6 - D-Day
Pourquoi est-ce que j'ai accepté ce rendez-vous avec Duncan ? Ses yeux se sont illuminés quand j'ai dit oui, il y tient, ça se voit. En acceptant, j'ai fait quelque chose de très égoïste. Je me suis immiscée dans sa vie. Sauf que je vais en sortir aussi vite que j'y suis arrivée, il va souffrir, tout ça parce que j'ai accepté ce foutu rendez-vous, tout ça parce que j'ai pensé à mon bonheur et pas au sien. Enfin, il est probablement très heureux à l'heure actuelle, mais quand on ne sait rien, on ne peut qu'être heureux.
Il a fixé le rendez-vous à dix-sept heures, le temps pour moi de manger, digérer et de me préparer. Ce n'est pas un rendez-vous officiel, du moins, pas pour moi. On va juste sortir comme deux amis. Je ne sais rien de lui, mais je sais qu'il ne sera rien d'autre que mon ami. Alors j'ai pris le temps d'engloutir une grosse assiette de pates ainsi que du beurre de cacahuète à même le pot en dessert, et de la glace. Voyons le côté positif de ma maladie, je me goinfre comme jamais et j'ai perdu un kilo, n'est-ce pas génial ? Non, ça n'est pas génial. J'essaye de limiter les dégâts au maximum, je sais que l'amaigrissement sera inévitable et j'ai un nouveau régime alimentaire maintenant.
Maman avait pris rendez-vous avec une nutritionniste spécialisée et le verdict de la spécialiste a été sans appel : ne consommez plus de malbouffe. A la place, je dois consommer des produits fortement caloriques et énergétiques. L'avantage, c'est que je n'ai plus droit aux légumes dégueulasses tels que le chou, maman aimait bien me forcer à en manger. Il faut croire que le destin ne me veut pas que du mal.
Je me regarde une dernière fois dans le miroir alors que j'ai déjà dix minutes de retard. Si ça peut prouver à Duncan que je ne suis absolument pas la copine idéale et lui donner une mauvaise impression, alors tant mieux. Je porte simplement un jean avec un léger sweat noir, comme toujours. Pour une fois, il m'appartient, il est à ma taille et ne fait pas disparaitre ma poitrine sous sa largeur. J'enfile également mes bottines habituelles. J'ai décidé de ne pas faire d'effort sur ma tenue, ce n'est pas un rendez-vous officiel, je peux avoir l'air d'une pouilleuse en toute sérénité. J'ai tout de même fait un effort en laissant mes cheveux bruns tomber en cascade dans mon dos, de toute façon j'avais mal à la base du crâne à force de les avoir en chignon.
— Tu sors ? me demande maman qui vient d'entrer dans ma chambre.
— Ouais.
— Et... où est-ce que tu vas ?
Elle a un sourire radieux aux lèvres, elle a l'air heureuse de me voir sortir, elle est même plus heureuse que moi.
— Je vais voir un ami.
— Un ami, hein ?
Elle me fait un clin d'œil et je me sens exaspérée. Pourquoi les parents essayent toujours d'obtenir des confidences de votre part comme s'ils étaient vos amis ? C'est super gênant, elle n'en saura pas plus. De toute façon, je suis persuadée que papa lui a raconté le coup du message. Elle m'adresse un dernier sourire et s'en va de ma chambre.
Une fois en bas de la rue devant le magasin, là où on s'est donné rendez-vous, je vois Duncan qui m'attend patiemment, il regarde sa montre. Il sort son téléphone, probablement pour me mettre la pression, mais il le range dans sa poche lorsqu'il m'aperçoit. Il m'adresse un large sourire.
— Je pensais que tu ne viendrais pas, me dit-il.
— Je pensais aussi ça mais comme tu le vois, je suis venue. Alors, qu'est-ce qu'on fait ?
— Je me disais qu'on pouvait peut-être aller au cinéma ?
Non, surtout pas.
— Duncan, on ne peut pas aller au cinéma, décrété-je.
