𝐒𝐞𝐨𝐣𝐮𝐧

  Il est sept heures passées quand j'arrive en bas de l'appartement d'Hana. J'ai beau sonner, l'appeler par téléphone, cette dernière ne répond pas. J'hésite à jeter des cailloux sur sa fenêtre, mais les paparazzis potentiels de ce quartier pourraient donner une mauvaise image de moi. Je me demande si elle n'a pas loupé son réveil quand j'entends une respiration haletante dans mon dos.

— Salut ! Désolée, j'avais pas vu l'heure passer...

Hana. Hana en tenue de sport. Hana toute transpirante, son chien en laisse.

— Je te présente Ellie ! dit-elle, et ladite aboie en s'approchant de moi.

— Bonjour Ellie, dis-je, pas sûr de vouloir la caresser. Hana, dépêche-toi, on va être en retard.

Elle fait les gros yeux, me dit d'attendre cinq minutes, le temps qu'elle prenne une douche et ses affaires. Je retourne alors dans ma voiture, fais chauffer le moteur, et j'ai à peine le temps de sélectionner une playlist qu'elle est déjà là. Je note que Misul est officiellement la plus lente personne à se préparer.

— Ça va ? demande Hana en claquant sa portière.

— Il me manque quelques heures de sommeil qui feraient pâlir mon manager, mais sinon je vais bien. Et toi, tu m'expliques pourquoi tu vas courir de si bon matin alors qu'on va danser pratiquement toute la journée ?

Hana n'a pas l'air de s'en inquiéter. Elle hausse les épaules en rétorquant :

— Ça m'aide à avoir les idées claires et à canaliser mes émotions. Et puis, j'étais d'humeur, voilà tout.

J'acquiesce, concentré sur la route face à moi. Hana ne me ment pas, je crois même que c'est la première fois que je la sens à cent pour cent honnête.

— Bon, et si tu me disais où le clip sera tourné ?

Je souris, mais la boule d'angoisse ne peut s'empêcher d'enfler dans mon estomac.

— Dans un théâtre, à une demi-heure d'ici.

J'appréhendais sa réaction, j'aurais plutôt dû appréhender le silence qui fait résonner mes battements de cœur. Hana est surprise, mais ce n'est pas la même surprise que j'aurais aimé lire sur son visage.

— Euh. Ok. Et pourquoi, au fait ? Enfin, je veux dire : pour quelle raison as-tu choisi un théâtre ?

Parce que c'est là que nous nous sommes rencontrés et que la musique parle de toi, mais je préfère raconter autre chose.

— Mon frère était comédien, il adorait les théâtres.

Je croise le regard d'Hana une demi-seconde et aperçois ses yeux scintiller.

— Comme une sorte de dédicace ?

J'avale la boule qui s'est formée dans ma gorge.

— Plutôt comme une sorte d'hommage.

Je l'entends hoqueter, probablement de pitié ou de ce qui s'en rapproche le plus, mais je ne lui laisse pas le temps de s'excuser :

— Ça fait longtemps maintenant. N'en parlons plus.

— Bien sûr... Comme tu veux. En tout cas, c'est un très beau cadeau.

Mais il est pour toi et tu n'es même pas capable de le comprendre.

— Ouais...

Nous arrivons sur les lieux prévus un peu avant huit heures. Je ne pensais pas qu'il y aurait autant de bouchons sur la route. Yoo-Joon est déjà là et n'a pas l'air content de me voir arriver avec Hana. 

Je l'ignore (comme à chaque fois qu'il est d'une humeur massacrante), et Hana et moi sommes rapidement accueillis par l'équipe.

— Des attentes particulières pour le maquillage ou la coiffure, mademoiselle Choi ?

Surprise, Hana me lance un regard interloqué avant de répondre à sa maquilleuse.

— Rien en particulier... Oh, si ! Pourrais-je avoir une teinte rouge sur les lèvres ?

