3,


𝐇𝐚𝐧𝐚


Assise sur un banc, j'écoute les voitures qui démarrent aux feux verts, les feuilles qui virevoltent autour de moi, les pas des passants sur le macadam, chaque son, images et odeur me font comprendre que la vie ne s'est pas arrêté. J'inspire l'oxygène qu'elle m'offre en me félicitant d'être sortie dehors. Je ne suis qu'en bas de mon immeuble, mais c'est un grand pas pour moi. Je n'avais pas le choix, Ellie ne pouvait plus attendre une seconde de plus à la maison. Avec un soleil pareil, je m'en voulais de la priver de l'extérieur.

Ellie est une Dobermann, ce sont mes parents et Suwon qui m'ont fait la surprise il y a quelques années. D'après eux, cette race est très protectrice, mais Ellie semble surtout vouloir chasser les papillons et renifler les fleurs dans le parc qui se trouve en face de chez moi.

— Une compagnie à la maison te fera du bien, m'avait dit papa lorsque j'ai décidé d'emménager seule.

À l'époque, mes parents se faisaient un souci fou lorsqu'ils ont appris que je voulais quitter la maison. Avec tout ce que j'ai dû endurer, je comprends leurs inquiétudes. Mais voir le regard peiné et inquiet de maman et entendre le charabia de papa me pesaient et m'étouffaient. J'aime énormément mes parents, j'ignore de quoi serait faite ma vie si je ne les avais pas à mes côtés, cependant j'ai besoin de me retrouver seule. La solitude m'aide beaucoup au quotidien. Suwon me dit de ne pas me renfermer sur moi-même, mais c'est déjà trop tard. Si le harcèlement ne m'avait pas autant traumatisé, je serais certainement déjà casée ou en coloc avec une amie.

La vie en a décidé autrement, pensé-je avec un goût amer sur le bout de la langue. La solitude m'aide à panser mes maux, elle est ma seule colocataire. Parfois, lorsque je me regarde dans le miroir, je l'imagine me serrer dans les bras et me murmurer que tout va bien, que personne ne me persécutera plus jamais.

Oui, plus jamais, espéré-je. Même si ça m'étonnerait qu'à mes 23 ans, la vie cesse de me tourmenter. Je suis consciente que je rencontrerai des épreuves bien plus difficiles à surmonter. Mais serais-je capable de les supporter ?

Il est déjà 16h passée lorsque je décide de retourner à la maison. Ellie fonce directement dans son panier, exténuée, tandis que je vais me préparer pour la danse. Ce soir, j'ai deux heures de cours, de 17h à 19h et je trépigne d'impatience parce que je suis censée montrer ma nouvelle chorégraphie à Su-ah. Je me brosse les cheveux, m'habille et envoie un message à Suwon pour qu'il n'oublie pas le dîner chez mes parents à 20h, avant de sauter dans ma voiture. En temps général, c'est mon chauffeur qui vient me chercher, mais je veux affronter mes peurs et aller de l'avant. Le trajet de mon immeuble jusqu'au studio ne dure qu'un quart d'heure, rien ne va m'arriver.

J'espère.

Je lance la playlist qui me détend et démarre la voiture en pensant à ma chorégraphie pour ne pas trop angoisser sur la route. J'ai de la chance d'avoir une professeure comme Su-ah. Elle a un planning très chargé, elle est très demandée, mais se porte toujours volontaire pour me donner ma dose de danse seule à seule. Ce n'est pas difficile pour moi de danser, ce qui est compliqué, c'est de danser devant les autres. Lors de mes galas ou concours, je ne vois pas le public, néanmoins cela me demande une grande force mentale pour ne pas flancher. Je danse moins bien et suis déconcentré lorsque je suis en compagnie d'autres danseurs. Je suis consciente d'avoir un talent inné pour ce sport, mais mon esprit s'imagine trop recevoir de mauvaises remarques ou des critiques de la part des autres, même s'ils se montrent gentils envers moi. Mais l'hypocrisie, je connais !

Je ne laisserai personne me dégoûter de la danse. Su-ah fait tout pour m'aider dans ce sens-là, d'où le fait de danser en regardant mon reflet dans le miroir.

Je me gare dans le parking sous-terrain lorsque je reçois un message de Suwon.

Suwon : Salut, oui, je n'ai pas oublié pour ce soir... Tu veux que je vienne te récupérer ?

