Falling and Drowning (Steve)
Niveau d'angst : 5/10
27 février 1986, Hawkins, Indiana. Villa des Harrington.
Steve, jusque-là étendu sur son lit, se releva brutalement. Il cogna cette putain d'étagère située beaucoup trop proche de son oreiller. Il marmonna une injure à l'encontre du meuble et se traîna péniblement en dehors du matelas.
Sans cesser de se masser le crâne, il jaugea sa chemise du regard en se demandant s'il était réellement nécessaire qu'il en porte une.
Il la renifla mollement et plissa le nez. Elle refoulait une vieille odeur de bière et de transpiration, aucune chance qu'il ne la porte. Il la fourra dans son panier de linge sale débordant et s'extirpa de sa chambre en boitillant.
Il descendit les escaliers.
"-Maman ? Papa ?"
Silence.
Bon. Inutile d'en faire tout un plat, ils étaient simplement absents, encore. Ce n'était pas comme s'il n'y était pas habitué, ou que ça lui faisait de la peine, non -il avait cessé d'être triste depuis l'âge de 11 ans-, en fait le contraire eût été étonnant.
Les parents de Steve Harrington avaient été à peu près aussi présents dans sa vie qu'ils avaient été utiles. Certes, ils lui avaient donné de l'argent, et par conséquent une chance quasiment assurée de s'en sortir dans la vie, et ils avaient jugé ça suffisant. Deux courants d'airs, deux fantômes fidèles à leur absence, la vie de leur fils était passée sous leurs yeux comme un train à grande vitesse.
Alors à défaut d'amour, il avait eu une piscine. Cool.
Il ne leur en voulait pas -il avait cessé de leur en vouloir-, mais parfois, il aurait bien aimé entendre des voix dans son grand salon vide jonché de tableaux sans âme.
Salut fiston ! Tu as passé une bonne journée ? Tu as réussi ton examen ? Tu veux qu'on sorte tous les deux, faire une petite balade, parler un peu de ta vie?
Steve se trouva ridicule à parler tout seul et grinça d'un rire jaune amer. Il enjamba les sous-vêtements, les manettes de jeux, les bouteilles renversées et les cartons à pizza qui tapissaient le sol depuis le salon jusqu'à la cuisine, ouvrit le réfrigérateur, décala une bouteille de Coca pour attraper la bière cachée derrière, la décapsula avec les dents, se prit les pieds dans un vieux pull en laine qui gisait à terre, jura et sautilla pour se dégager du vêtement. Il le ramassa et, jugeant son odeur acceptable, le passa par-dessus sa tête.
Puis il glissa jusque dans son canapé, dans lequel il s'affala dans un grand "pouf" disgracieux.
Il prit une gorgée et contempla la mer de détritus sous ses yeux. Il esquissa un sourire en pensant à la tête que ferait Robin si elle voyait le désastre, sans parler de l'odeur, que Steve aurait sûrement trouvée atroce s'il ne s'était pas bouché l'odorat à coup de chips au paprika.
Le seul objet rescapé du désordre était le téléphone. Il trônait, très digne dans sa peinture verte, sur la chaise devant le canapé.
Steve posa sa bière, joignit ses mains contre ses lèvres pour se concentrer, souffla un grand coup, passa la main dans ses cheveux ( un réflexe ridicule parce que la personne à l'autre bout du fil ne serait pas vraiment à même d'inspecter sa coiffure ), et approcha ses doigts tremblants du combiné.
Il sortit de sa poche le précieux numéro de téléphone vaillamment obtenu après de longues négociations avec Chrissy et inscrit un à un les chiffres fatidiques.
Son genoux frétillait compulsivement à mesure que les sonneries s'allongeaient sans que personne ne décroche. Au bout d'un énième *bip*, une voix visiblement enregistrée s'exclama :
*Hey motherfucker ! Ici Eddie Munson, je ne suis pas disponible pour le moment, probablement en train de faire des choses infiniment plus cool que vous, comme écouter Metallica, jouer à D&D avec ma super secte, fumer ou jouer de la guitare. Ou bien je suis trop défoncé pour répondre ! Dans tous les cas, vous pouvez me rappeler plus tard ou laisser un message même si c'est sûr à 100% que je ne l'écouterai pas !*
Steve ne put s'empêcher de sourire. Est-ce que chaque vie semblait fade à côté de celle d'Eddie Munson ou bien était-ce seulement la sienne ? Il attendit patiemment le *bip* sonore, puis il bredouilla son message, avec beaucoup moins d'aisance que lorsqu'il le faisait dans sa tête.
