Vengeance
Niveau d'angst : 9/10
Enfin, le lourd sac de toile qui étouffait Ted se leva. L'homme poussa un râle de délivrance : il cuisait sous son masque depuis bien trop longtemps, et son visage rouge suintait de sueur.
Ses mains et ses chevilles étaient liées à l'aide d'une grosse corde, et tous ses mouvements étaient raidis par une longue immobilité. Il émit un couinement d'inconfort et se trémoussa pour ajuster ses lunettes sur son nez.
Il regagna petit à petit la vue. Il était enfermé dans une pièce recouverte de papier rouge, si bien qu'il lui était impossible de deviner où il était. Les néons au plafond se réfléchissaient sur la texture, baignant la salle dans un halo rougeoyant terrifiant.
Surtout, ce qui lui coupait le souffle et le prenait à la gorge, c'était cette abominable odeur de sang. Et le cadavre dégoulinant à ses pieds.
Le corps était couché sur le ventre, inerte, et se vidait lentement de son sang. Ted ne reconnaissait pas l'homme devant lui, et ne voyait pas ce qui pourrait le lier à la victime. Il gémit piteusement :
-Pitié... !
-Il est trop tard pour la pitié, annonça une voix sourde en colère.
L'homme se tordit le cou pour apercevoir son interlocuteur. Il se retrouva nez à nez avec une adolescente de quatorze ans, les cheveux en bataille, le visage tâché de sang, les yeux irradiants de fureur. Ted prit peur :
-Je n'ai rien fait ! Je suis... vous devez avoir tort, je ne sais rien de vous, je n'ai rien à faire avec...
La fille le coupa d'un grognement agacé. Elle rapprocha son visage du sien.
-Tu aurais pu savoir qui je suis. Si tu t'intéressais un peu plus à ton fils.
-Mon fils... Ted haleta. Mike ? E... écoutez, si vous cherchez Mike, je peux vous l'apporter, je peux... vous voulez de l'argent ? J'ai de l'argent. Je peux vous donner ce que vous voulez, je...
Son agresseuse émit de nouveau un sifflement de mécontentement et effectua un geste de la main qui écrasa la tête de l'homme contre le mur. Il n'eut même pas le temps de se demander par quelle sorcellerie elle y était parvenue qu'elle continua de plus belle :
-Je te veux. Mort.
Un frisson d'horreur parcouru le dos du cinquantenaire. Sa bouche resta sèche comme du papier buvard.
Puis il se força à reprendre ses esprits et à agir méthodiquement : la police était sûrement en train de le rechercher en ce moment même. Il fallait juste qu'il gagne du temps pour empêcher cette folle de passer à l'action.
-Pourquoi ? Qui es... qui est-il ? demanda-t-il en désignant le cadavre.
La folle renifla et lâcha :
-Mauvaise personne. Il a touché Jonathan. Il l'a insulté. Il l'a abusé. Celui là aussi. Et celui-là. En fait, tous ceux-là.
Elle désigna d'un large geste de la main quatre autres corps entassés dans le coin que Ted n'avait pas vu. L'homme frémit et se retint de vomir.
Il repensa à toute vitesse à ce qu'elle avait dit.
Jonathan. Jonathan Byers ? Qu'entendait-elle par là ? Elle secoua la tête :
-Il n'y aurait pas dû avoir de sang. Ca ne sonne plus comme un accident à présent. Mais j'ai perdu le contrôle avec celui-ci.
Elle esquissa une grimace terrifiante tandis qu'elle repoussait le visage du macchabée avec son pied.
-Il a fait pleurer Jonathan...
Ted aurait vraiment préféré qu'elle laisse le mort sur le ventre. Il n'était pas particulièrement favorable à la vue de ses entrailles.
-Eh bien, je suppose que le sang n'est plus un problème si le corps n'est pas trouvé, lança la jeune fille, plus pour elle-même que pour l'homme.
Elle sembla remarquer que Ted fixait désormais le corps d'un jeune garçon, le cou tordu.
-Je l'ai tué rapidement, expliqua-t-elle froidement. Il a vu des choses qu'il n'aurait pas dû voir. Mais ce n'était pas sûr pour Max. Je l'ai fait pour elle.
Ted ne voulait pas en entendre plus, suffisamment écœuré. Mais ses yeux s'étaient posés sur un autre corps qu'il reconnut avec effroi.