Je m'empresse de répondre en coupant le moteur :

Moi : Évidemment, tu sais que j'aime ta playlist. ;) Je serai chez moi vers 19h30 !

Je souris en mettant mon téléphone sur sourdine et monte au studio. Mes cours particuliers sont à des heures précises pour m'éviter de croiser du monde. Heureusement que j'ai toujours ma carte de membre sur moi, sinon les agents de l'accueil pourraient penser que je suis une intruse tellement j'évite les gens !

— Ah te voilà ! S'exclame Su-ah en me voyant arriver. Tu t'échauffes et on passe directement à la chorégraphie. Prends ton temps, je vais faire une petite pause !

Je la salue brièvement en posant mes affaires, puis m'attèle à la barre en contemplant le paysage par les grandes baies vitrées. Lorsque je danse dans cette salle, j'ai l'impression de voler.

De battre des ailes.

Su-ah vient certainement de terminer avec sa dernière classe de la semaine, évidemment que je vais lui accorder une pause ! Elle fait tellement de sacrifice pour moi que je ne peux qu'être compatissante.

Mes pensées se taisent lorsque je commence à faire des gestes larges et lents. Mon reflet exprime tout l'espoir qui se cache en moi. En fixant un point sur la glace, je me mets sur ma quatrième, de profil au miroir. Jambes tendues, un bras en l'air et l'autre face à moi, puis je cambre le dos jusqu'à ce que ma tête se retrouve à proximité du sol, toujours en fixant ce point précis.

J'adore faire ça.

Ça me fait travailler l'équilibre, la patience, la grâce et surtout le contrôle. Je ne dois ni trembler, ni tomber. Ensuite, je me redresse doucement et travaille mes descentes au sol. Dans ma nouvelle chorégraphie, il y a certains huit où je me fais mal lorsque je descends au sol. J'aimerais passer mes auditions sans avoir de bleus sur mes genoux...

Sans attendre le retour de Su-ah, je lance ma musique et commence. En regardant mon reflet, de plus est !

Lors de cette danse, je ne veux pas que l'on me regarde. Je veux que l'on me lise. Je ne veux pas que mes spectateurs écoutent la musique, je souhaite qu'ils la ressentent. Je ne désire pas qu'ils comptent mes 8, mais mes battements de cœur. Je veux être parfaite, déployer mes ailes et exprimer la plus belle poésie que l'on ait jamais pu lire.

Je veux être une étoile.

Briller, briller, briller. Ce ne sont pas mes muscles qui me portent, c'est mon espoir. Chacun de mes gestes est un mot, chacune des notes est une syllabe. Une chorégraphie est un poème que l'on regarde. C'est un assemblage de maux que le corps exprime. Si le cœur bat si fort, ce n'est pas à cause de l'effort, c'est parce qu'il parle avec courage, se démène pour affronter les blessures et les secrets qu'il a tant gardés en lui pour les extériorisés. C'est ça que j'aime. La raison pour laquelle j'aime danser, c'est parce que je peux me permettre de me réfugier tout en me mettant à nu. Ici, personne n'a le droit de juger les gestes que je fais.

C'est ça, danser. Se balancer d'une émotion à une autre en espérant la transmettre à celui qui regarde.

La musique touche à sa fin lorsque j'exécute le dernier mouvement. C'est un point aux émotions que je viens d'exprimer par le biais de mon corps.

Soudainement, je m'effraie lorsqu'on applaudit dans mon dos.

— Hana... C'était magnifique.

Sidérée, je regarde Su-ah s'approcher.

— Je... Je croyais que tu prenais une pause ?

Elle remue la tête et rit honnêtement.

— Je t'ai menti. C'était juste pour voir si tu exprimais la même chose lorsque tu te trouves seule.

— Et donc ? Quelle est la réponse ? Demandais-je.

Ma professeure s'assied sur la chaise qui se trouve à côté de l'enceinte et me répond en appuyant sur play.

— À toi de me le dire. Recommence !

Je n'ai pas le temps de répondre que la musique retentit. Je recommence alors ma chorégraphie en espérant ne pas la décevoir.


