10 - Overthinking
DUNCAN
Je ne vois que les chiffres et symboles sur lesquels mes yeux se sont posés pour ne plus s'en détacher. Une barre, un ovale, une virgule, deux neuf. Ils sont verts et lumineux, ils sont hypnotisants. J'entends un raclement de gorge, puis un deuxième. Je les ignore, trop occupé à fixer le vert qui à la fois apaise et excite mes neurones.
— Duncan !
Je lève subitement la tête, détachant mon regard de la caisse enregistreuse pour le poser sur mon oncle qui me regarde d'un air mauvais. Et pour cause, le client qui a l'air prêt à faire un scandale si je n'encaisse pas de suite l'argent qu'il me tend.
— Désolé, bredouillé-je au client.
J'attrape le billet de vingt dollars qu'il me tend, je l'observe un instant, la tête qu'a Andrew Jackson dessus m'a toujours fait rire, je crois que c'est sa coiffure. J'entends le client marmonner quelque chose que je ne comprends pas, je sors de ma rêverie et lui rends sa monnaie.
Une fois qu'il est parti, le magasin est étonnamment calme. Je ne vois que mon oncle qui range un rayon avec automatisme. Je m'assieds sur le tabouret de derrière la caisse, et m'accoude au comptoir, le menton posé sur ma main. Je n'ai pas vraiment dormi cette nuit.
— Quelque chose ne va pas ? me demande-t-il.
— Je suis fatigué, je n'ai dormi que deux heures cette nuit.
— Ah les jeunes... Quand allez-vous comprendre que la nuit sert à dormir ?
Il secoue la tête et rit.
— Tu peux y aller, si tu veux, me dit-il.
Je n'osais pas le demander mais il est vrai que j'ai trop la tête ailleurs pour travailler. Je fais n'importe quoi depuis ce matin. Je n'arrive pas à me concentrer, je me trompe en rendant la monnaie aux clients et un poids a alourdi mon cœur quand j'ai dû remettre de l'ordre dans le rayon des crèmes glacées.
Je remercie mon oncle, retire mon badge et m'empresse de rentrer. Je parcours quelques rues et une fois à la maison, je jette les clés sur le bar de la cuisine et m'installe sur le canapé. Cet appartement est sinistre. Enfin, il est magnifique. C'est moi qui suis de mauvaise humeur, ce qui me donne une vision sinistre de tout ce qui m'entoure. En face de moi se dresse un écran de télévision assez large, il a dû coûter une petite fortune, j'en suis sûr. Je ne l'ai jamais allumé, je ne sais même pas où est la télécommande à vrai dire. Je retire mes chaussures à l'aide de mes pieds et les laisse trainer sur le tapis de poils noirs qui est placé sous la table basse grise.
J'essaye de me relaxer, mais c'est impossible. Ce qui s'est passé hier n'arrête pas de tourner en boucle dans ma tête. La maison hantée, moi qui embrasse Charlie et elle qui se laisse faire comme si elle aimait ça et comme si elle ne voulait pas que je m'arrête. Cette pensée me fait sourire mais la seconde d'après, la réalité me revient de plein fouet, je revois Charlie s'éloigner de moi, me repousser, me hurler dessus et me dire qu'elle va mourir. C'était comme un rêve agréable qui vire au cauchemar. Et évidemment, je n'ai pas dormi de la nuit — j'ai juste comaté deux heures —, je faisais ce cauchemar éveillé, encore et encore. Il tournait en boucle dans ma tête, comme si mon cerveau était bloqué sur le mode repeat et que je ne trouvais pas la foutue télécommande, comme celle de la télévision.
Au début, je me suis dit que j'avais fait une bêtise, je n'aurais jamais dû l'embrasser. C'est vrai quoi, elle a été claire dans la roue, elle a insisté sur le fait que nous ne soyons que des amis, elle n'arrêtait pas d'y faire allusion et de me repousser sans aucun tact, c'était devant mes yeux et moi, je n'ai pas voulu voir. Parce que j'apprécie cette fille.
Je me souviens de la première fois que je l'ai vue, elle m'est rentrée dedans et s'est excusée. J'ai regardé son visage et la première chose que je me suis dite, c'était que cette fille était vraiment jolie. Et puis j'ai vu les pots de glace qu'elle peinait à contenir, ce qui m'a fait sourire. Je me suis demandé si elle avait des invités ou si elle allait se les engloutir à elle seule. Je me suis demandé si elle habitait dans le quartier et si j'allais la revoir souvent. C'était comme un coup de foudre. Vous n'y croyez pas ? Je n'y croyais pas non plus.