— Ah bon ? Et je peux savoir pourquoi ? demande-t-il dubitatif.
— Parce que ça ressemblerait à un rendez-vous. Est-ce que c'est un rendez-vous ?
— Non... mais je suis déjà allé au cinéma avec des amis, je ne vois pas où est le problème.
Il ne voit pas où est le problème maintenant. Mais une fois qu'on y sera, je ne veux pas être à côté de lui dans le noir, je ne veux pas qu'il me touche la main en faisant semblant qu'il n'a pas fait exprès. C'est trop dangereux, on ne peut pas rester assis deux heures dans le noir ensemble. Hors de question.
— On pourrait se balader ? proposé-je.
Il accepte et nous commençons à marcher sans but précis. Nous déambulons juste dans la rue, sans réfléchir à où nos pas nous mèneront. Nous discutons, Duncan m'explique qu'il habitait avant à Newport, toujours dans l'Oregon. En fait, il n'a pas dix-sept ans, il en a dix-huit et il vient d'être diplômé. Ses parents sont séparés mais on dirait qu'ils vivent toujours sous le même toit, ils se disputent à longueur de journée. Alors quand il a appris que son oncle avait besoin de quelqu'un pour l'aider à gérer le magasin, il a sauté sur l'occasion pour quitter le cocon familial. Il vit chez son oncle qui a deux appartements ; un au-dessus de la boutique et un autre dans une rue un peu plus éloignée. Harry, son oncle, lui offre son appartement vacant en échange de son travail. D'après Duncan, c'est un plutôt bon deal, ce n'est pas donné à tout le monde d'avoir un appartement si tôt.
Plus nous parlons et plus ce que je redoutais arrive : je l'apprécie. Je lui raconte aussi des éléments de ma vie, de mon enfance à mon voyage à Hawaii. Je lui raconte des choses banales, mais à aucun moment je ne mentionne ma maladie ou le fait que je vais mourir. J'essaye d'agir normalement et même si ça me fait énormément de bien, je sais que j'ai lancé quelque chose de très grave.
Nous sommes désormais assis sur un banc d'un parc où les arbres sont vraiment dominants, il y en a de partout, on se croirait dans une forêt. Des parcs, ça n'en manque pas ici à Portland, j'ai l'impression qu'il n'y a que ça. Des plus sauvages que d'autres, des plus jolis que d'autres, mais des parcs tout de même. Ça, et les musées.
— Duncan, je dois être honnête avec toi.
— Oui ? me demande-t-il avec un regard inquiet.
— Ce message que je t'ai envoyé, c'était mon père.
— Quoi ?
— Mon père a vu ton numéro sur l'emballage, il voulait que je t'envoie un message et pas moi. Alors il l'a envoyé.
— Ton père a voulu te pousser à me voir ?
— Exact.
— Il a l'air cool, décrète-t-il.
— Non, il ne l'est pas, déclaré-je en un éclat de rire.
— Il est plus cool que toi.
Je le fixe un instant, il m'adresse un léger sourire et je fais de même.
— Qu'est-ce que tu t'es dit quand tu m'as vu sur cette moto ? me demande-t-il.
— Tu ne devrais pas avoir envie de reparler de ça, normalement, me moqué-je.
— J'ai un côté un peu maso.
— Eh bien... Je me suis demandée si tu essayais de m'impressionner ou si je me faisais des films. C'était vraiment drôle. Pas que tu n'aies pas été crédible, mais les gens qui font ça en général sont ridicules.
— Alors j'étais ridicule ?
— Totalement.
Il hoche la tête et plisse les yeux.
— Quoi ? lui demandé-je.
— OK. Ça pique, mais j'encaisse.
Je me moque un peu plus de lui, ce qui finit par le faire rire.
— Et puisque de toute façon tu viens de me briser le cœur, j'ai une question. Pourquoi tu voulais absolument me fuir ?
— Je ne suis pas très sociable. Ne le prend pas personnellement.