-Hey, c'est... Lonnie. Lonnie Byers. Vous... Tu l'as tué ?
-Tu le connais ? A vrai dire, ce n'est pas une surprise. Vous deviez bien vous entendre entre ordures. Je l'ai tué lentement. Vraiment lentement. Il ne prendra pas Will désormais. Il ne fera plus de mal à Joyce.
Elle se retourna et continua avec une douceur maladive :
-Il a supplié pour sa vie. Juste comme toi. Mais le plus il suppliait, le plus je voulais le voir mort. Tu devrais en tirer une leçon.
-Laquelle ? couina Ted d'une petite voix.
-Ne mendie pas ta vie, articula-t-elle d'un air méprisant. Sois brave. Ne me fais pas croire que tu es encore plus lâche que ce que je pensais.
Elle plissa le nez et l'envoya s'écraser contre un mur adjacent. Elle n'avait qu'à effectuer un mouvement de la tête pour que le monde se plie à sa volonté. Rien ne pourrait l'arrêter.
-Et proposer de m'offrir ton fils... continua-t-elle rageusement, ne joue pas en ta faveur.
Ted geignait de douleur. Il pleurnicha :
-Pourquoi moi ? Je n'ai rien fait. Je suis innocent. Je le jure, il y a une erreur.
Ses jérémiades semblèrent mettre la jeune fille hors d'elle. Les objets commençaient à flotter autour d'elle.
Ted sentit son coeur accélérer. A vrai dire, il battait bien plus vite que ce qu'il pouvait contrôler. Non, ce n'était définitivement pas la peur qui provoquait chez lui de telles tachycardies ; il fut bientôt gagné par la panique.
-Que... il haleta. Qu'est-ce que tu fais ??
-Tu as un accident, siffla-t-elle perfidement. Une crise cardiaque. Après quelques... exercices intenses.
Ted sentait son coeur vibrer de plus en plus fort à l'intérieur de lui, pulsant de plus en plus de sang, frétillant comme un poisson hors de l'eau.
Son esprit était un tourbillon de panique, incapable de prendre une décision sensé. Il se sentait débordé de toutes parts, prêt à imploser.
La jeune fille approcha son visage au plus près de lui et murmura du bout des lèvres :
-Ca ne va pas être rapide.
Ted haleta avec difficulté.
-Qu'est-ce... qu'est-ce que c'est ?
-La vengeance. Je fais ce qui est juste.
Ce n'était pas entièrement vrai.
Si elle était animée par un sentiment de justice...
... Il était évident qu'elle y prenait du plaisir.
-Tu es la plus infâme des ordures. Tu es faible.
Son coeur accéléra encore la cadence, et Ted sentit qu'il ne tiendrait plus longtemps.
-Lâche. Misérable. Violent. Menteur. Et le pire de tout... Tu as blessé Mike. Tu l'as frappé, tu l'as menacé, tu l'as fait chanter, tu l'as humilié, tu l'as détruit et tu y as pris plaisir. Tu as pris plaisir à le ravager, à le sentir plus brisé que la veille, plus renfermé et plus effrayé.
Ted sentait la sueur tremper sa chemise. Et dans sa frénésie à la recherche d'air, il se demandait si c'était Mike qui était à l'origine de tout ça.
Il avait sûrement dû parler. Et envoyer cette fille pour se venger.
Putain de gosse. S'il lui mettait la main dessus...
-Mais ton règne est terminé. Tu m'entends ? C'est terminé. Tu as tout perdu. Et il n'y aura plus de larmes, plus de cris, plus de bleus.
Elle eut un petit ricanement.
-Quel sublime royaume est à nos portes...
La jeune fille grinça des dents et le coeur de l'homme s'embarqua dans un tout dernier accelerando. L'air n'était plus approvisionné aussi vite qu'il aurait fallu pour le fournir en oxygène. Il sentait son souffle s'amenuiser et ses poumons se flétrir.
Il voulait balbutier des explications, inventer des excuses. Clamer, protester, claironner son innocence.
Il voulait s'engager que rien n'était de sa faute, que,
Les bleus ? Il avait fait une mauvaise chute en vélo.
Les cernes ? Il avait des insomnies.
La maigreur ? Il n'avait jamais d'appétit.
Il n'y avait aucune preuve, merde.