Mais ensuite, lorsqu'elle a pris le pot de glace que je lui avais amené — je ne sais même pas ce qui m'a poussé à faire ça — et qu'elle est partie, je me suis rendu compte que je ne connaissais même pas son nom. J'ai imaginé toute la soirée quel nom cette jolie fille pouvait bien avoir. Je n'imaginais pas un prénom doux, c'est certain. Elle n'avait pas l'air d'une fille qu'on aborde facilement. Elle m'a donné l'impression que si je voulais tenter ma chance, j'allais devoir ramper et me tuer à la tâche. C'est exactement ce que j'ai fait.
Le lendemain, elle est revenue. Son frère était en train de manger du chocolat dans le rayon et je n'ai rien dit. Ben oui, si j'engueulais son frère, mes chances étaient restreintes. Alors je suis allé la voir, raison de plus pour lui parler. Je me suis fait engueuler par mon oncle, par contre. Mais ça en valait la peine. Parce que j'ai enfin pu mettre un nom à ce doux visage, à cette brune, à ces yeux gris hypnotisants. Et puis j'ai découvert qu'elle avait beaucoup d'humour. Le genre de fille qui ne se vexe pas mais qui entre dans votre jeu et vous fait rire. Cette fille était parfaite et mon cœur l'a bien compris. Il a décidé de s'y attacher, il a décidé que j'allais tenter ma chance. Il a aussi décidé que j'allais l'embrasser dans cette maison hantée.
Et lorsqu'elle m'a repoussé, mon cœur m'a fait comprendre qu'elle n'était pas juste un caprice, il a eu mal, il s'est tordu et il m'a fait passer la pire nuit de ma vie. Mon cerveau aussi s'y est mis, m'envoyant des souvenirs alternant entre une Charlie souriante et une Charlie déchirée.
Elle va mourir. Ce sont ses mots, c'est ce qu'elle m'a dit. J'ai pensé à une autre de ses blagues, j'ai compris que cette fille était prête à tout pour me compliquer la tâche, même à prétendre une mort imminente. J'aurais aimé que ce soit une mauvaise blague. Elle va mourir et je ne sais même pas de quoi, je n'ai pas eu le temps de le lui demander.
Je suis amoureux, je le sais. C'est arrivé sans crier gare, c'était rapide, fort, foudroyant comme un éclair qui déchire le ciel et maintenant, ça me détruit. Je me pose mille et une questions, je me demande si elle a ressenti ce que j'ai ressenti lorsque je l'ai embrassée. Je me demande si elle m'a repoussé pour ne pas me faire de mal ou si elle s'en fiche juste de moi. Je me demande aussi de quoi elle est malade, pourquoi devrait-elle mourir et pourquoi elle ne se soigne pas. J'ai voulu faire des recherches sur internet, mais sans aucune base d'informations, je n'allais pas aller bien loin.
Je regarde mon téléphone qui git sur la table basse, je le prends dans mes mains et j'ouvre la conversation qui ne contient qu'un message de Charlie. Ou plutôt, un message de son père. Je commence à taper quelque chose, je tape ce qui me passe par la tête. Des mots, des phrases, je lui demande de m'appeler, de me parler. Et puis j'efface tout. Elle a été claire, elle ne veut plus me voir et elle ne me répondra pas. Je laisse mon téléphone tomber sur le canapé.
Le truc, c'est que j'ai tout compris à son petit manège. Elle va mourir, certes. Je ne sais pas de quoi, certes. Elle doit probablement se préparer à une mort certaine, elle doit être dans une sorte de déni ou alors dans une lucidité tellement pleine qu'elle se prépare déjà à abandonner tout le monde autour d'elle afin de ne pas laisser des cœurs brisés. C'est très malin, je dois l'avouer. Mais pas pour elle. Je découvre que cette fille a un grand cœur, elle préfère préserver celui des autres, au lieu de s'octroyer un peu de bonheur. Du moins, c'est comme ça que je l'interprète.
Je ne sais pas de quoi tu souffres Charlie, je ne sais pas pourquoi tu me repousses, mais je sais une chose, je ne vais pas te laisser tomber.
Demain, j'irai la voir. Je vais lui parler qu'elle le veuille ou non, je vais lui faire comprendre que la vie vaut la peine d'être vécue. De toute façon, mon cœur est déjà en miettes, il est déjà trop engagé pour se retirer. Qu'elle me repousse maintenant ou qu'elle parte dans un mois, je me sentirai mal. Autant se sentir bien tant qu'il en est encore temps.
***
HEY!
Voici un premier chapitre du point de vue de Duncan, il y en aura quelques un tout au long de l'histoire, donc j'espère que ça vous plait.
Je voulais changer le jour de publication (à moins que celui-ci vous convienne), donc si vous avez des préférences, dites-le moi ici, sinon je choisirai moi-même ;)
Laurie
Publié le 06/11/17
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