— Bien sûr, répond son interlocutrice, je vous montrerai nos différents rouges à lèvres tout à l'heure. Suivez-moi, je vais vous montrer où se situe votre loge.

Hana disparaît tandis que je vais dans ma loge, Yoo-Joon sur mes talons. Mon équipe ne passe pas trop de temps sur mes cheveux, ni sur mon visage. À vrai dire, une fois prêt à danser, j'ai le temps de boire deux cafés, d'aller discuter avec Yoo-Joon, me promener, découvrir le théâtre plus amplement et d'écrire une strophe d'une musique que je n'arrive pas à finir.

Lorsque James arrive sur les lieux de tournage, Hana sort enfin de sa loge, plus éblouissante que jamais. Je me mords la langue pour ne pas le lui dire, mais mon regard ne peut s'empêcher de la contempler.

— On s'échauffe ?

J'acquiesce et nous nous échauffons en écoutant les consignes de James pour que le tournage du clip se passe parfaitement.

— On n'oublie pas que le clip est en deux parties. Seojun, dit-il en me regardant, dans ta musique tu parles d'un "avant" où tu voyais les choses en noir et blanc, puis d'un "après" où tu voyais les choses en couleurs.

Il réfléchit un instant en contemplant l'auditorium avant de poursuivre :

— La partie du "noir et blanc" a été filmée au studio, maintenant on va s'attaquer à la partie "en couleurs". Je vois que l'équipe s'est passé le mot pour que vous soyez sublimes, c'est parfait !

Il fait un clin d'œil à Hana en expliquant maintenant où nous devons nous positionner pendant le tournage.

Le théâtre est magnifique. Il adopte le style chic de l'époque, tout en donnant l'impression d'avoir été délaissé. C'est exactement ce que je voulais. J'espère que les spectateurs saisiront le sens du décor et celui de mes paroles.

★★★

Le soleil décline dans le ciel lorsque Hana et moi arrivons à la soirée organisée par mon équipe. D'après Yoo-Joon, les monteurs du clip auront fini le montage avant vingt-trois heures. Nous sommes conscients qu'il s'agit d'un travail de longue haleine, mais ils ont insisté en disant qu'ils réussiront à poster le clip à minuit. 

J'ai fait l'annonce sur mon Instagram et les fans s'excitent déjà sur les réseaux, ce qui semble stresser Hana, même si elle n'ouvre pas son application.

— Tu veux boire quelque chose ? 

— Un jus de fruit ?

— Parfait ! Reste là, je vais en chercher pour nous deux.

Je l'entends me remercier quand je prends la direction du bar.

Cette fois, la soirée se déroule en petit comité. Le barman ne tarde pas à me servir au comptoir :

— Et voilà, deux jus de tomate supplément tabasco !

— Merci ! Est-ce que vous pouvez baisser un peu la musique ? On a passé toute la journée dans le bruit, alors...

— Oh, oui, bien sûr ! Désolé, on comprend parfaitement.

En retournant auprès d'Hana, je remarque qu'elle a été rejointe par Su-ah, qui vient certainement d'arriver. En me voyant, elle m'applaudit avant de me prendre dans ses bras.

— Tu n'as même pas encore vu le clip, lui dis-je. Garde tes félicitations pour plus tard.

— Tu rigoles, j'espère ? Je sais que ça va être génial, pas besoin d'attendre la sortie du clip.

Elle pose ses mains sur ses hanches et adopte un air vexé :

— Monsieur Min, avez-vous oublié que vous dansez avec ma meilleure élève ?

Derrière elle, Hana s'esclaffe en secouant la tête.

— Comment l'oublier, tu m'as forcé la main pour que je la choisisse, murmuré-je à l'intention de Su-ah.

— Et j'espère que tu ne le regrettes pas, poursuit-elle tout bas.

— Hé, qu'est-ce que vous complotez ? s'exclame Hana.

