3,

𝐒𝐞𝐨𝐣𝐮𝐧

J'ai passé toute la matinée au studio d'enregistrement pour enregistrer ma nouvelle chanson. D'habitude, c'est mon étape préférée, mais aujourd'hui, je n'arrive pas à aligner deux mots tout en restant dans le rythme. Savoir qu'elle se trouve au fond du couloir, en train de danser, n'a cessé de me déconcentrer. À plusieurs reprises, j'ai dû me retenir de ne pas aller voir comment ils progressaient. Néanmoins, je sais que l'ignorer ne sera pas possible, puisque je suis censé danser avec eux trois jours par semaine.

On frappe à la porte et je n'ai pas le temps de réagir que Suwon entre. Il doit lire la surprise sur mon visage puisqu'il dit : — Il faut que je te parle.

Il a apporté deux sandwichs et des boissons.

— Tu sais que tu n'as pas le droit de venir ici ? lui rappelé-je.

— Je sais, mais je dois vraiment te parler.

Il me lance un regard réprobateur. Suwon agit de cette façon uniquement quand j'ai merdé. Or, je ne vois pas ce que j'ai bien pu faire pour le mettre dans cet état. Je prends place sur le sofa et lui sur le fauteuil, juste en face.

— Ok, je t'écoute, dis-je en déballant mon sandwich.

Suwon pose le sien sur la table basse qui nous sépare.

— Le pire, c'est que tu le sais déjà !

Je feins l'ignorance, ce qui l'irrite davantage.

— Elle ne peut pas rester.

Cette fois, je relève la tête. Merde, je vois de quoi il parle.

— Qui ?

Il penche la tête vers la gauche en me fusillant du regard. Cette fois, je ne peux plus mentir ni lui cacher que sa petite protégée dansera pour moi. Mes épaules s'affaissent quand je lui demande :

— Pourquoi ?

— Je ne peux pas te le dire, explique-t-il. Mais Hana est trop... fragile. Pour l'instant, elle est excitée de pouvoir enfin réaliser son rêve. Mais après tout ça, je vais devoir la ramasser à la petite cuillère.

Je ne comprends vraiment pas de quoi il parle. OK, je me suis promis de la détester, mais je ne peux nier qu'elle est une bonne danseuse. Si Su-ah l'a inscrite et que Yoo-Joon l'a choisie, ce n'est pas pour rien.

— Seojun, tu m'écoutes ?

Je me ressaisis et pose mon sandwich sur la table.

— Désolé, mec, j'aurais dû t'en parler. Je sais que tu tiens à ce qu'elle reste en dehors de tout ça, mais je ne comprends pas pourquoi tu la sous-estimes.

— Quoi ? Non, non, pas du tout ! Je m'inquiète juste pour elle.

Je ne creuse pas plus loin. Suwon est ami avec elle depuis des lustres et il n'a jamais étalé sa vie devant nous, ce n'est pas aujourd'hui qu'il le fera. Il faut croire qu'il respecte le secret professionnel. De plus, je n'ai pas la moindre envie de connaître Hana au-delà de son nom.

— Et donc ? Je ne comprends toujours pas pourquoi tu ne veux pas qu'elle reste.

— Je ne peux pas te le dire...

— Ok, comme tu voudras, dis-je en reprenant mon sandwich.

— Mec, veille sur elle. Je suis sérieux.

Un ange passe pendant que nous échangeons un long regard. Je ne comprends pas pourquoi il la traite comme une gamine. C'est certainement le décès de sa sœur qui le perturbe parce que Hana est bien plus qu'une patiente pour lui. Il ne l'a jamais dit, mais tout le monde le sait. Lui le premier.

— Promis, mens-je. Maintenant mangeons parce que je suis censé danser dans moins d'une heure.

★★★


Quand j'entre dans la salle de danse, tous les regards sont rivés sur moi. J'ignore comment agir avec eux parce qu'ils ne sont pas mes amis et que je ne suis pas non plus leur patron. C'est assez délicat, la relation que j'ai avec ceux qui travaillent avec et pour moi. Disons que Michael Jackson aurait serré la main des danseurs avant de blaguer avec eux. Chose que je ne ferais jamais.

Je me contente alors de hocher poliment la tête et m'installe au fond de la salle pour m'étirer. Je remarque qu'il manque Hana et panique à l'idée qu'elle ait croisé Suwon dans les couloirs, jusqu'à ce que je la voie entrer en trombe dans la salle.

