31 - Sirius

Je n'ai pas vu Duncan hier. Harry s'étant bloqué le dos, lui a demandé de le remplacer au drugstore ; alors j'en ai profité pour passer du temps avec Emily, Blake et ma famille. Il est maintenant vingt-et-une heures et je regarde la télévision avec mes parents, Flynn s'est endormi sur mon épaule. Parfois, je surprends ma mère à m'observer de son regard doux et empli de tristesse ; elle voudrait pleurer, je le vois bien. Parfois même, elle me prend dans ses bras et ne me lâche que quand je suis sur le point de mourir d'asphyxie. Mon père a un comportement similaire, il est juste plus subtil. Des petites attentions par ci, par là. Il me prépare mon petit déjeuner et me demande toutes les dix minutes si je vais bien. Chez Flynn aussi, j'ai senti un changement. Il me fait des câlins et ça, je vous assure que c'est une nouveauté. Avant, quand il me faisait des câlins, c'était pour essuyer ses doigts dégueulasses pleins de chocolat sur mon dos. Il n'est plus cet enfant démoniaque, il est devenu un petit ange vraiment sage et je dois dire que ça me fait mal de me dire que je suis la cause de cette mutation.

Ça sonne à la porte, alors je me lève, presque sûre que c'est pour moi. Et je ne me suis pas trompée, lorsque j'ouvre la porte, je découvre le sourire radieux de Duncan qui porte un sweat à capuche noir. Même dans un foutu sweat il est toujours sexy, comment est-ce possible ?

— Salut. Tu viens ? me demande-t-il.

— Où ça ?

— On va faire quelque chose de cool.

Son sourire insolent et son clin d'œil m'indiquent que je dois me méfier de sa surprise ; quand il fait cette tête, ce n'est jamais bon signe. En général, il s'apprête à faire une connerie. Je regarde en arrière, vers le salon et je vois que mon père nous observe, il balaye l'air de sa main, comme pour me dire « oust ! ».

— OK, je finis par répondre, je dois juste aller m'habiller. Je fais vite !

— Mets du noir.

— Quoi ?

— Allez ! ajoute-t-il avec un sourire en faisant le même geste que mon père quelques secondes plus tôt.

Je le laisse là et m'empresse de courir à ma chambre. Je fais ce qu'il me dit, j'enfile un jean noir et un pull assorti. Je sais qu'il fait frisquet dehors, alors j'enfile aussi une écharpe de la même couleur. Je ne comprends pas vraiment pourquoi je dois m'habiller comme ça mais comme je ne suis jamais déçue des surprises de Duncan, je préfère l'écouter et faire ce qu'il me dit. Je regarde mon réveil, cinq minutes sont passées, je crois que je ne me suis jamais préparée aussi vite. Je dévale l'escalier et enfile mes bottines qui traînent dans l'entrée.

Je salue mes parents et sors de chez moi, accompagnée de Duncan qui m'avait attendue dans l'entrée. Il m'enserre la taille et s'approche doucement de moi, provoquant une sensation de fourmillement dans mon ventre ; je crois même que mon cœur est en train de faire des loopings. Lorsque ses lèvres se posent tendrement sur les miennes et qu'il m'embrasse comme si j'étais la plus fragile des choses, je ne peux m'empêcher d'apprécier autant de douceur. Mais je ne veux pas qu'on se comporte avec moi comme si j'étais fragile.

Je me presse contre lui et passe ma main dans ses cheveux pour l'embrasser plus fougueusement, je le sens sourire contre mes lèvres avant qu'il me rende mon baiser. Je sens que tout mon corps est en ébullition, j'ai l'impression qu'il ressent la même chose ; lorsqu'il s'écarte de moi, ses yeux brûlent de désir.

— Garde ton énergie pour tout à l'heure, me dit-il avec un sourire joueur.

— Où est-ce qu'on va ?

— On va à ton lycée. Emmène-nous-y.

Qu'est-ce qu'il veut qu'on aille faire dans mon lycée, à plus de vingt-et-une heures qui plus est ? Je fronce les sourcils, je suis pleine d'incompréhension mais mon instinct me dit que ça ne servirait à rien de poser des questions.

— C'est par où ? demande-t-il.

— À droite.