-J'espère que tu comprends, pour une minute, ce que tu as cultivé durant des années. La douleur.
Son coeur martelait à présent dans son crâne. Il sentait ses yeux enfler dans leurs orbites. La douleur le faisait lentement glisser dans la folie.
Il se mit à gargouiller des sons incompréhensibles, à gesticuler et à baver.
Et plus le martèlement dans sa tête devenait insupportable, plus la douleur lui donnait envie de s'exploser le crâne contre le mur.
Et son coeur s'écrasait contre sa poitrine. Chaque battement était une détonation.
Il battait. Il battait. Il battait.
Et puis d'un seul coup
Il cessa de battre.
.
Mike est si beau en costume.
Ce fut ce qui traversa l'esprit d'Eleven tandis qu'elle observait son petit ami s'accroupir et déposer une rose blanche sur la tombe de son père.
Mike se releva lentement, avec beaucoup de dignité. Ses cheveux ondoyaient vaguement autour de son beau visage, et elle trouvait que le crépuscule lui octroyaient des airs de prince.
Et c'était son prince.
El réfréna un sourire.
Mike avait le visage fermé, ses yeux semblaient s'être perdus sur la gravure toute fraîche du nom de son père sur le marbre.
Il ne pleurait pas. Il ne souriait pas non plus. Il semblait détaché de tout, indifférent aux inconnus qui défilaient tour à tour pour lui présenter leurs condoléances.
La marche funèbre continua un long moment, et El, ne tenant pas en place, décida de s'éloigner un instant.
Elle se sentait bien. Satisfaite, accomplie. Excitée même.
Elle avait vengé Mike. Elle l'avait protégé, à sa manière.
Ted était la première victime que la police avait retrouvé, et le verdict était sans appel : l'homme avait fait une crise cardiaque. Classique.
La jeune fille trépignait.
Oh, si seulement Mike savait. S'il savait ce qu'elle avait fait pour lui... ! Comme son amour serait grand ! Comme il se rendrait compte de tout l'amour qu'elle lui portait ! Mais il valait mieux qu'il ne sache jamais.
Et bien que ça lui crevait le coeur, elle devait s'y résoudre. Cela pourrait le mettre en danger s'il savait quoi que ce soit. Non, il valait mieux qu'il l'ignore.
Ca allait. Elle pouvait supporter. Elle pouvait tout supporter pour lui.
El se retrouva face à une tombe immense, sortant de terre comme un arbre funeste et offrant dans son ombre la cachette parfaite pour s'assoir sans qu'on remarque son absence.
Quelle ne fut pas sa surprise de constater que la place était déjà prise.
Elle se dissimula derrière la pierre, et épia avec étonnement.
Mike pleurait.
Mais ce n'était pas la seule raison pour laquelle son coeur éclatait dans sa poitrine.
Mike pleurait dans les bras de Will.
Pour un peu, la jeune fille pouvait presque entendre le bruit de cristal que fit son coeur lorsque les morceaux tombèrent au sol. Les larmes lui montèrent à toute vitesse, et elle écrasa sa lèvre avec ses dents pour s'empêcher d'émettre le moindre son.
Mike avait les deux bras enlacés autour du torse de Will, le visage enfoui dans son sternum, et il sanglotait discontinument.
Will passait sa main contre la silhouette fragile de Mike, recroquevillé contre lui, pour tenter d'apaiser ses pleurs.
-C'était un connard, Mike... bourdonna Will avec tendresse au creux de son oreille. Il ne méritait pas ton chagrin.
-Je sais... gémit Mike d'une petite voix brisée. Je sais qu'il était horrible et... et tordu mais... c'était mon père...
Mike fredonna un sanglot.
-O... oui, j'ai souhaité ne jamais le revoir, quand j'avais vraiment peur, et quand ça faisait trop mal, mais... tu sais que je ne voulais pas vraiment dire... je n'ai jamais voulu...
-Bien sûr, le rassura Will avec tendresse. Rien n'est de ta faute. C'était un accident.
-Mais si ça ne l'était pas ? Et s'il était mort parce que son coeur n'a pas supporté toutes les fois où il s'en est pris à moi ? Et si... s'il était mort parce que je suis un connard insolent ?
-C'est ton père qui t'as dit ça ?
Le garçon ne répondit pas.