★★★


Je suis de retour à la maison sur les coûts de 19h. Su-ah m'a libéré en avance en voyant que ma chorégraphie n'était pas mal. « Pas mal », qu'est-ce que ça veut dire ? Sa remarque me colle jusque sous la douche. Quand elle a dit ça, voulait-elle dire « pas mal » pas mal, ou « pas mal » pas mal ? Je cogite et repasse chaque mouvement dans ma mémoire pour trouver une faille. Il faut également que je me retienne de ne pas appeler Su-ah et de lui demander ce qu'elle voulait dire par là.

Je presse le pas en voyant l'heure défiler. En sortant de la douche, je me sèche les cheveux, les brosses, m'habille et me maquille brièvement. Ça fait tellement longtemps que je n'ai plus revu mes parents que je n'ai pas envie de les inquiéter avec ma mine « je n'ai pas l'air malade, je ne suis juste pas maquillée ». Je suis certaine qu'ils vont me poser des questions embarrassantes, je n'ai donc pas envie que l'on voit en moi mes soucis internes.

Je meurs de faim lorsque Suwon m'envoie un message pour me dire qu'il m'attend en bas de mon immeuble. Je donne une caresse à Ellie, ma chienne et quitte l'appartement. Dehors, il fait plus frais que ces derniers jours et les nuages nous privent du ciel étoilé. Je m'installe dans la voiture de Suwon en lui confiant :

— Tu crois que c'est ma mère qui a fait à manger ou mon père ? Parce que je meurs de faim !

Mon ami démarre en répondant que les deux lui arrangent. J'avoue avoir une préférence pour la cuisine de ma mère. Non pas parce que mon père cuisine mal, au contraire, il fait les meilleurs raviolis de toute la Corée ! Mais maman cuisine à l'américaine et y ajoute une grosse dose d'amour. Mon père dit que c'est du gras, mais je préfère me boucher les oreilles et dévorer les Mac and Cheese. Dans tous les cas, je sais que nous mangerons coréen puisque ma mère a appris la cuisine coréenne depuis qu'elle s'est mariée.

Je devrais éprouver de la honte d'avoir une si mauvaise alimentation. Mes paquets de plats déjà tout préparés dans ma poubelle me font culpabiliser. Les danseuses que je connais se cuisinent elles-mêmes, mais je ne sais pas cuisiner coréen. Pour être honnête, étant petite, j'ai fait un gros déni de ma nationalité à cause de mon harcèlement. Partager deux cultures différentes mène à la folie...

— Ça va ? Tu as l'air pensive, m'interroge Suwon en actionnant son clignotant.

— Oui, ça va. J'étais juste dans mes pensées.

Il laisse un blanc avant de reprendre :

— Et tes pensées, elles vont bien ?

Je me tourne sur mon siège pour lui faire face :

— Tu peux mettre Suwon le psy au placard juste le temps d'une soirée, s'il te plaît ?

Il rigole aussitôt.

— Pardon, tu sais que c'est dans mes habitudes... Bon, alors comment c'était ton cours de danse ?

Pas mal, marmonnais-je en croisant les bras.

— Ah. D'après toi ou d'après ta prof ?

Je hausse les épaules.

— Je ne suis pas certaine de le savoir et pour être honnête, je n'ai pas la tête à penser à ça...

— Ok, comme tu voudras. Choisi une musique, alors !

La bienveillance et la compassion de Suwon me font toujours chaud au cœur. Il sait exactement quand parler et quand se taire. Je crois qu'il me connait mieux que je ne me connaisse moi-même... Il me tend son portable, je le déverrouille et fait défiler sa playlist. Indécise, je finis par lui demander :

— Je mets de la musique américaine ou coréenne ?

Ma question semble le faire rire.

— Tu es vraiment coincé entre deux continents, toi ! Clique tout simplement sur la playlist, tu verras ce qu'elle te lance.

J'écoute son conseil, mais une notification prend toute la place sur l'écran. Je le préviens :

— Tu viens d'avoir un message de...

Je lis le nom de l'émetteur :

— « La star ». Ouah ! Il doit être vachement narcissique, ton pote, pour s'être nommé comme ça...

Il ricane en me demandant de le lire. Je sais que Suwon n'a rien à me cacher, alors je lui lis le message :

— Il a écrit : « Ah, au fait, j'ai oublié de m'excuser pour cette après-midi. Désolé. Sincèrement ! Je ne pensais pas ce que j'ai dit et j'espère au contraire que tout va s'arranger. Amuse-toi bien ce soir ! PS : Merci d'être quand même venu, notre p'tit génie était super content ! ».