Je ne réponds ni à Su-ah ni à Hana. Je me contente de lui donner son verre de tomate quand, aussitôt, je la vois grimacer.

— Ça ne te plaît pas ?

— Désolée, c'est juste que... J'ai l'estomac fragile alors...

— Je vais prendre son verre, dit Su-ah, j'adore le jus de tomate et à moi il ne me donne pas de brûlures d'estomac.

Je n'ai pas le temps de comprendre ce qu'il vient de se passer que Su-ah me prend le verre des mains et Hana disparaît (probablement pour se chercher à boire). 

Je m'apprête à la rejoindre quand ma chorégraphe m'en empêche.

— Laisse-la un instant, tu veux ? Elle va juste se prendre à boire !

— Je ne savais pas qu'elle avait l'estomac fragile. Si j'avais su, je lui aurais pris quelque chose de léger...

Su-ah me fixe un long moment, dégustant à la fois sa boisson.

— Elle ne t'a rien dit, pas vrai ?

— Me dire quoi ?

Un rire presque silencieux résonne, mais Su-ah ne me donne pas de réponse. Elle se contente de hausser les épaules en rétorquant un faible « c'est tout elle » qui n'a pas de sens. Quand je lui repose la question, son portable vibre et elle s'éloigne pour décrocher.

— Me revoilà !

Hana me pousse volontairement avec son épaule. Nous nous éloignons de la foule pour profiter de la nuit calme. On finit par s'installer sur les marches de l'entrée, car il n'y a ni banc, ni chaises à l'extérieur. Il n'y a qu'une lune lumineuse et les insectes nocturnes en notre compagnie.

Le regard d'Hana se perd dans le ciel étoilé, et je repense soudainement à ce soir-là. Je n'avais pas vu tout l'espoir qui se cachait dans son regard, mais maintenant que je la connais un peu plus, ça me frappe. 

La question que Su-ah m'a posée à l'instant me revient en tête. En vérité, elle ne m'a pas quitté une seule seconde, et elle ne me quittera pas tant que je n'aurai pas de réponse.

Mais Hana ne semble pas avoir envie de parler de son passé ou d'une chose qu'elle ne m'a probablement pas dite pour une raison que je respecte. Elle ne me doit aucune explication sur quoi que ce soit, et je ne suis personne pour lui réclamer des réponses.

— Alors, dis-je enfin, tu sais qu'on ne quittera pas cette fête avant minuit ?

— Évidemment que je le sais. Mon anxiété a son propre compte à rebours !

Elle rit, mais je perçois ses mains trembler.

— Hé, je comprends que tu sois stressée, la rassurais-je en prenant une de ses mains dans la mienne. Pour être honnête, s'il s'agissait de mon deuxième clip en tant qu'artiste, je serais dans un état pire que le tien !

Son regard plonge dans le mien. Il n'a jamais été aussi sérieux et doux à la fois.

— On va se changer les idées, ok ?

Elle acquiesce, et son sourire en coin me rassure aussitôt.

— Et j'ai une idée, dit-elle.

Hana laisse durer le suspense tandis que je laisse durer son sourire. Voyant que je ne demande pas plus d'explication, elle se lève en s'exclamant :

— Bain de minuit ! Euh... Non... Attends, je la refais !

Cette fois son rire vient du cœur. Se raclant la gorge, elle lance :

— Un bain d'avant minuit ! Allez, suis-moi.

Mon bras est tiré brusquement vers l'avant. Hana marche si vite que je suis obligé d'accélérer le pas pour l'empêcher de m'allonger le bras. Rapidement, nous arrivons à l'arrière du bâtiment où se trouve en effet une piscine creusée, illuminée par des néons bleu clair.

— Attends, mais je n'ai même pas de maillot, dis-je.

L'ombre de l'eau se reflète sur le visage d'Hana quand je croise son regard. Elle a un grand sourire quand elle avoue :

— Mais moi non plus !