-Écoute, murmura Will avec une colère sourde, mais pas à l'intention de Mike. Ton père avait un trésor dans les mains. Et cette merde l'a enterré au lieu d'en prendre soin.
Il plaça sa main derrière sa tête dans un geste protecteur. Mike se laissa faire. Il demanda, avec une ombre de sourire :
-C'est moi, le trésor ?
-Ha, pouffa Will. Le plus beau de tous. Barbe-noire serait fou de rage.
Mike rit faiblement. Il se laissait doucement retomber dans l'étreinte de Will.
Il laissa passer quelques instants de silence durant lesquels ses larmes revenaient inépuisablement, et souffla :
-Et je l'aimais, je suppose.
-Mike, non, murmura Will en plaçant ses mains de chaque côté de son visage. C'est juste une... connerie à la Stockholm, tu sais.
Mike acquiesça timidement. Il renifla puis il demanda d'une voix pleine d'espoir :
-Mais... tu ne penses pas que... s'il était si dur envers moi... c'est qu'il a dû m'aimer, non ? Au moins un tout petit peu, mais il a dû... ?
-Oh, Mike... Will bredouilla.
L'adolescent se tut un instant pour observer son interlocuteur. Il était suspendu à ses lèvres, attendant ses mots avec tellement de crainte.
Will sentait bien que pour une fois, pour la première fois, c'était lui qui avait le pouvoir de le blesser.
Mais que c'était également lui, William Byers, qui avait le pouvoir de le libérer de ses hantises.
Parce que c'était dans ses bras que Mike avait choisi de se blottir.
Pas dans ceux d'Eleven.
Il lui semblait à cet instant que l'impensable était possible.
-Je... commença Will, bien méticuleux à l'utilisation de chaque mot. Écoute... L'amour n'est pas censé faire mal.
Mike se décomposa et Will enchaîna tout de suite :
-Alors... non, non Mike, je ne crois pas que Ted t'aimais. Parce que, crois-moi, je sais ce que c'est d'aimer quelqu'un, d'aimer vraiment quelqu'un.
Will s'emballait. Ses joues s'embrasaient et il ressentait le besoin de s'ouvrir, d'éclore comme une fleur trop longtemps privée de soleil, parce que le soleil était tourné vers lui à présent. Vers lui et lui seul, et qu'il le regardait, qu'il le regardait vraiment pour une fois, et qu'il était là, chaud, au creux de son torse, buvant ses paroles et battant ses longs cils avec innocence.
Will s'emmêlait, la gorge nouée, et balbutia :
-Et... et tu mérites d'être aimé, et moi...
Il s'arrêta de lui même, laissant ses paroles se perdre entre eux deux, puis il reprit d'une tout petite voix, un murmure imperceptible, les yeux rivés sur ses lèvres :
-Je ne te ferai jamais de mal...
Le temps s'était fait de coton pour mieux leur permettre de savourer le silence.
Mike avait cessé de pleurer, et ses yeux étaient épris de fascination pour les lèvres de son ami. Il comprenait enfin.
Enfin, depuis toutes ses années, Mike comprenait. Will sentit son coeur battre à toute allure.
Mike resserra ses bras autour du garçon, et Will pouvait presque entendre son souffle.
-Jamais... de... mal... répéta-t-il avidement en descendant sa main le long du dos de son béguin.
Mike ne le repoussa pas. Pas plus qu'il n'écarta l'autre main qui vint se loger sous son menton tandis que le pouce frottait contre sa joue.
Au contraire, il se sentait attiré. Aimanté à Will, à son visage, à sa bouche. Il ferma doucement les paupières et rapprocha son visage du sien.
-Will...
Leurs lèvres se faisaient face, séparées par deux mortels centimètres. Et alors que Mike sentait qu'il avait besoin de plus, besoin de Will, qu'il était à deux doigts, vraiment, de tout laisser tomber pour sentir Will contre lui, il s'arrêta, comme foudroyé.
Il sembla reprendre conscience, et il se mit à hyperventiler. Il se déchira brutalement de l'emprise de Will.
Le garçon put témoigner à cet instant là que de toutes les douleurs qu'il avait traversées, la sensation du corps de Mike qui s'arrachait au sien était sans aucun doute la plus forte.
