12 - Snooze

J'ouvre un peu plus la porte, pour lui permettre l'entrée. Mon père tourne la tête vers moi et je jurerais voir son regard s'illuminer lorsqu'il voit Duncan. Il le salue de la main et mon invité non invité lui répond par un bonjour poli. Une fois dans ma chambre, je referme la porte derrière nous et m'affale sur mon lit, un coussin dans les bras. Duncan observe ma chambre, il l'inspecte, on dirait un agent de police qui chercherait des preuves sur une scène de crime. C'est bien, maintenant il doit comprendre que ma chambre est aussi désordonnée que ma personne, aussi désordonnée que mon cœur. Il finit par s'asseoir sur mon lit, en face de moi.

Je regarde l'heure sur mon radio réveil, il est quinze heures douze. J'ai peur que la discussion soit trop intense et que Duncan réussisse à obtenir plus de temps que je ne veux lui en accorder, alors je règle le réveil afin qu'il sonne dans cinq minutes. Je sais, j'abuse. A quinze heures dix-sept, cette entrevue sera terminée et Duncan devra faire une croix sur moi.

— Tu as exactement cinq minutes. Alors ? le pressé-je.

Il plisse les yeux, il semble exaspéré par mon comportement, tant mieux. Encore des points de perdus dans son cœur.

— J'aimerais comprendre.

— Il n'y a rien à comprendre, Duncan. Je vais mourir, à quoi ça servirait d'entamer quelque chose ? A quoi ça servirait qu'on s'attache l'un à l'autre ? Parce que quand je ne serai plus là, qu'est-ce qu'il restera à part un vide et de la tristesse ? Tu penses que tu vas pouvoir tourner la page et faire comme si tu ne m'avais jamais connue ? Tu ne t'imagines même pas les dégâts que ça provoquera en toi. Moi, je ne les ressentirai pas, parce que je ne serai plus là. Ma famille sera triste, ils vont pleurer, ils vont me regretter. Mais toi, tu as encore une chance de t'échapper de ce cercle vicieux, alors tu devrais le faire.

Il semble réfléchir à tout ça et je sais qu'au fond de lui il sait que j'ai raison. Le problème avec les humains, voyez-vous, c'est qu'ils utilisent trop leur cœur, au lieu de penser avec logique et pragmatisme. On m'a souvent critiquée pour mon pragmatisme, on l'a souvent mis en avant comme si c'était un défaut, mais ce qu'il faut savoir, c'est que si je tiens le choc aujourd'hui, c'est grâce à ce prétendu défaut. Duncan regarde l'horloge et a l'air de réfléchir activement.

— Je veux savoir ce que tu as. J'ai tellement de questions comme, pourquoi ? Depuis quand ?

Il a l'air paniqué en posant toutes ces questions, quitte à le mettre à la porte dans trois minutes, autant lui donner les réponses qu'il veut.

— Il y a une semaine, on m'a diagnostiqué un cancer du pancréas. Si tu as suivi tes cours de bio, tu comprendras que c'est plutôt grave et que ça craint. D'après le médecin, il ne me resterait qu'un mois maximum. Mais ça ne veut rien dire, je peux mourir demain, comme dans deux mois. C'est une estimation.

Son regard devient vide et il a l'air tétanisé. Peut-être qu'il croyait encore jusqu'ici que je mentais. Peut-être qu'il espérait que ce soit une blague, tout comme j'espérais moi-même que le Docteur Michaels me fasse une blague. Mais personne ne blague ici.

— Est-ce que ça peut se soigner ? Est-ce que tu souffres ?

— Les cas de rétablissement sont très rares, ça relève quasiment du miracle, donc ne compte pas dessus. Je n'ai entamé aucune démarche pour être sauvée de toute façon, j'ai accepté mon sort, je ne souhaite pas gâcher des ressources qui pourraient être utiles à d'autres. Et pour finir, je ne souffre pas vraiment. Pas pour l'instant. J'ai des maux de ventre parfois, mais je prends des médicaments. Quand les symptômes vont s'enclencher pour de vrai, je vais souffrir.

Je regarde le réveil et je remarque qu'il ne reste qu'une minute. C'est agréable de discuter avec Duncan, je me sens bien quand il est avec moi et j'aimerais tellement qu'il reste avec moi. J'ai juste à le lui dire, il le fera. Mais ce serait tellement égoïste de ma part.

— Comment tu peux rester si calme alors que tu es en train de mourir ? demande-t-il choqué.

— Tout le monde meurt, Duncan. C'est comme ça.

Je regarde le réveil qui sonne : quinze heures dix-sept.

— Ton temps est écoulé, annoncé-je en arrêtant l'alarme.

— OK, je vais partir, mais avant, j'ai quelque chose à te dire !