Puis je suis poussé si fort vers l'arrière que je ne vois rien arriver. Je sens mon corps s'engouffrer dans une eau chauffée, puis je suis accueilli par la mélodie de son rire une fois à la surface. 

Je pourrais me noyer des centaines de fois, il suffirait d'une bribe de son rire pour m'aider à remonter à la surface.

— Très drôle, dis-je. Heureusement que je n'avais que mes vêtements de sport !

Je nage jusqu'au bord, où Hana se moque de moi.

— Elle est froide ? demande-t-elle en se penchant en avant.

Je n'ai même pas besoin de lui dire quoi que ce soit, qu'elle recule, puis court à toute allure vers la piscine avant de sauter. L'eau l'engloutit, puis elle y ressort complètement hilare.

J'apprécie cette partie que je ne connaissais pas d'Hana. Celle qui s'oublie en vous faisant oublier le monde à la fois. Nous rions comme des gamins jusqu'à ce que la sécurité nous demande gentiment de sortir. Hana fait la moue, puis se réjouit en sentant l'odeur des petits-fours une fois à l'intérieur.

— Mais où étiez-vous ?

— Ça ne se voit pas ? rétorque joyeusement Hana une fois à l'intérieur.

Su-ah se couvre le visage en nous suppliant d'aller nous changer avant que quelqu'un ne glisse sur des flaques d'eau. Heureusement que nous avons des vêtements de rechange. J'aurais accusé Hana de nous avoir jetés à l'eau uniquement pour nous donner l'excuse de rentrer avant la sortie du clip.

Une demi-heure plus tard, je retrouve Hana au buffet. Son assiette en carton est pleine à craquer. J'allais lui demander de m'en laisser quand elle me devance en disant que c'est pour nous deux. Je rajoute des mini burgers et des mini-pots de mac & cheese uniquement parce que je sais qu'elle adore (le mot est faible) ce genre de nourriture.

— Je meurs de faim, dit-elle avant d'enfourner une brochette de crevette dans sa bouche.

Comme à son habitude, elle fredonne, mais cette fois il s'agit d'une de mes musiques. Je me retiens de lui faire remarquer par peur qu'elle ne cesse.

— Le clip est sorti les gars ! hurle James, qui tape dans ses mains, aussitôt rejoint par les autres.

Mon équipe ne fait jamais rien à moitié. Ils ont apporté un vidéoprojecteur pour que nous puissions visionner le clip tous ensemble. La jambe d'Hana ne cesse de tressauter jusqu'à ce que Yoo-Joon trouve enfin le clip sur internet.

— Il a déjà deux mille vues !

— Oh mon Dieu, gémit nerveusement Hana, et je ne peux m'empêcher de sourire.

Elle ne le sait pas, mais les fans l'adorent. Le clip est incroyable, la chorégraphie est parfaite et le décor est juste magnifique !

— Que vous êtes beaux ! dit Su-ah lorsque Hana et moi dansons ensemble sur la scène du théâtre.

Je mettrais ma main à couper que certaines de mes fans pleurent en voyant ce passage.

Malheureusement, certaines la détestent probablement. Je ne dis pas que mes fans sont toxiques, mais ils ne sont pas non plus tous des saints. J'ai déjà eu des problèmes avec certains d'entre eux par le passé.

Nous applaudissons tous une fois le clip terminé, et la plupart des félicitations sont destinées à Hana (ce qui ne me déplaît pas du tout). Elle pleure de joie quand Su-ah la prend dans ses bras.

Et soudain, une vérité me frappe de plein fouet.

C'est elle, la danseuse qu'il me fallait.

Elle,et personne d'autre. Elle est irremplaçable. Mais je suis un connard, un idiotde première. Suwon me détesterait, mais je suis certain qu'au fond de lui, ilsait que c'est la seule solution.