Il laissa traîner ses doigts le long du visage de l'autre qui s'éloignait, sentant avec horreur les boucles s'effilocher entre ses doigts, souhaitant prolonger le rêve l'espace d'une seconde, remonter ses joues, sa mâchoire, ses lèvres.
Non, non, non.
Non.
Mike. Reste. S'il te plaît. Ne me quitte pas.
Reste dans mes bras, ensemble, on était bien, non ? Donne moi une chance. Je t'aimerais, je te le promets. Je t'aimerais tellement si tu me laissais essayer. Je te jure que tu n'aurais plus jamais... froid... au coeur.
Voilà ce qu'il aurait voulu lui dire. Mais à la place il se tenait là, debout, pétrifié de chagrin.
Mike recula en titubant, bouleversé. Il murmura :
-Je ne peux pas. Will, je ne peux pas.
Le garçon ne répondit pas, trop occupé à se retenir de s'effondrer. Son ami répéta d'une voix déchirante :
-Je te jure que je ne peux pas. Il y a El et... et j'aime El. C'est ma petite amie. Je l'aime. Et si je reste je... je sais que je vais faire quelque chose de stupide.
-Est-ce que tu veux faire ce quelque chose stupide ? demanda Will, la voix brisée. Parce que, merde, je meurs d'envie de faire l'idiot.
Mike resta sans voix, et les larmes s'accumulèrent de nouveau au bord de ses yeux. Will se sentit mal face au tourbillon de vents contraires qui agitaient l'adolescent en ce moment.
Et alors qu'il sentait qu'il était sur le point de prendre la parole, Will sentit son coeur rugir dans sa poitrine. Il fallait qu'il le dise, maintenant, avant que Mike ne l'en dissuade. Il prit une inspiration en déclara :
-Je suis amoureux de toi.
Mike plaça les mains sur ses oreilles.
-Arrête... S'il te plaît...
-C'est vrai. Je l'ai réalisé le jour où j'ai appris que tu sortais avec El mais je crois que je l'ai toujours su.
-Chut, Will... supplia-t-il. Tu ne sais pas ce que tu dis...
-Au contraire, je crois que je n'ai jamais été aussi sûr de moi, lui assura l'autre, la voix tremblante.
Au fur et à mesure qu'il parlait, il se rapprochait avec précaution, comme on s'approcherait d'un chaton que le moindre mouvement brusque suffirait à faire partir. Will continua avec émotion :
-Et je ne veux plus mentir. Je veux simplement vivre. Avec toi.
Mike ne répondait plus, les larmes se formaient à nouveau au coin de ses yeux. Il avait reposé ses bras le long de son corps, et il buvait les paroles de Will. Son ami avait rattrapé la distance qui les séparait et il sourit tendrement :
-On mérite notre happy end...
Il approcha ses lèvres de celles du garçon, et Mike les cueillit avec douceur.
Will avait eu à peine le temps de réaliser ce qu'il se passait, de contempler l'apothéose, de savourer la foudre, de déguster ses lèvres, que déjà le garçon se retirait à lui et tournait les talons.
Un immense creux s'empara de Will, un vide dont il ne soupçonnait pas l'existence mais qui le dévorait déjà. Une insupportable sensation de trop peu,
d'un petit rien,
de miettes,
d'un avant-goût.
Mais déjà il contemplait la silhouette mince de Mike épouser l'horizon, courir sans se retourner, le corps soulevé de hoquets.
Will resta figé, les bras ballants, le coeur en feu, le parfum de Mike qui s'oubliait déjà sur ses lèvres.
.
Lorsque Mike se fut assuré qu'il avait couru assez loin pour que Will ne l'ait pas suivi, il ralentit le pas. Il avait les mains enfoncées au plus profond de ses poches et il fixait ses pieds.
Son coeur battait à une vitesse monstre, et il faisait son possible pour cesser d'hyperventiler et marcher droit malgré les bourrasques de vent qui malmenaient son corps frêle.
Il ne se sentait pas bien, pas bien du tout.
Pour ne rien arranger, une blessure à la tête qui datait pourtant de plusieurs jours semblait s'être rouverte, et la douleur amplifiait chaque émotion au maximum.
Il avait la sensation que la mort de son père avait ouvert une vanne dans son coeur, qui ne cessait d'inonder son corps, et qu'il était pris dans un océan déchaîné, luttant pour se maintenir à la surface, et dès qu'il parvenait à reprendre son souffle, une lourde main lui appuyait la tête pour l'immerger de nouveau.
