mais elle sait aussi bien que moi à quel point je panique lorsque je suis au centre de l'attention. Surtout que dans le monde de la danse, il y en a de l'attention.

Lorsque papa et maman m'ont demandé si la pièce m'a plu, j'ai menti en prétextant que je ne pouvais penser à rien d'autre qu'à ça. Heureusement que ma conversation avec eux était au téléphone, sinon ils auraient remarqué que les cicatrices que j'ai à cause de mes angoisses se sont rouvertes sur mes mains. Mais je suis plutôt reconnaissante envers Suwon de n'avoir rien dit à mes parents. 

D'ailleurs, il demeure silencieux et semble distant depuis samedi soir. Au fond, j'espère qu'il ne m'en veut pas... Ce n'est pas tous les jours que nous pouvons voir une pièce de théâtre au Metropolitan Opera ! Comme toujours, j'ai tout gâché avec mes crises d'angoisses. J'ai beau me dire que j'ai tout l'oxygène qu'il me faut pour vivre, je suis sans cesse replongée dans les cabines des toilettes de la fac, ma chambre d'hôpital ou encore dans la cour de récréation. 

L'angoisse arrive aussi vite qu'un poignard en plein cœur ; on a à peine le temps de réfléchir que nous mourrons déjà à petit feu.

C'est pour cela que j'essaie de canaliser mon angoisse et mon excitation pour vendredi dès aujourd'hui. Mon programme d'aujourd'hui ? Me détendre, réviser ma chorégraphie, me détendre et arrêter de penser.

Ouais, arrêter de penser...

Je n'arrête pas de repenser à ce qu'il s'est passé samedi soir. La manière dont il m'a aidé, dont il m'a parlé et regardé comme si je n'étais qu'une fille sortant un samedi soir pour s'amuser avec ses amis. Comme si je n'avais pas toutes ces cicatrices en moi. Lui, il n'a pas réfléchi à m'aider lorsque j'ai commencé à paniquer, il n'a pas réfléchi lorsqu'il m'a prêté son portable. Il est resté là, dehors, avec moi, au lieu de retourner à l'intérieur. Il n'a pas reculé quand je l'ai menacé avec ma bonbonne de poivre. Ça fait longtemps que je n'ai plus adressé la parole à un inconnu, par peur de me sentir jugé ou qu'il me fasse du mal comme tous les autres.

Mais la vie n'est pas aussi belle que cette soirée. Je ne le reverrai plus, il a certainement déjà oublié mon prénom.

— Seojun, murmurais-je avec un sourire amer.

Son prénom, sur le bout de mes lèvres, est comme un rêve que l'on vient de se souvenir. Était-ce réel ? Non, assurément pas. Peut-être que je n'ai fait que de le déranger, peut-être a-t-il vu à quel point j'étais fragile.

Peut-être aurait-il été l'un d'eux.

À cette pensée, je frissonne et me promets de cesser d'y songer. Je ne dois pas être distraite ou me sentir mal à propos d'un évènement déjà oublié par l'univers ! J'ai d'autres préoccupations que de rêvasser en regardant la pluie s'abattre sur Séoul. Je me reprends en main, prends une grande bouffée d'air, lance ma musique et danse.

Je danse, dos au miroir, comme si j'étais seule au monde. Mais ce n'est pas un solo. Non, c'est bien plus que cela. Et je veux qu'ils comprennent, vendredi, que je ne fais pas que danser. Je veux qu'ils comprennent que j'exprime ce que les mots eux-mêmes ne peuvent pas.

C'est pour cela que je veux être choisie. C'est pour cette raison que je veux briller. Aussi fort que les étoiles.

Une heure après mon cours de danse, je m'écroule de fatigue au sol. J'ai droit aux compliments sincères de Su-ah, qui m'avivent et me tiennent éveillé. Je lui avoue n'avoir jamais eu aussi faim après un cours de danse qu'aujourd'hui, c'est pourquoi elle m'invite à dîner.

— Il n'est pas très fréquenté, m'assure-t-elle en percevant l'hésitation sur mon visage.

— Alors, c'est d'accord !

Elle sourit et me dit d'aller prendre une douche avant de partir. Je file aux vestiaires, me lave à l'eau fraîche et enfile mes vêtements propres. J'ignore pourquoi, mais mon visage fatigué me saute aux yeux. Ces dernières nuits ont été mouvementées, je me promets de me coucher tôt ce soir et de manger sainement au moins jusqu'à vendredi ! J'ai attendu si longtemps de pouvoir auditionner que jamais je ne me pardonnerais si je me loupe.

Une demi-heure plus tard, Su-ah et moi sommes confortablement installées sur la banquette du restaurant. Elle avait raison en disant qu'il n'était pas beaucoup fréquenté, mais la nourriture a vraiment l'air excellente !

— Avoue, tu m'emmènes ici parce que tu crains que je ne mange rien jusqu'à vendredi ?

— Exactement, répond ma professeure de danse, et tu as bien intérêt à suivre à la lettre les consignes d'un sportif !

