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Hana ³ ⁶⁵⁰

Comme à mon habitude, je mets ma playlist en route pour m'échauffer. Je m'étire, fait craquer mes os et me dirige vers les barres. En embrassant la grande salle du regard, je me fais force pour me vider l'esprit. Le soleil se couche, plongeant doucement Séoul dans l'obscurité. Et moi avec. Je fais des gestes circulaires avec mes épaules avant de retirer mon gilet. Le printemps est doux, ce qui me permet de danser avec une fenêtre ouverte.

Ça me permet surtout de pouvoir mieux respirer.

Ce soir, je n'ai pas de cours. Mais c'était la catastrophe à l'agence aujourd'hui, alors j'ai voulu me vider l'esprit ici. J'espère que Su-ah, ma professeure de danse, ne va pas remarquer ma présence. Je fais déjà assez pitié comme ça, je n'ai pas envie de paraître faible à venir danser un vendredi soir alors qu'à mon âge on est censé sortir en soirée ou voir des amis.

Sortir...

Rien que d'y penser, je me paralyse. Je monte alors le volume et révise ma dernière chorégraphie en y ajoutant quelque huit. Voir mon reflet dans le miroir est un supplice. D'après Su-ah, si je veux prendre de l'assurance, je dois me faire face.

— Tu es ton propre ennemi, m'avait-elle dit en pointant mon reflet dans le miroir, si tu veux briller devant les autres, tu dois d'abord briller pour toi.

Ces paroles m'ont tellement marqué que je les ai notés dans mon carnet de poésie. Néanmoins, je passe une bonne demi-heure à danser dos au miroir. Je ne peux pas. Je ne veux pas me voir... Je peux danser devant Su-ah, ce n'est pas un problème. Elle m'apporte les meilleurs conseils du monde ! Mais danser face à moi ? Impossible. Leurs paroles me viennent toujours en tête et je suis soudainement plongé dans mes années scolaires.

Je continue de danser sous ces souvenirs atroces. Ce n'est pas facile d'être dans le milieu scolaire coréen, certes. C'est cependant encore moins facile d'être américaine en Corée. Mes cheveux, ma forme d'yeux, ma taille, ont toujours été un problème pour mes camarades.

Un si gros problème que l'on m'insultait et me frappait.

— Ferme-là, meuf, murmuré-je par-dessus la musique, tu fais déjà assez pitié.

« Tu es ta propre ennemi », mon cul, ouais ! Si le physique n'était pas si important ici, je n'aurais pas développé de phobie.

Je suis interrompu par la sonnerie de mon téléphone. Je baisse la musique, débranche mon téléphone de l'enceinte et répond sans même regarder le nom de mon interlocuteur :

— Oui, papa ?

— Bonsoir, ma princesse ! Comment vas-tu ?

Je jette un œil à mon reflet comme s'il allait me souffler une réponse.

— Ça va, mens-je, et toi ? Vous êtes à la maison ?

— Non, non, ta mère et moi sommes en promenade, elle a voulu aller manger des kimbap au coin de la ruelle du fleuriste, tu sais là où...

— Écoute, papa, je vais devoir raccrocher, coupés-je en sentant qu'il est sur le point de me demander de les rejoindre.

— Attend, ma puce, je ne t'ai pas appelé pour ça !

Je me mords les lèvres, hésitante. Ah bon ? Pourquoi, alors ? Voyant que je ne mets pas fin à notre conversation, il poursuit :

— Tu nous manques, tu sais... Ta mère et moi sommes inquiets, on n'a plus trop de tes nouvelles en ce moment.

Je souffle et m'assied à même le sol, dos au miroir.

— Écoute, papa, je suis super prise à l'agence en ce moment. J'ai des tonnes de chorégraphie à réviser et Su-ah m'a proposé de participer aux prochaines auditions...

— Mais c'est génial ! Tu vas cartonner, j'en suis certain !

J'entends tout de même sa déception à l'autre bout du fil. J'avoue qu'ils me manquent énormément aussi. Mais entre ma passion, mon besoin d'être seule et le boulot de mes parents, nous n'avons pas le temps de nous voir. Je m'empresse d'ajouter :

— Je passerai manger à la maison demain soir, après la danse, d'accord ?