Il n'était pas loin de couler.
Et pour ne rien arranger, lorsqu'il releva la tête, haletant pour respirer, il tomba nez à nez avec El.
La jeune fille semblait enragée. Le vent s'engouffrait dans ses cheveux et ils crépitaient autour d'elle. Elle se tenait debout, les jambes arquées, les poings serrés, le visage furieux, les yeux à la fois trempés de larmes et brûlants de fièvre, la morve s'écoulant lentement depuis son nez.
Elle irradiait d'une colère électrique.
-El... souffla Mike tandis qu'il luttait contre la nausée qui l'envahissait.
-Écoute-moi, claqua sèchement El, les yeux brouillés de larmes et la voix tremblante. Will ne t'aime pas.
Le coeur de Mike s'arrêta de battre.
-Il ne t'aime pas comme je t'aime, assura-t-elle froidement. Et... et ce que j'ai fait pour toi... Will n'aurait pas pu en faire la moitié.
Mike ne comprenait pas tout, mais il avait l'impression de se briser en morceau.
Parce qu'El était là, vulnérable et dévastée, à cause de lui.
-Tu nous as entendu... ? murmura Mike d'une petite voix.
El ne répondit pas, mais son visage tordu de douleur en disait long. Elle se recroquevilla, en proie à un spasme. Mike se sentit déchiré de part et d'autres par une culpabilité oppressante.
-Oh, El... ce n'est pas ce que tu crois... nous étions juste...
-Je sais, renifla El en relevant la tête, pour tenter de préserver un peu de dignité.
-Qu'est-ce que tu sais ? demanda-t-il doucement.
-Je sais tout, murmura-t-elle solennellement.
Elle était si grave qu'elle en était effrayante.
-Je sais ce que Will t'as dit, et je sais qu'il t'aime. Oh, oh, tu veux savoir aussi ?
-Non... bredouilla Mike en reculant instinctivement. S'il te plaît, laisse Will en dehors de tout ça, il n'est pas...
-Il pleure dans son lit en pensant à toi. Il a dit que tu étais la chose la plus sexy qu'il connaissait. Il te peint sous tous les angles, il y a une pièce entière remplie de ses dessins de toi, c'est le cabanon derrière sa chambre. Oh, et tu te souviens quand tu étais possédé par le Mind Flayer et que tu t'es réveillé dans les bras de Will ? Tu sais ce qu'il a fait quand tu étais inconscient ? Il a profité de toi, il t'a embrassé plusieurs fois, il t'a plaqué contre le mur.
Le plus Mike semblait abasourdi, le plus El se sentait gagnée par un grisant sentiment de vengeance.
Oooh, Will, Will, tu n'aurais pas dû attaquer le premier.
Mike est à moi.
A moi.
-Oui, je suis omnisciente !! s'exclama-t-elle. Je sais que Steve aime Eddie, cet idiot a failli se noyer à cause de ça, je sais que Jonathan couche avec des hommes plus âgés qui le paient pour qu'il gémisse, je sais que ta sœur est enceinte, cela fera bientôt deux mois...
-Nancy est... quoi ?? articula Mike, les yeux écarquillés. Et... et qu'est-ce que tu as dit à propos de Jonathan ??
El l'ignora complètement et se rapprocha de lui, coupant court à toute potentielle tentative de fuite.
-Je sais pour ton père, susurra-t-elle avec émotion. Je sais qu'il était mauvais. Je sais qu'il te battait. Je t'ai vu saigner, et saigner, et saigner, et je ne pouvais pas soigner tes blessures, et tu étais juste... juste... allongé sur le sol, à moitié mort, et les lumières étaient éteintes, et il t'a appelé "salope", et tu ne l'as pas vu, mais il a renversé une bière sur toi, juste pour s'amuser.
Mike ne respirait plus. Il avait mal. Ses tempes purgeaient du sang dans son cerveau, sa vision se troublait. Les larmes s'entassaient dans sa gorge à ne plus savoir que faire.
Il tenta de faire un pas en arrière. Il n'y parvint pas. El le maintenait figé, et elle enroula ses mains autour de ses poignets. Elle se glissa sur lui, menaçante, les yeux brûlants d'une douce folie.