— Salut, la retardataire ! s'exclame le numéro 35.

Elle s'est attaché les cheveux et a enfilé un jogging. C'est la première fois que je la vois avec autre chose qu'une robe. Je ne cache pas qu'elle reste tout aussi éblouissante qu'avec la tenue qu'elle portait au Metropolitan.

— Jun-ho, tu devrais arrêter de lui donner des surnoms sans cesse, réplique celle qui a eu le premier rôle dans Le Lac des Cygnes.

À petits pas, Hana s'avance discrètement en ignorant ses camarades. Elle retire son pull, révélant un t-shirt noir qui fait ressortir ses pommettes roses avant de s'asseoir sur le sol pour s'étirer. Au même moment, elle croise mon regard, surprise de me trouver dans la même pièce qu'elle. Je détourne le regard lorsqu'elle me sourit timidement.

Ne la regarde plus, mec. T'es censé la détester, me sermonne ma conscience.

— Seojun, minaude la jumelle, les auditions se sont bien passées ?

J'essaie de suivre les conseils de Yoo-Joon en répondant sur un ton normal :

— Oui. Nous avons pu recruter deux nouveaux danseurs.

— Ce sont des garçons ? renchérit-elle, les yeux pétillants d'espoir.

— Pourquoi je ne te suffis pas ? raille son frère.

— Non, la deuxième est une fille, réponds-je.

— C'est génial, dit Jin-Huy, plus on est de filles, plus on est...

— Chiantes ? coupe Lee.

Numéro 35 s'esclaffe en tapant dans les mains de Lee. Je lève les yeux au ciel, puis mon regard s'attarde une seconde fois sur Hana. Elle est penchée sur ses jambes, les pointes tendues et le dos droit. Elle ferme les yeux pour se concentrer sur sa respiration. J'avais oublié à quel point elle peut être anxieuse. Anxieuse mais belle. Sa queue de cheval effleure son visage, et j'ai soudain envie de la lui retirer pour mieux contempler ses traits. Le groupe discute et rit, mais Hana reste à l'écart, dans son coin. Quand je la contemple, la solitude semble toujours l'accompagner. Contrairement à moi, ça ne semble pas la déranger, ce qui me déstabilise.

— Et toi, Hana, tu es déjà partie en Australie ? demande Numéro 35.

Sa question semble la prendre de court, car elle écarquille les yeux en se redressant.

— Oui, dit-elle d'une petite voix, mais il y a longtemps.

— Trop de chance ! dit Jin-Huy en sautillant sur ses pieds.

— Il y a combien de temps ? demande Lin avec une pointe de jalousie.

Hana réfléchit, compte sur ses doigts, puis dit en haussant les épaules :

— La dernière fois, c'était il y a cinq ans.

— C'était pour la danse ? poursuit Jin-Huy.

Hana se tend, mais répond tout de même :

— Non.

Je sens que quelque chose ne va pas. Elle n'a clairement pas envie de parler de ce voyage, mais la curiosité m'empêche de couper court à cette discussion. Je regrette cependant de ne pas l'avoir fait quand Numéro 35 lui demande :

— En tout cas, tu t'es bien amusée là-bas ?

Le regard d'Hana se voile. Cette fois, elle répond froidement :

— Pas vraiment, non.

Puis, sous le silence lourd du groupe, elle se lève lentement et quitte la salle sans un regard en arrière. Je perçois le tremblement dans ses mains quand elle ferme la porte derrière elle. Quant à moi, je fais l'erreur de me lever et de la suivre.


Hana 3 669


L'angoisse est si forte que je suis secouée par des vertiges. Submergée par les images que mon esprit a gardées, je me faufile jusqu'aux toilettes en titubant. J'ai à peine le temps de relever la cuvette que je rends tout mon déjeuner. Secouée par un frisson qui glisse le long de mon échine, je lâche un sanglot qui résonne dans le petit espace où je me trouve. J'ai froid, puis j'ai chaud. Peinant à respirer, je m'adosse contre le mur en me mutilant les mains avec mes ongles. C'est un réflexe ; ressentir de la douleur ailleurs m'aide à oublier celle qui me fait le plus mal. Mon cœur bat si vite et si fort que c'en est douloureux. Je plaque une main sur ma poitrine en tentant de retrouver une respiration régulière. On frappe à la porte, ce qui me fait sursauter. Je pense d'abord qu'il s'agit de Jiny, mais la surprise me fait rater un battement de cœur quand je vois que c'est Seojun. La honte s'abat sur moi en voyant la pitié dans son regard lorsqu'il me trouve assise au sol, recroquevillée comme un fœtus.