Mon père exprime sa joie, puis j'entends un bruissement avant que la voix de ma mère ne me parvienne aux oreilles. Elle me parle en anglais, ma langue maternelle, parce qu'elle sait que j'y suis attaché :

— On aura une surprise à t'annoncer, ma chérie !

— Non, Evelyn ne dit rien ! S'empresse de dire mon père.

Je ris, parce que mes parents sont les seules personnes qui m'aident à avancer dans mes objectifs. Pendant qu'ils se chamaillent sur la définition du mot « surprise », je reçois un message de mon chauffeur disant qu'il m'attend dans le parking des entrées des artistes.

— Je vais vous laisser... À demain, je vous aime !

Je raccroche, récupère mes affaires et quitte l'endroit qui panse mes maux.

Je suis née ici, en Corée, dans l'hôpital le plus certain de Séoul. À mes trois ans, mes parents m'ont inscrite à la danse classique, puis j'ai rapidement apprécié cet art. Mais, étant d'origine américaine, j'ai toujours eu du mal à me faire des amies. Avant, ça ne me dérangeait pas tellement. J'ai la chance d'avoir un père protecteur et une maman poule qui prennent soin de moi. Ils étaient mes uniques meilleurs amis. Je n'avais besoin de rien d'autre qu'eux. On partait à New York tous les hivers et tous les étés, j'y passais des concours de danse après avoir fini mes galas en Corée. En primaire, j'ai voulu commencer la danse contemporaine et c'est là que j'ai rencontré Su-ah, ma professeure de danse actuelle. C'était une belle période, agréable et passionnée. Entre les vacances à New York et la danse classique et contemporaine, je vivais sur mon petit nuage.

Malheureusement, ça n'a pas duré. Une fille de ma classe a commencé à faire des remarques désobligeantes sur mon physique, puis tous mes camarades de classe se sont mis dos à moi. Au début, je me suis dit que ça n'allait pas durer. Je suis toujours restée dans mon coin, seule et discrète, pourquoi du jour au lendemain me persécute-t-on ? J'ai mis longtemps avant de comprendre qu'il s'agissait de harcèlement, c'est pourquoi je n'ai jamais rien dit à mes parents. Ma primaire s'est alors terminée, j'ai redoublé une année, mais j'ai au moins remporté quatre médailles de danse ! J'ai été très heureuse d'entrer au collège, parce que ça voulait dire que mes années de supplice au primaire étaient terminées.

Pas du tout. Deux de mes anciennes camarades de classe étaient dans le même établissement. Elles ont alors recommencé à me persécuter en disant que j'ai redoublé parce que j'étais bête et incapable. N'étant pas dans leur classe, elles ont tout de même réussi à influencer mes camarades. Encore là, je n'ai rien dit à mes parents. Ils avaient l'air si heureux que c'était tellement facile de faire semblant. Et puis, j'étais toujours épanoui à la danse et très occupé avec mes aller-retours à New York, donc le harcèlement n'était qu'une parcelle dans ma vie.

Ouais... Ce n'était rien comparé à ce que j'ai dû endurer par la suite...

Dieu merci, mes pensées s'arrêtent lorsque mon chauffeur me dépose en bas de mon immeuble. Je sors rapidement de la voiture et me réfugie chez moi. Ellie m'accueille tout de suite, un sourire réconfortant prend place sur mon visage.

— Bonjour, ma belle ! Tu as faim ?

Je retire mes chaussures, ma veste et lui donne ses croquettes avant qu'elle ne me tourne autour d'une manière insistante, puis je m'en vais prendre ma douche.

Mes pensées se focalisent sur une goutte d'eau qui ruissèle sur la paroi de ma douche. Va-t-elle couler jusqu'en bas ou prendra-t-elle un autre chemin avant d'atteindre son but ? Finalement, je l'écrase avec ma main parce que je ne veux pas savoir si elle atteindra son but.

J'entortille mes cheveux dans une serviette, m'enroule dans mon peignoir et me dirige vers la cuisine. Par la fenêtre, Ellie regarde Séoul plongé dans l'obscurité. Je caresse sa tête, puis lui donne accès à la terrasse. Elle n'est pas sortie de la journée, il faudra que je la promène.

Donc, il faudra sortir...