— Oui, je sais. Je n'ai pas de soucis là-dessus, assurais-je.

Su-ah répond qu'elle n'en doute pas, mais que bien manger et bien dormir est le plus important pour réussir. Les consignes d'un sportif se résument à trois points à ne pas faire :

1) Ne pas boire.

2) Ne pas se droguer.

3) Ne pas être distrait.

Puis, trois points à absolument faire :

1) Manger sainement.

2) Dormir suffisamment.

3) Rester motivé !

— Tu t'y es bien préparée, il n'y a pas de raison à ce que tu échoues...

— Si, bien sûr qu'il y a une raison, dis-je d'une petite voix.

Elle sait de quoi je parle. Si j'angoisse le jour des auditions, c'est fini pour moi. Su-ah ne pourra plus rien me promettre par la suite. J'ai 23 ans et s'ils ne me prennent pas vendredi, je ne vois pas qui d'autre voudra de moi... Mon rêve d'être une véritable danseuse ne sera donc jamais réalisé.

— Hana...

Su-ah pose une main réconfortante sur mon épaule, m'incitant à la regarder dans les yeux :

— Tu es formidable. C'est sincère, promet-elle. Je t'ai vu tomber, c'est vrai, mais je t'ai surtout vu te relever comme personne n'aurait pu le faire. Je t'ai vu évoluer, progresser et atteindre des objectifs que peu de mes élèves ont atteint après une aussi longue pause que la tienne. Arrête de te sous-estimer. Je sais que bon nombre de tes traumatismes t'empêchent de te voir comme tu es, mais sache que si tu es encore ici aujourd'hui, c'est uniquement grâce à toi.

Elle fait une pause pour me laisser digérer tout ce qu'elle vient de me dire. Je me mords les lèvres pour ne pas céder aux larmes lorsqu'elle reprend :

— Si je t'ai inscrite à ces auditions, ce n'est pas seulement parce que tu danses bien.

Son regard sérieux me force à poser la question.

— Pourquoi tu m'y as inscrite ?

— Parce que tu es l'une des seules à avoir un style de danse différent de celui de mes autres élèves. Ce n'est pas un traitement de faveur, attention ! C'est juste que je connais très bien la personne qui recherche des danseurs, alors je sais que tu pourrais correspondre à ce qu'il écrit.

Je mets du temps à saisir ce qu'elle vient de me dire. Aurait-elle appuyé sur mon dossier ?

— Je ne suis pas certaine de comprendre, dis-je. Qu'est-ce que tu entends par « tu pourrais correspondre à ce qu'il écrit. » ?

Su-ah a un rire qui entend qu'elle se moque de moi. Je la rejoins avec mon rire nerveux, sans la lâcher du regard.

— C'est un chanteur. Très doué, d'ailleurs. Tu dois certainement le connaître, vu qu'il est une star internationale.

Elle me regarde comme si j'étais déjà censé avoir deviné.

— Eh bien, donne-moi au moins son nom, riais-je.

— C'est Min Seojun !

Heureuse et excitée, Su-ah lève les mains en l'air comme si une bombe venait d'exploser entre nous. Voyant que je ne réagis pas, elle saisit mon air dubitatif.

— Attend... Ne me dis pas que tu ne le connais pas ?

Pour seule réponse, je hausse les épaules. Mon interlocutrice ne semble pas en revenir.

— Ah non, elle ne le connait pas, murmure-t-elle pour elle-même.

— Est-ce que... C'est grave ? Je veux dire, je peux toujours regarder ses clips, écouter ses sons et lire des biographies sur lui avant de venir aux auditions, ce n'est pas un souci !

Su-ah explose de rire une seconde fois, ce qui nous vaut des regards étonnés de la part des serveurs.

— Mais non, Hana, bien sûr que non ! Au contraire, Seojun ne recherche pas des fans, mais de vrais professionnels. J'ai juste été étonné que tu ne le connaisses pas, mais c'est vrai que tu es plus musique américaine, je me trompe ?

Je baisse la tête lorsque je lui réponds :

— Non, tu as raison. Je... J'ai du mal avec la culture coréenne depuis que... Tu sais...

— Oui, je sais, me coupe-t-elle. Et c'est ok ! Mais sache que tu seras liée à l'industrie coréenne en tant que danseuse.

— Oui, si je suis prise.

Elle souffle en s'exclamant que je le serais.

— J'en suis certaine, ajoute-t-elle.


★★★


Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit.

Pourtant, j'ai mangé léger hier soir, au restaurant. Je pensais que mes efforts à la danse m'auraient aidé à dormir, hélas, je suis resté éveillé. Étant consciente de mon moral plus que médiocre, j'envoie un message à Suwon pour qu'il vienne me voir.

Moi : SOS, besoin de mon ami-psy-non-officiel.

Puis j'écris ce qui m'inquiète dans mon journal et dessine la case n°3 663 pour pouvoir la cocher ce soir. Enfin, si j'y arrive. Mon téléphone vibre au moment où je relève la pointe de mon stylo.

Suwon : J'arrive.