Un ange passe dans le véhicule. Suwon semble ne pas porter d'importance à ce message d'excuse. Je décide de lui demander :

— Tu t'es fâché avec un ami ?

Il hausse les épaules en rétorquant :

— Pas vraiment, non. C'est juste qu'il a dit une chose blessante, mais je sais que ce n'était pas son intention. Parfois, il parle vite, si tu vois ce que je veux dire...

Ouais, c'est compliqué de s'embrouiller avec des amis, pensais-je ironiquement.

— Tu vas faire quoi ?

Suwon se racle la gorge, l'air gêné de m'exposer les faits :

— Imaginons qu'il avait dit une chose méchante à ton sujet, qu'aurais-tu fait ?

Un sourire amer se dessine sur mon visage. Je prends le temps de réfléchir avant de m'expliquer :

— Tu sais, des choses méchantes, on m'en a beaucoup dit. Mais des choses méchantes qui n'étaient pas sincères, je ne crois pas en avoir déjà eu. De plus, s'il s'agit de ton ami, évidemment que je lui pardonnerai. Je sais que tu choisis tes amis en fonction de leur caractère. Ce n'est pas comme si tu venais de dire qu'il ne le pensait pas !

— Ouais, tu as probablement raison. Tu peux lui écrire que j'accepte ses excuses ?

Je souris et tape un bref message en me permettant d'ajouter une phrase supplémentaire.

Moi : « Je te pardonne, ma star ! <3 Sinon, t'es quand même un gros nul de t'excuser par message... Je ne te mérite pas... :(»

J'essaie de ne pas rire en cliquant sur « envoyer ». Suwon ne semble pas remarquer ma bêtise lorsqu'il gare la voiture dans le sous-sol de chez mes parents. La faim se réveille aussitôt dans mon estomac. Nous sortons de la voiture et lorsque je m'apprête à rendre le téléphone, son ami répond aussitôt :

La star : « T'es bourré ? Je ne t'ai pourtant pas vu boire à la soirée... Bref, tu as raison. Je m'excuserai lorsqu'on sera face à face. »

J'éteins le téléphone et le rend à Suwon quand ma mère ouvre la porte d'entrée en s'exclamant :

— Hey ! Entrez, les enfants.

Je fais la moue en voyant mon père dans la cuisine. Mince. C'est coréen, ce soir. Puis mon sourire relève mes joues quand les bras de maman m'enlacent. Elle m'embrasse sur le crâne en murmurant :

— Tu nous as manqué, ma puce.

— Tu m'as aussi manqué, maman, murmurais-je avant de reculer d'un pas.

Mon père me fait un clin d'œil et accueille Suwon comme il a l'habitude de le faire.

N'ayant jamais eu d'ami ou de petit ami, mes parents ont été tout excités en rencontrant Suwon. Mon docteur m'avait suggéré de commencer des séances chez le psy et c'est la carte de visite de Harrison Suwon qui m'a été remise. Comme il était déjà mon ami et qu'il venait d'être diplômé, j'ai décidé que ce n'était pas une mauvaise idée d'y aller. J'avoue cependant que je n'avais pas envie de parler de mes soucis et je ne voyais pas en quoi cela allait m'aider. C'est juste parce que c'était Suwon.

Au bout de mes quatre premières séances, j'ai craqué en lui avouant que ça ne marchait pas et que je ne désirais plus venir le consulter. Il a d'abord été confus puisque d'après lui, il y avait du progrès. Il m'a alors proposé de passer un appel par semaine en tant que « psychologue », uniquement pour prendre de mes nouvelles, j'ai accepté et il est resté mon « ami-psy-non-officiel ».

Une amitié stable et saine s'est installée entre nous, ce qui a développé une confiance sans limites. J'ai compris pourquoi Suwon a décidé de faire psychologue et il a fini par comprendre pourquoi je n'aimais pas me confier. Lorsque je l'ai présenté à mes parents, ils ont eu du mal à croire que je m'étais enfin trouvé un ami.

Bon, ils ont d'abord cru qu'il était mon petit copain...

Pour mes parents, Suwon est mon ange gardien. Il fait tout pour que je guérisse, tout pour que je me sente bien et en sécurité. Le premier cadeau qu'il m'a fait était un carnet dans lequel je note (encore aujourd'hui) les choses dont je n'arrive pas à formuler avec des mots.