Nous prenons la rue de droite et au bout de dix minutes de marche, j'aperçois le bâtiment terne en briques rouges. Avec Emily, nous avions l'habitude de le comparer à une prison. Je sais, c'est probablement ce que tous les élèves du monde doivent faire : comparer leur école à une prison. Si nous le faisions, ce n'était pas — contrairement aux autres — pour se donner un style rebelle, nous aimons bien l'école. Après tout, c'est un lieu de savoir et tous les lieux de savoir sont géniaux, au même titre que les bibliothèques et internet. Je sais ce que vous vous dites, je ne suis pas une fille très amusante ; mais être amusant ne veut pas dire laisser son cerveau de côté, savoir un tas de trucs, c'est plutôt cool si vous voulez mon avis.

Pour en revenir à nos moutons, si Emily et moi comparions cette école avec une prison, c'était tout d'abord parce que la bâtisse nous y fait penser. Aux yeux des autres, elle ressemblait à toutes les écoles mais nous, nous lui trouvions un style gothique assez présent dans sa gigantesque façade. Mis à part ce détail, le problème résultait principalement chez ses enseignants et surveillants. Ces derniers étaient intransigeants. Normal, vous me direz, avec tous les sales gosses qu'on peut trouver dans une école, ce n'est pas étonnant qu'on se mette à hurler à tout bout de champ ; comme je comprends les enseignants. Mais le problème, c'est qu'ils étaient vraiment trop durs. Peut-être était-ce une nouvelle technique jugée assez pédagogue ; en tout cas, elle était plutôt efficace puisque plus personne n'osait l'ouvrir.

Ça, c'est ton école ? me demande Duncan abasourdi.

— Eh ouais...

Rien qu'en la revoyant, je deviens nostalgique. Je me rappelle toutes ces heures passées en ce lieu à me tuer à la tâche, à réviser un examen ou à rire avec mes amis. Je crois que si on accumulait toutes les heures passées ici, le résultat serait énorme. Duncan fait le tour de mon école qui est évidemment fermée, vu l'heure. Il lève la tête, observe la façade, je ne comprends pas où il veut en venir.

— Sérieusement, personne n'a jamais pensé à taguer ce mur ? Il est intact ! s'écrie-t-il.

— Tu as raison Duncan, et si on taguait ce mur ? demandé-je ironiquement.

— C'est exactement pour ça qu'on est là, affirme-t-il avec un sourire malsain.

Bordel, non.

— Non Duncan, je disais ça pour déconner...

— Eh bien pas moi, c'était exactement mon intention.

— Oh bordel, c'est pour ça que tu voulais qu'on s'habille en noir ? Et comment est-ce que tu comptes peindre sur ce mur, avec mon sang ? demandé-je avec un rire nerveux.

Il retire un sac noir de son dos, je ne l'avais même pas remarqué. Comment une personne peut-elle être aussi peu attentive aux détails que moi ? Il l'ouvre et je découvre une multitude de bombes de peinture de différentes couleurs. Est-ce vraiment ce qu'on va faire ? Il me semble que c'est illégal. Est-ce que le fait que ma mort approche me donne une excuse pour faire des choses illégales ? Je ne pense pas.

— Duncan, c'est totalement illégal, on ne doit pas faire ça.

Il se racle la gorge, prend un air solennel et me regarde le plus sérieusement du monde.

— Tu sais Charlie, un jour, un grand homme a dit « La seule façon raisonnable de vivre en ce bas monde, c'est en dehors des règles ».

Je me mets à rire, sérieusement, celui qui a dit ça est probablement en prison.

— Qui est ce grand homme ?

— Le Joker, répond-il sérieusement.

J'éclate de rire, je ne peux m'en empêcher.

— Donc tu cites le Joker pour me convaincre de faire une connerie ?

— Pas une connerie, quelque chose de cool, me rectifie-t-il. Oh, allez Charlie, c'est rien du tout, juste un peu de peinture, ça part au karcher ! Il n'y aura pas mort d'homme et on ne va pas écrire quelque chose du genre « Le principal est un enfoiré » !

— C'est vrai ?

— Évidemment, tu me prends pour qui ? Hé, je suis un artiste moi, t'as oublié ?

Et puis merde, il a raison. Si je dois mourir, alors autant m'amuser. Je m'empare d'une bombe de peinture noire dans son sac, ce qui le fait sourire et dévoiler ses adorables fossettes.