*Salut Eddie, c'est Steve et, euh... Je me disais que ça faisait longtemps qu'on s'était pas parlé et... eh bien, je suis seul à la maison, si tu veux venir, je ne sais pas... je me disais juste que... ça pourrait être... cool de te voir. Juste pour parler. Parce que... mmm... on dirait que... que tu m'évites et... ? Je ne sais pas, tu me manques ? Est ce que tu peux me rappeler s'il te plaît ?*
Steve n'arrivait pas à déterminer s'il regrettait ou pas d'avoir envoyé ce message. Après plusieurs minutes il décida d'arrêter de se prendre la tête. Ce qui est fait est fait. Inutile de broyer du noir.
Maintenant il attendait juste qu'Eddie réponde. En fait il ne faisait que ça. Il passa environ vingt-cinq minutes à attendre. L'attente est quelque chose de très vicieux car elle s'impose à vous sans vous laisser l'opportunité de faire autre chose.
Steve avait soif, mais il hésitait à se lever pour aller chercher quelque chose à boire, au cas où le téléphone se mettrait à sonner s'il était absent et qu'il revenait trop tard pour décrocher. Il restait assis, puis constatait en râlant qu'il aurait largement eu le temps d'aller chercher une autre canette.
Il finit par se convaincre de lever ses fesses du canapé, et courut quasiment jusqu'au réfrigérateur, tâtonna pour attraper une bière et se précipita sur le sofa.
Eddie ne l'avait pas rappelé.
Au bout de quarante minutes d'attente, Steve alluma la télévision.
Mais le volume sonore ridiculement bas pour être certain de ne pas rater les sonneries du téléphone et les incessants coups d'œil qu'il jetait à l'objet vert l'empêchait tout à fait de se concentrer sur l'émission, et il se rendit compte qu'il n'avait pas retenu un mot.
Au bout d'une heure vingt d'absence totale de signe de vie de la part du combiné, Steve n'y tint plus, et appela une seconde fois.
*Hey motherfucker ! Ici Eddie Munson, je ne suis pas disponible pour le moment...*
*Hey Eddie, c'est Steve, encore. Écoute, je... je suis désolé. Ok ? Je n'aurais pas dû... j'ai merdé. Littéralement. Je ne sais pas ce qui m'a pris, peut-être que j'étais ivre ou... ou que j'étais... Écoute, je sais pas, mais je n'ai jamais voulu que ça arrive, je suis désolé. Est ce qu'on peut juste... oublier ça et juste être amis comme avant ? S'il te plaît. Je regrette. Rappelle-moi.*
Steve s'écrasa contre le dossier du canapé et expulsa tout l'air de ses poumons, les paumes appuyées contre ses yeux, grimaçant.
Putain Eddie. Réponds. Allez.
Il envisagea de se rendre chez lui, comme ça il serait fixé une bonne fois pour toutes. Mais sa maison était définitivement trop loin pour y aller à pieds et son père avait pris la voiture, alors il resta dans sa gigantesquement vide maison, à décapsuler bien plus de bières qu'il n'aurait dû en prendre.
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*Hey motherfucker ! Ici Eddie Munson, je ne suis pas disponible pour le moment...*
*Hey Eddie, c'est... ouais, Steve, je suis désolé, je ne veux pas te stalker, c'est juste que... ça fait trois heures que tu n'as pas répondu et... je voulais savoir si tout allait bien ? Si c'est simplement que tu ne veux pas me parler, je... je comprends, mais tu... tu me fais souffrir, Eddie. Je te jure que je me sens coupable. S'il te plaît, rappelle-moi. Juste pour dire que tu es vivant, je m'en fiche, je veux juste... entendre ta voix.*
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*Hey motherfucker ! Ici Eddie Munson, je ne suis pas disponible pour le moment...*
*Ok, Max a dit qu'il y avait de la lumière chez toi, donc je suppose que tu y es. Alors s'il te plaît. S'il te plaît. Laisse moi un chance... une chance... d'expliquer, de te dire que je ne suis pas ce que tu crois que je suis et... et... Une chance d'être de nouveau ton ami parce que -merde !-, j'étais ami avec Eddie Munson, putain ! Et j'ai été un connard complet pour avoir ruiné ça. Laisse moi essayer. Je t'en supplie.*
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*Hey motherfucker ! Ici Eddie Munson, je ne suis pas disponible pour le moment... Dans tous les cas, vous pouvez me rappeler plus tard ou laisser un message, même si c'est sûr à 100% que je ne l'écouterai pas !*
*... C'est le septième message que je laisse. Et tu... tu ne me rappelles toujours pas.*
.