— Hana ? Allez ma puce, on va passer à table, me dit mon père en posant sa main sur mon épaule.

Je sors de mes pensées et rejoins ma famille à table. Maman nous sert le riz tandis que papa dépose les derniers plats.

— Hana, j'espère que tu ne loupes pas de repas ?

C'est parti ! Voilà la raison pour laquelle je rends visite si rarement à mes parents... Je sais que je les ai fait baver autant que j'en ai bavé, mais ils sont constamment sur mon dos. C'est si pesant que ça m'énerve.

— Non, papa. Je mange très bien !

Suwon tousse pour leur faire comprendre que je mens. Je le fusille du regard.

— Menteuse, accuse maman, tu devrais te cuisiner de vrais plats ! Arrête de manger n'importe quoi...

— Ta mère a raison, poursuit papa, tu as plein de recettes sur internet.

— Oui ! D'après une étude, les gens qui mangent mal sont ceux qui vivent le moins longtemps...

Ma gorge se serre suite à la réflexion de maman. Je sais que c'était maladroit de sa part, mais elle aurait dû réfléchir avant de parler. Parler de mon espérance de vie est un sujet qui me met énormément mal à l'aise. C'est encore plus blessant quand ça vient de celle qui vous a mis au monde.

— Je crois qu'elle a compris, rétorque Suwon en déposant du porc sur mon riz.

Papa change de sujet en parlant des nouveautés de son entreprise américano-coréenne de télécommunications. Mon ami me murmure à l'oreille :

— Allez, souris. Elle doit s'en vouloir de t'avoir dit ça.

Il n'a pas tort. Maman a toujours été la première à s'inquiéter pour moi. J'essaie alors de leur dire d'une voix heureuse :

— Au fait, ma chorégraphie pour les auditions est terminée !

Mon père se tait et maman relève le regard. Il pétille de fierté.

— Oh, ma chérie, c'est génial ! S'exclame-t-elle.

— Bravo, ma puce ! On est très fière de toi. Tu es certaine qu'on ne peut pas venir te voir ?

Je ris de bon cœur.

— Non, désolé ! C'est interdit au public...

— Dommage, rétorque Suwon. On aurait été un bon public !

Papa s'exclame en disant que si le jury ne me choisit pas, il spammerait leurs messageries de publicités. Nous rions en chœur, parce que nous savons qu'il en serait capable.

La soirée prend une tournure agréable. J'écoute les péripéties habituelles de mes parents, les blagues idiotes, mais réconfortantes de Suwon en me gavant de raviolis et de brochettes de légumes. Les plats ne se vident pas et pourtant, j'ai l'impression de manger pour dix. Mes deux heures de danse m'ont vraiment ouvert l'appétit. J'ai d'ailleurs de la chance d'avoir une si bonne relation avec la nourriture, malgré mes coups de moue récurrents et mon anxiété qui m'empêche parfois de manger.

Papa s'absente pour prendre le désert et maman s'exclame :

— Moi, je vais chercher la surprise !

Ah, j'avais oublié ! La discussion téléphonique de la veille entre mes parents et moi me revient en tête. Ils avaient en effet fait allusion à une surprise. Je rechigne :

— J'espère que ce n'est pas un deuxième chiot ! Ellie serait jalouse...

Papa dépose le fraisier, j'ai soudainement une place supplémentaire pour le dessert !

— Je suis étonné que tu ne sois pas au courant, ta mère a finalement su garder le secret, plaisante Suwon en proposant de couper le gâteau.

— Ah, tu es au courant toi aussi ? Dis-je avec surprise.

Il répond par la négative et maman arrive en trombe dans la salle à manger. En déposant une lettre sous mes yeux, je vois qu'ils trépignent tous d'impatience.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Bah, ouvre là ! S'impatiente Suwon.

Mes mains tremblent en saisissant l'enveloppe. J'arrache le papier sans aucune élégance et en sort un billet.

« The Metropolitan Opera ». Je ne lis pas de quelle pièce il s'agit. Les larmes me montent aux yeux, brouillant ma vue. Une torture, c'est une torture.

Ouah, dis-je en prenant un air heureux, c'est... génial !