Il entre et referme aussitôt la porte derrière lui, ouvre une fenêtre et fait couler de l'eau.

— Viens ici, me dit-il.

Je l'ignore, ferme fort les yeux et me concentre sur les battements de mon cœur.

— Hana, lève-toi.

Il n'attend pas que je réagisse puisqu'il saisit ma main et me relève d'une facilité déconcertante. Mes jambes supportent difficilement mon poids, si bien que je vacille une fois debout. Une main plaquée entre mes omoplates, Seojun me guide jusqu'à l'évier où l'eau coule.

— Respire, dit-il, ce n'est pas grave.

Je sens l'air de l'extérieur me caresser les bras quand je prends appui sur la vasque. Seojun plonge ses mains sous l'eau fraîche avant d'en poser une sur mon front et l'autre sur ma nuque, ce qui m'arrache un frisson et une plainte.

— Mets tes mains sous l'eau, cette fois je lui obéis. Ça va aller, murmure-t-il.

— Non, me plains-je, la voix tremblante et l'esprit ailleurs.

— Pourquoi ?

Parce que j'ai l'impression de revivre ma mort et je ne suis pas certaine de pouvoir m'en sortir cette fois. Mais je réponds autre chose pour ne pas attiser sa pitié :

— Je ne pourrai pas danser dans cet état.

Seojun se crispe, et les mains qu'il a posées sur moi se retirent brutalement. Je m'attendais à ce qu'il me rassure comme au Metropolitan, mais sa voix rauque me surprend lorsqu'il dit froidement :

— Tu ferais mieux d'abandonner si tu ne te sens pas à la hauteur.

Puis il rejoint le couloir en claquant la porte derrière lui, me laissant seule avec ses mots aussi froids que l'eau dans laquelle je trempe mes mains. 


𝐒𝐞𝐨𝐣𝐮𝐧

Je suis un salaud. Un véritable connard. Les mots que j'ai dits à Hana me brûlent encore l'œsophage et le bout de la langue, tout comme les mains que j'ai plaquées sur son corps frêle et tremblant. Seigneur, mais qu'est-ce que j'ai fait ? Si Suwon l'apprend, il va me dévisser la tête. Je sens encore la douceur de sa peau sur mes paumes, son souffle chaud et irrégulier qui s'est abattu sur mes clavicules, et son regard aussi perdu qu'anxieux, qui s'est accroché au mien comme une bouée de sauvetage. Je n'ai pas pu regarder l'expression qu'elle a eue lorsque je lui ai dit cette méchanceté. Quand elle m'a fait part de sa crainte, je me suis souvenu de la haine que je devais lui porter et des paroles de Suwon. C'est vrai que si elle est faible, elle ne peut pas rester.

Je n'ai pas lu son dossier médical car je n'y suis pas autorisé, mais c'est clair qu'elle souffre d'anxiété. J'ignore pourquoi, mais ce n'est pas la peine de le savoir puisqu'elle ne reviendra plus. En tout cas, pas cet après-midi.

Lorsque le chorégraphe entre dans la salle, nous passons près de dix minutes à discuter. James tient à ce que le nouveau groupe de danseurs se présente ; d'après lui, connaître les personnes avec qui il travaille facilite l'apprentissage. Je ne m'y oppose pas, ça me laisse le temps de me remettre de ce qui vient de se passer avec Hana.

— Oh, une retardataire, s'exclame soudainement James.

Lorsque je relève la tête, je me retiens de sourire de soulagement. T'es censé être déçu, mec. Hana entre avec élégance et s'excuse timidement. Elle a troqué son jogging contre un shorty qui met en valeur ses jambes fines et délicates, a refait sa queue de cheval et a mis du rouge sur ses lèvres. Elle est si belle qu'elle pourrait m'accompagner aux shootings photos. Si belle que personne ne se doute qu'elle a eu une crise d'angoisse il y a moins d'un quart d'heure. Je la regarde avec respect et regret, puis détourne le regard en me promettant de ne plus la regarder de cet œil.

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