*Hey motherfucker ! Ici Eddie Munson, je ne suis pas disponible pour le moment...*
*Salut Eddie. Non, je ne suis pas ivre. Mais peut-être que je ne suis pas sobre non plus. Peu importe. Je voulais juste te dire... que tu as gagné. Tu... tu as réussi à me détruire, ok, à rendre tellement... pathétique. J'ai complètement renoncé à toute dignité, et tu m'as fait comprendre que j'étais un stupide garçon riche, mais que je n'étais rien. Je... Je suppose que tu l'as enfin accomplie, ta stupide revanche sur les populaires, ou je ne sais quelle autre connerie... Mais... Félicitations. Adieu Eddie.
...
Mais si... si tu y réfléchis... et que tu réalises que tu as peut-être tort à mon sujet, tu sais ce qu'il te reste à faire.
...
Oh, et dis à ton stupide répondeur d'arrêter de m'insulter, c'est chiant, putain.*
.
Steve titubait. Il avait réussi à dénicher de la vodka et c'était beaucoup plus fort que ce qu'il pensait, mais merde, ça faisait du bien.
L'alcool le rendait heureux. Pour un instant certes, mais cet instant n'était pas n'importe lequel, et il avait vraiment besoin d'être heureux.
Alors qu'il devait lutter pour maintenir ses paupières mi-closes, il songea à quand il avait commencé à boire.
Il dut réfléchir longtemps, son esprit embrumé par les vapes de vodka, puis arriva à la conclusion que c'était juste après la bataille de Starcourt. Après la mort de Billy plus exactement.
Soyons clair, il n'avait jamais aimé Billy. En fait c'était tout le contraire, il avait eu pour lui une hostilité si intense qu'elle en avait été presque effrayante.
Peut-être parce qu'il ne supportait pas son arrogance, son mépris, son être qui émanait la violence.
Peut-être parce qu'il ne pouvait pas s'empêcher de dire qu'il avait raison, parfois. Raison à propos de lui, à propos du fait qu'il soit juste un pauvre type paumé et vaguement héroïque, juste le temps des projecteurs, puis qui repartait se soûler tout seul.
Peut-être parce que lorsque Steve le regardait, hurlant comme un con au beau milieu d'une foule d'adorateurs peut-être aussi cons que lui, il ne pouvait pas s'empêcher de se reconnaître en lui, ou en tout cas de reconnaître celui qu'il avait été. Dans ces moments-là, il éprouvait une honte si grande et si dévorante qu'il avait envie de s'excuser auprès de tout le monde pour avoir été un jour celui qu'on appelait le King Steve.
Putain tu m'étonnes que Nancy ait pas voulu de lui. Évidemment qu'elle était bien mieux avec Jonathan. Lui il la méritait.
Son cerveau commençait à s'échauffer dangereusement, à cause de l'alcool ou à cause de la douleur d'être seul, seul dans son château, seul avec sa solitude et son âme qui ne valait rien.
Il songea à ce qu'Eddie aurait pensé de lui s'il l'avait connu à l'époque du lycée. Il se serait sûrement moqué de lui. Il lui aurait sûrement donné un surnom ridicule, du genre Steve, The King of WC.
La pensée d'Eddie ramena Steve sur Terre, et le garçon fut frappé d'un éclair de lucidité au beau milieu de son délire alcoolisé.
Eddie.
Eddie qui ne répondait pas.
Sa gorge se noua. Si seulement il lui donnait une chance, juste une ! Il en prendrait tellement soin de cette chance, il dirait... il dirait tout ce qu'il fallait dire, tout ce qu'il fallait faire pour rattraper cette fragile amitié au bord du ravin.
Steve trébucha en arrière, vacillant de quelques pas à reculons.
Et il fut soudain prit d'une nausée si envahissante qu'il eut envie de pleurer.
Parce que peu importe les excuses qu'il pouvait inventer, il savait qu'elles seraient toutes, toutes sans exception, fausses.
Il n'était pas ivre. Pas défoncé. Pas même fatigué. Cette nuit-là... Cette nuit-là où Eddie le raccompagnait chez lui, lui racontant sûrement n'importe quelle anecdote stupide au sujet de ce jeu... donjon et dragon... Alors...
Était-ce la pâleur de la lune qui avait rendu ses lèvres si belles ? Où l'atmosphère un peu feutrée et intime d'un crépuscule d'hiver qui lui donnait cet air si attirant ? Il n'aurait pas su dire. Mais ce n'était pas avec futilité qu'il l'avait embrassé.
C'était parce qu'il en avait envie. Parce que tout brillait et fascinait chez Eddie. C'était parce qu'il commençait à comprendre pourquoi il n'avait jamais pu établir de relations stables avec personne.
Et malgré tout ce qu'il s'infligeait pour se rattraper, rien n'arrivait à lui faire regretter d'avoir posé ses lèvres contre celles d'Eddie.