— Et qu'est-ce qu'on fait ? demandé-je.

— J'ai une idée. Je vais te peindre.

— Non ! Tout le monde va savoir qu'il s'agit de moi, c'est pas censé rester anonyme ?

— Oui, mais ils ne l'enlèveront pas, par respect pour toi. Ce n'est pas génial ?

— C'est super flippant.

Il rit et commence à dessiner des formes avec sa bombe. Je le regarde faire et nous nous répartissons les tâches, il s'occupe des détails et moi du remplissage ; il m'indique où remplir et avec quelle couleur. Je crois bien que nous y passons quelques heures. Duncan sait ce qu'il fait, il a peint du début à la fin sans se servir de moi comme modèle ; quand je le lui ai fait remarquer, il m'a dit qu'il connaissait mon visage par cœur. C'était à la fois super mignon et super flippant.

Nous nous sommes reculés de quelques mètres pour admirer notre œuvre et ce que je vois me laisse sans voix. Ça ressemble énormément au dessin que j'ai vu chez lui, sauf que là, je souris et j'ai l'air radieuse. Je dois dire que c'est très réaliste et je m'attendais plutôt à quelque chose de caricatural mais le résultat dépasse mon imagination.

— Wow, Duncan c'est... magnifique.

Tu es magnifique. T'as vu, je t'ai fait souriante, comme ça personne ne comprendra qu'il s'agit de toi, ajoute-t-il avec un clin d'œil.

Je lui envoie un coup dans le bras et il me bouscule, je fais de même, jusqu'à ce qu'il brandisse son bras vers moi et m'asperge le pull de peinture avec la bombe qu'il tient. Je pousse un cri de stupéfaction tandis qu'il rit aux éclats. Je brandis alors la mienne et son sweat noir est vite recouvert de peinture rose. C'est ainsi qu'a commencé la bataille, nous courons partout dans le jardin qui entoure le lycée et je ne sais comment, nous nous retrouvons par terre.

— OK, t'as gagné ! crié-je.

— Évidemment que j'ai gagné.

Il s'allonge à côté de moi et nous regardons silencieusement le ciel. Je repense immédiatement au plafond de sa chambre à Newport, parsemé d'étoiles et merveilleux. Sauf que ce ciel là, celui que je vois actuellement au-dessus de ma tête est encore plus beau ; d'un bleu tellement profond qu'il en devient noir, parsemé de points blancs lumineux. Certains brillent plus que d'autres et évidemment, la plus brillante des étoiles est plus que visible dans ce ciel dégagé. Elle est là quoi qu'il arrive, elle ne disparaît jamais.

— J'aimerais bien être comme l'étoile polaire, déclaré-je.

— En fait, ce n'est pas l'étoile polaire mais plutôt Sirius, me corrige Duncan.

— Quoi ?

— Oui, tu sais, la polaire n'est pas la plus brillante contrairement à...

— Arrête de faire ton intello, le coupé-je.

Il rit et se met sur le côté, s'accoudant à l'herbe. Il m'observe et trace mes lèvres du bout de son doigt. Je sens mes boyaux se tordre, je sais que ce n'est pas bon signe mais je respire profondément et tente de faire comme si tout allait bien, comme d'habitude.

Plus je regarde Duncan et plus je me dis que ma vie est vraiment à chier. Je lui en veux. À la vie, pas à Duncan. Je lui en veux de m'avoir offert cet échantillon de bonheur alors que la mort va bientôt arriver pour tout récupérer. Je lui en veux d'avoir fait en sorte que je rencontre Duncan et que je l'apprécie. Si on y réfléchit un peu, il aurait pu être un enfoiré fini, il aurait pu ne pas être intéressé par moi et vice versa. Mais à la place, tout s'est aligné de sorte à ce qu'on s'aime et qu'on dépende l'un de l'autre.

Il a fallu qu'il soit drôle et adorable, beau et terriblement sexy, intelligent et artiste. On dirait qu'il n'est même pas humain, si vous voulez mon avis. Il a été envoyé tout droit de l'espace afin de mener une expérience qui consiste à tester les humains, quelque chose du genre. Je suis tout l'inverse de lui ; mon âme est aussi bordélique que moi. Je suis un ramassis de défauts, quelques qualités viennent égayer ma personne pour me rendre attachante.