J'ignore ce détail et fait chauffer un plat déjà prêt dans mon micro-onde. Sur le bord de mon plan de travail se trouve toujours mon carnet. Là-dedans, j'y écris mes pensées les plus obscures, parfois, j'arrive même à les faire rimer. Et enfin, je coche ma case journalière, suivit d'un chiffre que j'ai inscrit le matin même.

Vendredi 22 mars : - 3 650ème jour.

— Une victoire, murmurais-je sarcastiquement par-dessus les bips insistants de mon micro-onde.

Je n'aime pas ressasser le passé, mais j'y suis ancré d'une manière ou d'une autre, alors autant m'en rappeler d'une façon plus joviale.

Je récupère mon plat chaud, m'installe au salon et lance la télévision. J'ai les chaînes américaines, mais je préfère regarder les infos de la Corée. Si j'ai vécu des choses horribles ici, ça reste tout de même mon pays natal. J'entends mon portable vibrer sur le coin de mon meuble. Sachant quel jour nous sommes, je sais d'avance de qui il s'agit. Je coupe le son de la télévision et décroche d'un air faussement joyeux :

— Salut !

— Hey ! Comment va mon américaine préférée ?

Ma gorge se serre.

— Super ! Et toi ?

Un blanc s'installe. J'entends qu'il se racle la gorge.

— Hana... Je sais que tu mens.

Évidemment qu'il le sait.

— Demain, ça ira mieux, promis-je.

— Non, ce n'est pas ce que je voulais dire, se reprend-il subitement. Tu as le droit d'aller mal, mais ne repousse pas ton bonheur au lendemain, saisis-le tout de suite !

— Ouais... C'est ce que j'essaie de faire ! En tout cas, tu n'as pas oublié mon non-anniversaire, je suis contente.

Sincèrement.

— 10 ans, ça se fête ! Repris-je en retenant une larme.

— Hana, tu oublies qu'en plus d'être un bon ami, je suis un bon psychologue ? Arrête de compter tes jours, c'est... glauque !

Je souffle en me dirigeant sur la terrasse. Ellie remue la queue en m'apercevant prendre place sur le canapé extérieur.

— Je sais, je sais... Mais tu as dit de ne pas arrêter de faire les choses qui m'aident à avancer.

— Pas faux, mais je n'ai pas vraiment l'impression que tu avances...

Énervé par sa remarque, je rétorque :

— Ce n'est pas à toi de savoir si j'avance ou non ! Je passe des auditions dans deux semaines, ce sont les premières depuis que je me suis rétablie... J'ai passé 10 ans à m'entraîner pour en arriver jusque-là. Su-ah, elle, reconnait que j'avance.

— Désolé Hana... J'ai été maladroit !

Ma chienne pose sa tête sur ma cuisse pour me calmer. Je reprends d'une voix plus calme.

— Mes parents s'en souviennent aussi, mais ils ne le montrent pas.

— Ils t'ont appelé ? Reprend mon ami.

— Oui, mais n'ont pas fait allusion aux 10 ans... Je vais les voir demain soir, tu veux venir ?

Suwon hésite un instant. Je ferme les yeux en espérant qu'il accepte.

— Je ne sais pas trop... On avait prévu de se voir avec les garçons.

— Oh, allez, supplies-je, ça fait super longtemps que l'on ne s'est pas vu !

J'entends Suwon rigoler à l'autre bout du fil.

— C'était hier, Hana !

— En tant que psychologue, oui, marmonné-je. Mais pas en tant qu'ami ! Dit oui, s'il te plait...

Aie pitié de moi.

— Bien sûr que je vais venir. Je ne vais pas louper la cuisine de tes parents !

Je ris à mon tour. Suwon est mon seul ami depuis maintenant cinq ans. Notre rencontre est très spéciale...

J'étais en première année, en médecine, tandis qu'il était à sa dernière année en psychologie. Au final, je me suis déscolarisé et j'ai fait un cursus à la maison, tandis qu'il a fièrement décroché son diplôme. Suwon a quatre ans de plus que moi, mais son âme d'enfant a toujours été la bienvenue dans notre amitié. Lui aussi est américain, mais de son père. Contrairement à moi, son physique l'a rendu populaire. Il a même déjà posé avec un de ses amis mannequins pour financer ses études.

— Génial, alors à demain Suwon !

Nous raccrochons et je reste un long moment à contempler les étoiles dans le ciel.

Aujourd'hui, c'est mon 3 650ème jour ! 

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