.
Steve ne distinguait plus grand chose, sa vue était trouble et criblée de larmes, mais il composait machinalement le numéro de téléphone.
Sans être dérangé le moins du monde par les *bip* lancinants du répondeur, il lâcha à l'intention du vide :
Hey Eddie, c'est Steve et je crois que je suis tombé amoureux de toi, je suis désolé.
Puis, assommé par un soudain relent d'ivresse, il lâcha brusquement l'appareil.
Le jeune homme tenta de se relever, mais il se prit les pieds dans son tapis. Il se sentit vaguement dégringoler vers l'avant, mais n'esquissa pas un geste pour se retenir.
Il ne se rendit compte qu'il était dehors qu'en éprouvant le froid mordant de l'hiver, mais ça ne l'arrêta pas.
Le monde était si flou et si lent qu'il ne remarqua pas le rebord de sa piscine.
Il ne sentit pas son pied s'accrocher contre le rebord et vaciller au bord de l'eau.
Il ressentit à peine son corps lourd et pataud s'enfoncer dans l'eau glacée à la manière d'un poids mort, percutant la surface dans toute son inertie.
Il aperçut vaguement le monde depuis l'eau, tout bleu et tremblé. Les bulles qui s'échappaient de son nez. Ses vêtements s'alourdir et se geler. Ses cheveux flotter calmement autour de lui. Sa bouteille toujours serrée dans sa main.
Il ferma les yeux.
.
En fait, lorsque Billy est mort, ce n'est pas l'horreur de son trépas qui l'avait ébranlé, ni sa perte qui l'avait chagriné. La douleur était purement psychique.
Lorsque Billy est mort sous ses yeux, il a réalisé.
Billy était la première personne qu'il connaissait vraiment à mourir.
Il était jeune et en bonne santé. La seule chose qui ait causé sa mort avait été sa malchance de croiser la route du Mind Flayer. Steve avait pris conscience à ce jour qu'ils ne s'en sortiraient pas tous.
Qu'un jour ou l'autre, l'Upside Down leur faucherait une vie. Peut-être des dizaines. Peut-être des centaines de gens qu'il aimait et dont il se sentait responsable étaient en danger de mort, et il allait en perdre. Et quoi qu'il fasse pour les protéger, ils allaient mourir, les uns après les autres.
Qui allait être le premier ? Elf ? Will ? Aucune idée.
Nancy ?
Eddie ?
.
Lui ?
.
Pendu à son fil torsadé, la téléphone crachait d'une voix grésillante :
*Hey motherfucker ! Ici Eddie Munson, je ne suis pas disponible pour le moment, probablement en train de faire des choses infiniment plus cool que toi comme écouter Metallica, jouer à D&D avec ma super secte, fumer ou jouer de la guitare. Ou bien je suis trop défoncé pour répondre ! Dans tous les cas, tu peux me rappeler plus tard ou laisser un message même si c'est sûr à 100% que je ne l'écouterai pas !
...
Et si vous êtes ami avec Steve Harrington, s'il vous plaît, dites lui d'arrêter de m'appeler.
Dites lui que je ne le déteste pas. Mais que j'ai besoin de temps pour comprendre -enfin, pour essayer de comprendre. Dites lui que je me sens... okay, je me sens trahi, et triste, et mal, parce que je croyais... je croyais qu'on était amis et... je ne sais pas, j'ai l'impression que quelque chose s'est cassé ce soir, quelque chose qu'on ne peut pas réparer.
Mais je fais des efforts. Je jure que j'en fais, en fait, dites lui que je ne l'ai pas oublié, loin de là, tout ce que je fais c'est penser à cette merde, et à combien il a été stupide pour ruiner notre amitié. Mais j'essaye de lui pardonner.
Et dites lui que je ne suis pas furieux contre lui, parce que j'ai trop peur de le perdre pour ça.
Dites lui que je ne peux pas l'appeler parce que je ne sais pas quoi dire. Parce que mon coeur bat si vite que ça fait mal, et mon cerveau est si brûlant que je l'entend grésiller, et que je suis plus anxieux qu'après un putain de bad trip, parce que je ne sais pas ce que je ressens, et, putain Harrington, tu dois avoir un don pour rendre les gens fous !
Dites lui que si je rappelle, j'ai peur de dire des choses que je regretterais. Je ne veux pas lui faire de mal, ou lui donner des espoirs dont je ne serais pas à la hauteur.
Enfin, dites lui que je ne suis pas celui qu'il croit, et que je lui ferais probablement du mal. Ou bien ça n'irait nulle part, et tout ce que nous obtiendrons sera de la souffrance. C'est mieux comme ça.
Je suis désolé*
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