— Non, la dernière fois, tu m'as dit « OK, on va y aller mais avant, je veux qu'on aille dans la maison hantée » et tu as fait une connerie. Tu dois accepter le moment où il faut partir. Je l'ai bien fait.

Je vois le dégoût dans son regard et ses yeux se mettent à briller.

— Tu vas m'écouter, me dit-t-il.

— Non, tu vas t'en aller et ensuite...

— Laisse-moi parler, me coupe-t-il. Je dois t'avouer que tout ce que tu viens de me balancer, c'est juste... trop pour moi. Je n'ai pas encore tout assimilé, alors je vais profiter de cet instant où je suis encore sain d'esprit pour te parler.

— Cinq minutes de plus. Mais après, tu t'en vas. Et je n'hésiterais pas à hurler, tu peux être sûr que mon père arrivera en un rien de temps et que tu ne te reconnaitras plus quand tu te regarderas dans un miroir.

J'active le réveil de nouveau et me prépare à écouter Duncan gâcher sa salive.

— Je t'ai bien cernée, Charlie, depuis le jour où je t'ai rencontrée. Je ne sais pas quel tempérament tu avais ou comment tu étais avant d'apprendre que tu étais malade, mais la fille que j'ai rencontrée me plait. Ce serait égoïste de ma part de te supplier de m'accepter en te prenant par les sentiments, alors je voudrais comprendre une chose. Pourquoi tu restes enfermée chez toi à t'enfiler de la glace au lieu de profiter de tes derniers instants ?

— Est-ce que c'est mon père qui t'envoie ? demandé-je sérieusement.

Il secoue la tête et se rapproche de moi. Il a l'air surexcité et je comprends, c'est une course contre la montre et une fille totalement bornée, il a toutes les chances d'échouer dans ce qu'il est en train d'essayer de faire.

— Écoute, je ne parle pas juste de moi. Je comprends ton point de vue, tu te dis que tu vas mourir, alors tu repousses tout le monde autour de toi, moi compris afin de nous protéger. Mais ce que tu ne comprends pas, c'est que c'est trop tard. Qu'est-ce que tu crois ? Que si je sors de chez toi, je vais t'oublier et ne plus jamais penser à toi ? Tu crois vraiment qu'en agissant comme ça, je serai moins attristé par ta perte ? On a dépassé un stade toi et moi, tu ne peux plus revenir en arrière. Que tu me repousses ou pas, mon cœur va être brisé, alors économise tes forces pour t'amuser, à la place.

Vous savez c'est quoi le pire dans tout ça ? C'est qu'il a entièrement raison. Quoi qu'il se passe entre lui et moi, il est bien trop tard pour faire machine arrière. Je sais qu'il va tout de même ressentir de la peine même si je le repousse, mais je me dis aussi que moins il s'attache à moi et plus vite il s'en remettra.

— Alors maintenant, tu as deux choix, continue-t-il. Soit tu continues à éloigner tout le monde de toi, te rendant malheureuse par la même occasion, soit tu arrêtes ça et tu profites de ta vie. Oui, il y aura des personnes déphasées, oui, vivre n'a plus aucun sens quand tu sais que ta mort approche. Mais tu peux mourir magnifiquement, tu peux donner le meilleur de toi à tes proches, leur laissant la plus belle image, celle d'une fille pleine de vie qui n'arrêtait pas de sourire, et pas celle de la fille qui repoussait tout le monde et qui est morte de chagrin dans son lit et dans son vieux pyjama avant même que la maladie ne l'attrape.

Est-ce qu'il vient vraiment de critiquer mon pyjama ? Je baisse le regard pour inspecter ma tenue, c'est vrai que mon bas de pyjama gris qui bouloche de partout et mon tee-shirt rose difforme qui m'engloutit n'ont rien de sexy. Sans parler de mes cheveux, j'aurais besoin de tout le courage du monde pour les démêler — ou d'un bon coup de ciseaux.

— Tu n'as pas des amis ? me demande-t-il.

— Plus maintenant.

— Oh je vois, ils ont subi le même sort que moi ?

Je ris nerveusement et me tortille. Comment peut-t-il avoir envie d'être ici près de moi, alors que je suis probablement la pire personne que cet univers ait porté — après Derek, bien sûr ?

— J'ai dit à ma meilleure amie que c'était une pétasse et je lui ai reproché un tas de choses. Je suppose qu'elle a tout raconté à notre autre ami, il doit aussi me détester. Mais c'est pour leur bien. Ils ne seront pas tristes, tu comprends ? Je devais faire la même chose avec toi, sauf que t'es un peu trop déterminé et collant.

— Est-ce que tu te rends compte que tes amis vont tout comprendre un jour ou l'autre ? Tu ne crois pas que tes parents vont penser à les inviter à tes funérailles ? Tu ne crois pas que ton école va faire une sorte de commémoration et expliquer à tout le monde pourquoi tu ne seras plus là ?