Je sens une peine soudaine s'emparer de moi. Je me sens triste, d'un coup. Parce que je crois que c'est le moment où je me rends compte de ce qui m'arrive. C'est comme si j'avais été dans une sorte de déni, c'est comme si je ne me rendais compte que maintenant que je suis en chemin vers la mort. Il y a se rendre compte et se rendre compte. Tout comme il y a vivre et vivre. J'ai appris à distinguer les choses, à voir les différences dans un seul et même concept. Je sais que je n'étais pas comme ça avant. Pourquoi faut-il que je sois en train de mourir pour me rendre compte de la valeur de la vie ?

C'est toujours ainsi et nous le voyons souvent dans des films, seulement, lorsque nous en sommes témoins, nous fixons juste notre écran comme des abrutis sans nous rendre compte que c'est représentatif de la réalité. C'est seulement lorsqu'on perd quelqu'un qu'on se rend compte qu'on y tenait. Dans mon cas, j'ai passé ma vie à rendre mon existence la plus banale possible. Je n'ai jamais fait d'effort pour quiconque ou quoi que ce soit, pas même pour moi. Et seulement maintenant que mes jours sont comptés, je me rends compte de tout ce qui me passe sous le nez.

Alors oui, je suis toujours d'avis que l'on vit, l'on meurt, l'on tente de rendre notre vie belle pour ne pas s'ennuyer et se trouver une utilité ou un but. Des millions de personnes vont mourir cette année, je ne suis pas un cas à part ni une nouveauté. A part Emily et Blake, les gens de ma classe ne vont pas nécessairement se demander pourquoi je ne suis plus là.

Un jour, le principal entrera dans la classe, interrompant le cours pour le bonheur de certains, il prendra un air grave, se raclera la gorge et leur parlera d'une élève disparue. Les élèves, mes camarades, feront mine d'être touchés, mais ils ne feront pas semblant ; ils penseront vraiment être touchés alors qu'ils ne me connaissent pas. Mais vous savez, c'est comme ça que l'Homme fonctionne. Il est capable de se sentir triste pour quelque chose qu'il a ignoré toute sa vie.

Certains se mettront à pleurer alors qu'on ne s'est jamais adressés la parole, certains se sentiront profondément choqués et raconteront cette histoire tragique en commençant par « Une fille de ma classe est morte » parce que vous savez, c'est totalement le genre d'histoire qui captive les gens. Une vingtaine de personnes qui ne m'ont jamais prêté aucune attention se mettront à pleurer pour moi, c'est ce que la plupart appelle la compassion. Moi, c'est ce que j'appelle l'hypocrisie.

Les vraies victimes dans cette histoire seront mes amis, ma famille et Duncan. Eux pleureront toutes les larmes de leur corps, ils se sentiront mal pendant plusieurs jours, plusieurs mois, et même quand la douleur s'en ira, je serai toujours dans leur cœur. En réalité, c'est pour eux que je suis triste, pas pour moi. Rien que les imaginer pleurer pour moi, peut-être tomber en dépression et vivre les prochains mois les plus horribles de leur vie me fend le cœur. J'aimerais qu'ils ne ressentent rien, mais malheureusement, c'est ça d'aimer, on ne peut pas mettre ses sentiments de côté.

Ainsi, les personnes de ma classe qui ne savent pas qui je suis et mes parents pleureront au même titre, mais encore une fois, il y aura une différence entre pleurer et pleurer. Aux yeux de mes camarades, je serai la fille morte qu'ils oublieront dans quelques semaines, tandis qu'aux yeux de ma famille, je serai probablement Sirius, je brillerai toujours.

Je sens mes larmes couler, je ne peux plus les retenir et franchement, je n'en ai même pas l'envie. J'enfouis mon visage dans le cou de Duncan et pleure, je pleure toutes les larmes que je n'ai pas laissées sortir jusqu'ici, je pleure parce que j'ai mal, je pleure parce que je l'aime vraiment.

— Je ne veux pas mourir, articulé-je entre deux sanglots.

Il me serre fort dans ses bras et caresse mes cheveux d'une main.

— Je sais, murmure-t-il.

Publié le 24/02/18

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top