J'aimerais tellement tout lui dire. Mais cette journée est tellement parfaite et normale, j'en oublie presque que les minutes passent, me rapprochant un peu plus de la mort. Et je n'en ai pas le courage. Moi qui d'habitude n'ai pas de tact et pas peur de dire n'importe quoi à n'importe quel moment, je dois dire que je fais des efforts surhumains à cet instant pour ne pas lui balancer « Duncan, toi et moi, ça n'est pas possible parce que je suis en train de mourir ». Il me regarderait comme si j'étais ce chaton en fin de vie, et encore une fois, je n'en suis pas un. Je sais qu'il aura pitié de moi et qu'il me traitera comme si j'étais en porcelaine, je n'en ai pas envie.
Je regarde l'heure et je remarque qu'il est déjà vingt-heures, comme le temps passe vite quand on s'amuse !
— Duncan, j'ai vraiment passé un bon moment, mais je pense que je devrais rentrer chez moi, maintenant.
— On t'a déjà dit que tu étais expéditive ?
— Il est vingt heures ! me justifié-je.
— Et alors ? T'as un couvre-feu ?
— Non...
— Alors viens avec moi.
Le sourire étrange qu'il arbore n'est pas du tout bon signe. Plus je le regarde et plus je le trouve beau ; plus je lui parle, plus je le trouve sympa. Ce garçon a l'air génial, je regrette ne pas l'avoir rencontré plus tôt.
— Où est-ce que tu veux qu'on aille ? demandé-je perplexe.
— Dans mon sous-sol. Ça fait trois heures que j'essaye de sympathiser avec toi pour te mettre en confiance, j'ai l'impression que ça a marché donc maintenant, c'est le moment où tu dis OK, pour que je puisse t'emmener sans user de la force. Alors, ça te dit ?
Et en plus, il me fait rire. J'ai envie de m'énerver et de hurler. Pourquoi, bordel, je n'ai pas rencontré ce garçon plus tôt ? Il m'adresse son plus beau sourire et il devrait vraiment arrêter de faire ça. Je m'apprête à lui donner ma réponse mais le tournis me vient, je me sens soudainement faible et je me demande si c'est le moment où mon corps commence à péter un câble.
— Ma tête !
— Si tu ne veux pas, tu peux juste refuser, pas besoin d'inventer des excuses tu sais, ajoute-t-il.
Je suis sûre que si j'avais été debout, j'aurais fait un malaise. Je reprends petit à petit mes esprits et je suis bien contente quand le tournis qui m'avait surprise s'en va.
— Ça va ? demande Duncan qui a retrouvé son sérieux.
— Ouais, c'est passé. Je veux bien trainer avec toi.
— J'aurais juré que tu dirais non. Mais c'est cool. Il y a la petite fête foraine d'Halloween qui a ouvert la semaine dernière, je me disais qu'on pouvait peut-être y aller ?
— Ça me va.
Il m'adresse un énième sourire, celui-là était heureux, tandis que les autres étaient plus charmeurs. Je me demande sincèrement pourquoi il a dirigé son attention vers moi, pourquoi il a décidé que j'allais être sa proie, pourquoi il veut tant passer du temps avec moi. Je ne me pose pas plus de questions et nous commençons à marcher en direction de la fête foraine.
J'ai toujours voulu y aller mais je n'avais jamais réussi à abandonner le confort de mon lit pour ça. Si j'ai le choix entre rester recroquevillée sous ma couette et au chaud, et sortir, croyez-moi, je vais toujours choisir l'endroit le plus douillet. Je repense à ce que papa m'a dit, de m'amuser et de faire tout ce que j'avais toujours rêvé de faire. Je me disais, à quoi bon, puisque je vais mourir ? Je n'emporterai pas mes souvenirs avec moi, ça ne sert à rien de vouloir s'en créer un paquet avant de mourir. Mais je pense que par ces mots, il me conseillait surtout de profiter de la vie tant que j'en avais l'occasion.
Publié le 23/10/17
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