— Tu pourrais arrêter de parler comme si j'étais déjà morte, s'il te plait ? m'énervé-je.

Duncan sourit et le réveil sonne.

— Pourquoi tu souris ?

— Temps écoulé, dit-il en se levant.

Ce garçon va me rendre folle. Je réactive le réveil et le tire par le bras pour le forcer à se rasseoir.

— Pourquoi tu souris comme ça ? répété-je.

— Tu t'entends parler ? Tu veux que j'arrête de te parler comme si tu étais déjà morte, mais tu vis comme si tu l'étais déjà. Tu es illogique et contradictoire.

— Tu dis n'importe quoi, je n'ai pas envie de me bercer d'illusions et de vivre comme si tout allait bien. Je n'ai pas envie de sourire, de rire, ni de m'amuser, comme si la mort ne me pendait pas au nez. Je n'ai pas envie de tomber amoureuse d'un garçon alors que cette relation sera vite avortée. A quoi ça sert, tout ça ? crié-je.

Il me fixe un instant, le regard brillant et un sourire aux lèvres.

— Tu veux bien qu'on sorte demain ? propose-t-il de but en blanc.

— Non.

— Allez, ça pourrait être cool. On pourrait aller te choisir un cercueil, et ensuite, on pourrait se balader au cimetière pour que tu choisisses la place qui te convient le mieux !

Ma main atterrit sur son visage, en une trajectoire nette et précise. Je n'ai pas réfléchi, le coup est parti tout seul. Je regrette immédiatement mon geste et pourtant, je sais que c'est exactement ce qu'il attendait de moi. Mes yeux se sont embués et mon cœur s'est tordu, je me sens affreusement mal.

— Tu vois, je le savais, dit-t-il. Tu ne veux pas mourir. Tu as peur. Et tu te fais du mal toute seule. Tu aimerais profiter du restant de tes jours pour t'amuser, n'est-ce pas ?

— Non.

— Bien sûr que si. Et tu ne veux pas réellement que je m'en aille.

— Je veux que tu dégages, Duncan ! m'énervé-je.

— Mais le temps n'est pas encore écoulé.

Je m'apprête à débrancher ce stupide réveil, je ne veux pas l'entendre sonner. Ce n'est pas à un foutu appareil de décider quand Duncan va quitter ma chambre, mais bien à moi. Il m'attrape le poignet et se rapproche de moi.

— Tu as aimé ce baiser, dans la maison hantée, murmure-t-il.

— C'est faux, je l'ai détesté. Je n'ai rien ressenti.

— Tu mens.

— Tu te fais des films.

Il s'approche encore plus de moi et son visage est tout proche du mien, accentuant la torsion dans mon ventre, augmentant mon rythme cardiaque et réduisant l'air dans mon diaphragme.

— Si tu me repousses et si je sors de chez toi à jamais, tu n'auras plus jamais ça...

Je n'ai pas le temps de réfléchir au sens de sa phrase, je comprends vite puisque ses lèvres se posent sur les miennes, il m'embrasse tendrement et la boule dans mon ventre grossit, j'ai l'impression qu'il s'agit d'un boule de bowling, et même si ça ne fera que l'alourdir, j'apprécie aussi énormément ce baiser qui m'emplit d'une multitude d'émotions, toutes en même temps, de manière désordonnée. Il continue de m'embrasser et moi, je ne fais toujours rien pour l'en empêcher, parce que j'aime trop ça, tout comme lorsqu'il l'a fait dans la maison hantée. J'ai aimé ça mais j'ai été prise de remords et de culpabilité. Sauf que là, je ne pense même plus, alors je le laisse faire, et je ressens bien qu'il est tout autant heureux que moi.

Le réveil sonne, les cinq minutes sont écoulées et pourtant, ni Duncan ni moi ne nous décollons l'un de l'autre. Il m'embrasse désormais avec plus de fougue et de passion, il se presse contre moi et ses mains deviennent presque baladeuses. Duncan me pousse doucement pour que je m'allonge sur mon lit, il se place au-dessus de moi et continue de m'embrasser, je me rends compte que je ne me suis jamais sentie aussi vivante de toute ma vie. Je n'ai jamais senti mon cœur battre si vite, je ne me suis jamais rendue autant compte de l'air qui entre difficilement dans mes poumons.

Je tâte le réveil sans pour autant me détacher de Duncan, mais ce foutu bouton snooze est toujours introuvable quand on a besoin de lui. Je sens sa main tâter le réveil à son tour et passer sur la mienne. Au bout d'un moment, il s'empare du câble de l'engin qui nous casse les oreilles et tire dessus d'un coup sec, nous plongeant dans le silence.

Publié le 14/11/17

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