J'espère que Suwon ne va rien dire, je suis consciente qu'il voit clair dans mon petit jeu qui consiste à paraître heureuse devant mes parents.

— Ça te plaît ? Tu penses pouvoir y aller malgré le monde ? Sinon...

Le fait d'enlacer mon père dans mes bras l'empêche de continuer. J'espère qu'ils pensent que je suis reconnaissance. Au fond, j'essaie uniquement de ne pas fondre en larmes en canalisant mes émotions. Mes parents ne savent pas à quel point ma phobie sociale me ronge depuis des années. Je garde beaucoup de choses pour moi afin d'éviter de les inquiéter ou de les rendre malheureux. Ils savent pour ma dépression, ma santé, mes peurs quelconques telles que la foule ou les endroits clos, mais ne se doutent pas que tout cela recouvre une phobie. J'espère qu'ils ne le sauront jamais. Mes parents se sont tellement inquiétés par le passé que je ne pourrais pas leur refaire ce coût. Je vais bien, je suis en vie, je ne vois alors pas pourquoi il faudrait que je m'apitoie sur mon sort.

— Merci, murmurai-je en embrassant maman à son tour.

— Tu le mérites, répond-elle. Allez, regarde ce qu'il reste dans l'enveloppe !

Je me rassieds et en sors deux billets d'avion pour New York. Je me tourne vers Suwon :

— C'est toi qui viens avec moi ?

— Hein ?

Il ne semble pas comprendre. Évidemment puisqu'il n'était pas au courant. Suwon se saisit des billets d'avion et de l'invitation à l'opéra.

— Bien sûr qu'il va t'accompagner, renchérit papa, on ne va pas te laisser y aller seule ! N'est-ce pas Suwon ?

Sans vraiment comprendre pourquoi, je vois une lueur de panique danser dans son regard. Où est-ce le reflet de mon propre regard que je vois ? Il hoche la tête et sourit à papa.

— Avec plaisir, merci !

Je referme l'enveloppe pour éviter de perdre ces billets. Mon regard se pose sur les dates et le nœud de mon estomac me fait tellement mal au ventre qu'il faut que j'aille prendre l'air. Seigneur, c'est le week-end prochain ! Si je quitte la table maintenant, papa et maman vont comprendre que je panique à l'idée de faire ce voyage.

Ça ne me dérange pas d'aller à New York. Malgré la foule qui y réside, je sais me fondre dans la masse, certainement grâce à mon physique. C'est le fait de me retrouver dans une salle bondée de monde qui m'effraie. Les espaces clos, la foule, le bruit et les odeurs variées me donnent l'impression de ne plus pouvoir respirer.

C'est un gros travail que je fais sur moi-même. Le regard dans le vide, je mange mon gâteau en écoutant les discussions entre mes parents et mon ami. J'entends vaguement que nos places sont en VIP et que le monde y sera moins important que dans la fosse. J'aime beaucoup le théâtre, pour être brève, j'aime tout ce qui concerne l'art. Mais me dire que mes parents m'offrent un cadeau parce que je fête mon dixième non-anniversaire (même s'ils ne le disent pas ouvertement) me donne la certitude ne pas m'être battu contre la mort pour rien. Voir leur sourire est de ce que j'ai de plus cher.

Je n'ai jamais pris la mort au sérieux. Pour cause, elle était loin de moi et le suicide ne m'est jamais venu en tête comme une libération de mon harcèlement. L'amour de mes parents et ma passion pour la danse ont été mon refuge. Mais lorsque l'on m'a diagnostiqué un cancer du pancréas à mes 14 ans, j'ai vraiment cru que ce monde ne voulait plus de moi. Si pour devenir une étoile je devais mourir, j'étais prête à abandonner ce rêve. Au final, je n'ai rien abandonné, puisque la mort n'a pas non plus eu envie de moi. Grâce à mes soins médicaux, j'ai pu me rétablir, reprendre mes études et la danse.

J'ai repris mon train-train quotidien, le harcèlement m'a soudainement semblé moins horrible, mais j'en subissait que sur les réseaux sociaux puisque je continuais l'école à domicile. J'ai pu reprendre la danse (ce qui n'a pas été facile après des années de pause). J'ai enjambé la mort pour survivre avec des blessures qui ne cicatriseront probablement jamais.

Je crois que c'est ça être une battante, survivre pour vivre. 

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