-Mike... Mikey... regarde-moi... je t'aime... je t'aime tellement...
Elle passa sa main sur son visage pour dégager ses cheveux, sans remarquer que ses lèvres tremblaient en que la peur rendait son visage blême. Mike ferma les yeux quand elle s'approcha pour l'embrasser, tétanisé.
Parce que ce n'était pas l'Eleven qu'il connaissait. Et qu'il avait tort, tellement tort, putain, parce que cette fille n'était pas, vraiment pas, vulnérable.
La seule personne qui l'était, vulnérable, c'était lui. Alors que la peur lui vidait les tripes, il souffla machinalement :
-Will... ! Will, s'il te plaît... ! A l'aide...
El crut recevoir un coup de poing au coeur.
Non pas parce qu'elle se rendait compte à quel point elle terrorisait Mike, mais parce que c'était le nom de Will qui était sorti de sa bouche.
El ressentit la douleur comme elle ne l'avait jamais ressentie.
Elle réalisait qu'elle était sur le point de le perdre.
Et c'est peut-être cette réalisation à la limite du soutenable qui entreprit de trancher les dernières attaches qui l'empêchaient de sombrer définitivement dans la folie.
Elle sentait monter en elle des pulsions de violence. La jeune fille serra les dents.
-Quand comprendras-tu, grinça-t-elle, que Will ne te sauvera PAS ? Parce que Will ne peut pas te protéger. Il ne t'a pas sauvé de ton père, il ne te sauvera pas de Vecna. Mais, moi... je...
-Mike, je t'aime... je t'aime mieux que lui, crois-moi... Mike... ton père...
-El... shh... laisse-moi partir... supplia le garçon.
-Je l'ai tué. Je l'ai fait pour toi. Parce que je t'aime. Oh, Mike, ne pleure pas : ne pleure pas, il ne te fera plus aucun mal ! Ca va aller maintenant, tout va s'arranger, tu verras, je t'aiderai, mais on va s'en sortir. Ensemble, comme avant, tu te souviens ? Tu te souviens quand les amis ne mentaient pas et quand j'étais jolie ? Arrête de pleurer Mike... il y a quelqu'un, un monstre nommé Vecna... C'est lui qui m'a tout montré, en pensant que ça me détruirait... Mais il s'est trompé ! Tu vois, il s'est trompé, je ne me suis jamais sentie aussi forte et je t'aime, tu ne sais pas à quel point je t'aime. Tout pourrait aller bien, maintenant, si tu cessais de pleurer.
Mais Mike pleurait discontinument, dans un silence déchirant. Il n'avait pas la force d'émettre le moindre son, et immobilisé par El, il ne parvenait plus à retenir sa détresse.
Il venait de perdre quelqu'un d'autre ce soir là.
Un éclair de folie balaya les yeux d'Eleven. Elle s'assombrit d'un seul coup, solennelle.
-Mike.
Elle avait prononcé son nom d'une froideur macabre.
-J'ai dit : cesse de pleurer.
Et tandis qu'elle remuait ses doigts, Mike songea qu'elle était prête à devenir violente. Qu'il lui suffisait d'un geste et que la lueur exaspérée dans son regard ne lui laissait pas beaucoup de temps.
Mike se demanda pourquoi était-ce toujours pareil. Il se demandait ce qui n'allait pas chez lui, pour que les autres finissent toujours par devenir violents.
-J'ai dit, hurla El tandis que Mike sentait sa tête basculer brutalement en arrière, cesse de pleu-
La jeune fille s'arrêta nette avant de rouler des yeux et de basculer sur le côté comme une poupée de chiffon.
Mike poussa un cri de surprise et le champ magnétique qui l'emprisonnait se rompit, le laissant sans emprise.
Mais ses jambes se cassèrent sous son poids, fragiles tutrices épuisées. Le garçon fut retenu dans sa chute par deux mains fines glissées à la hâte sous ses aisselles. Il s'écroula dans les bras de son sauveur, haletant d'angoisse et submergé par une panique intarissable.
Son coeur s'emballa lorsqu'il tomba nez à nez avec le beau visage de Will penché sur le sien, et un soulagement sans borne s'empara de lui lorsqu'il sentit son corps être drainé contre le torse de Will.