Le ton sec que je ressens dans son message me fait comprendre qu'il est inquiet. Pourtant, je pense lui envoyer ce genre de message au moins une fois par semaine. Je l'ai même déjà appelé la nuit, il a répondu. Il répond toujours. Et je ne pense pas que Suwon ait ce comportement avec ses autres patients. Non, là, c'était l'aide de mon ami, pas de mon psychologue.

Il arrive dans les coups de dix-heures. Les aboiements d'Ellie résonnent dans l'entrée en rythme avec la sonnerie. Je m'empresse d'aller lui ouvrir en veillant à ne pas croiser mon reflet dans le miroir de l'entrée. La pitié de Suwon me suffit amplement, pas besoin d'avoir la mienne en plus.

— Oh, Hana... Souffle-t-il en me voyant.

Je baisse le regard en reculant pour qu'il puisse entrer.

— Le stress, murmurés-je. Désolé.

Il dépose ses clés sur le meuble avant de retirer ses chaussures. Ellie le renifle – simple rituel de bienvenu – et le laisse tranquille après avoir obtenu une caresse de la part de Suwon.

— Tu veux en parler ? Demande-t-il d'une douceur qui me fait monter les larmes aux yeux.

Mais je résiste à l'envie de pleurer. Je n'ai pas honte, pas devant Suwon. Mais quand je pleure, je n'arrive plus à aligner un mot après l'autre. Sauf que là, j'ai besoin de parler.

— Tu veux un thé, un café ou...

— Non, ça ira. Merci. Viens, on va s'asseoir, assure-t-il.

Il me guide jusqu'au salon, comme si j'étais l'invité et pas lui. Il faut dire que Suwon sait parfaitement gérer mes situations de détresse. Parfois, je suis si perdu que je n'arrive plus à bouger. Nous nous installons dans un silence que seul Suwon peut imposer. Je me gratte les croutes sur le dos de mes mains, sans m'en apercevoir.

— Hana, s'il te plait. Arrête de faire ça, supplie mon ami en posant sa main sur la mienne.

— Mais je n'y arrive pas ! C'est trop dur... Trop dur !

— Qu'est-ce qui est trop dur ?

Nous savons tous les deux ce qui est trop dur pour moi. Mais Suwon veut l'entendre de ma propre bouche et j'avoue en avoir besoin aussi.

— Vivre. Respirer comme si tout était normal...

Je remarque qu'il serre la mâchoire, certainement pour ne pas céder aux émotions. Je sais qu'il pense à sa sœur. Que je lui rappelle sa sœur.

— Et d'après toi, qu'est-ce qui n'est pas normal ?

Je réfléchis un moment, me faisant force de cesser de me gratter jusqu'au sang.

— D'être là, d'essayer de faire ma vie en ignorant tout ce que j'ai enduré...

L'air sérieux, peut-être peiné de me voir aussi bas, Suwon se penche en avant jusqu'à ce que ses coudes touchent ses genoux. Moi, je suis recroquevillé en face de lui, mes jambes contre la poitrine.

— Mais tu ne l'ignores pas. Et c'est pour ces raisons-là que tu parais plus vivante que jamais. Tu sais plus que quiconque ce que vivre signifie.

— Pourquoi ? dis-je d'une voix tremblante. Parce que je suis passé par la mort ?

Ma colère et ma frustration ne se dirigent pas vers Suwon, il le sait puisque ses traits s'attendrissent.

— De quoi as-tu peur ?

Sa question me prend de court. Je baisse le regard sur mes genoux, laissant mes cheveux couvrir mon visage tel un rideau protecteur. Une larme coule sur ma joue lorsque je murmure :

— Vivre dans l'ombre. Pour moi, c'est comme... n'avoir jamais survécu.

— Est-ce que ton état a un rapport aux auditions de demain ?

Je renifle bruyamment en acquiesçant. Suwon se lève de son fauteuil pour s'asseoir à mes côtés.

— Ma puce, tu vas y arriver. Et même si tu tombes, rappelle-toi que je serai toujours là pour te relever.

Il me frictionne le dos pendant que mes larmes dévalent de mon visage.

Suwon passe la journée à la maison. Nous avons déjeuné devant un film et je me suis endormie avant la fin. Lorsque j'ai rouvert les yeux, mon visage était sec à cause du sel de mes larmes. Il était dix-sept heures passées et Suwon préparait déjà le dîner. Je n'ai jamais eu de grands frères, mais je l'ai toujours rêvé. L'avoir à mes côtés est une chance, j'en suis reconnaissante chaque jour. Nous dînons dans un calme réconfortant, je coche même ma case du jour avec un sourire mi-triste, mi-heureux.

Voyant que ma crise de la semaine est passée, je lui ai assuré qu'il pouvait rentrer chez lui. Il n'a pas insisté, parce qu'il sait à quel point je suis attaché à ma solitude. J'ai alors pris une douche, puis je suis allé me coucher en invitant Ellie dans mon lit.

Cette nuit-là, j'ai compté chaque étoile en me promettant qu'un jour, je brillerais aussi fort qu'elles.

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