-Mike ?? appela anxieusement Will tout en enserrant son ami de deux bras protecteurs. Mike, tout va bien ?? Je suis désolé, je t'ai suivi après notre discussion, et j'ai vu El sur le point de te blesser, j'ai pas réfléchi, je...
Will s'interrompit de lui-même, trop bouleversé pour continuer de parler. Mike se raccrochait à lui de toutes ses forces, balbutiant son nom avec reconnaissance. Will posa sa main sur son dos et ressentit les pulsations affolées de son coeur.
Il faisait une crise de panique.
Will se força alors à agir le plus tendrement possible. Il passa longuement la main le long de son dos pour en calmer les tremblements et le rassura à voix basse.
C'est bon.
Tu es en sécurité maintenant.
Je suis là.
Ca va aller.
-Tu m'as sauvé... encore... bredouilla Mike avec émotion.
-C'est bon, répondit affectueusement l'autre. Je serai toujours là pour toi. Respire, maintenant. Arrête de parler.
Et tandis qu'il s'efforçait de calmer le garçon aux cheveux noirs, Will aperçut le corps d'El se relever avec difficulté, une main sur la tête. Il n'avait pas tapé très fort de toute façon.
Un élan de colère le submergea. Il se leva d'un bond, soutenant Mike par l'épaule pour le maintenir contre lui.
-Qu'est-ce qui t'a pris, bordel ?? articula-t-il avec dégoût.
El leva de grands yeux perdus vers lui. Tout son crâne lui faisait mal. Elle voyait un peu flou, comme si elle émergeait d'un rêve et qu'elle devait se réadapter à la réalité.
Will bouillonnait :
-Quelle merde t'est passée par la tête pour que tu pètes les plombs comme ça ?? Eleven, je ne plaisante même pas, qu'est-ce que tu allais faire avant que je t'en empêche ?? Tu as perdu la tête ? !
El ne répondait pas, pétrifiée. Elle n'avait jamais vu Will en colère à ce point. Chacun de ses mots lui écrasait le ventre. Des larmes lui montaient à la gorge.
-Jamais entendu parler de Peter Parker ? "Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités". Ton pouvoir est censé aider. Pas détruire. Sérieusement. Tu étais sur le point de frapper Mike !! Tu prétends l'aimer ? Eh bien, regarde-le !
El battit lentement des cils, se sentant soudainement mystérieusement engourdie. Son regard transperça celui de Mike.
Il tremblait. Et son regard sur elle débordait de peur.
Les larmes inondèrent ses yeux. Elle pencha la tête en avant, gagnée par la nausée. Elle n'écoutait plus Will.
Il lui semblait que tout son monde changeait autour d'elle. Sa tête tournait affreusement, et la culpabilité ravageait son esprit.
Elle ne se souvenait même plus de quand elle avait dérapé. De quand tout avait échappé à son contrôle. Du moment où elle avait pensé que tuer des gens était une bonne idée.
Je suis un monstre.
Les larmes lui brûlaient la rétine.
Je suis un monstre.
Je suis un monstre.
Un monstre.
Un putain de monstre.
.
El releva la tête en prenant une grande inspiration enrouée. La voix de Will s'étaient tue. Tout autour d'elle brillait d'une lumière rouge et monstrueuse.
Au loin, le long "dong" d'une horloge funèbre retentit, lui glaçant le coeur.
Elle reconnaissait cet endroit.
Son coeur s'emballa alors que son regard parcourait les vignes et la poussière.
L'upside down.
-Eleven.
La jeune fille tourna brusquement la tête vers la voix sourde qui avait clamé son prénom.
Elle reconnaissait cette voix.
Elle observa avec effroi une silhouette inhumaine se rapprocher à pas lents. Ses longs ongles griffus touchaient presque le sol, et il arborait sur son visage un petit sourire tranquille.
Ce sourire des gens qui ont tout prévu. Celui des gens qui connaissent déjà la fin. Celui des gens dont le plan est sans faille, et dont la dernière pièce du puzzle est sur le point d'être assemblée.
Il se planta à quelques mètres d'elle, la toisant presque avec pitié.
Eleven ne se releva pas. Elle n'essaya même pas de s'enfuir, même pas de faire semblant. Elle en était presque soulagée, au fond d'elle.
Enfin son sourire s'élargit, et il ânonna froidement :
-Le moment est venu d'abréger tes souffrances.
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