• Plume n°28 •




Oh. Mon. Dieu.

Allez, j'en dis pas plus, on se voit en bas pour des explications !









Nekfeu










                   

" T'es sûr que tu ne veux pas je te dépose ailleurs, mon gars ? C'est blindé ici. " S'enquit mon chauffeur et je lui souriais malaisément, malheureusement conscient qu'il avait raison ; allez savoir pourquoi j'étais là, allez savoir pourquoi j'étais devant cet hôpital parisien à presque trois heures du matin, allez savoir comment ma vie s'était transformée en une putain d'énigme.

" Ma ... " Je déglutissais péniblement : c'était toujours bizarre d'employer ce terme. " Ma copine est à l'intérieur. Je dois y à aller, mais merci de m'avoir emmené, mon pote. M Profitant que sa fenêtre soit ouverte, je lui tendis ma main qu'il serra fermement en échange.

" Prends soin de toi, gamin. Prends soin de ta copine et de ta famille : aujourd'hui nous prouve qu'on ne sait pas ce qui arrivera demain. "




Dans une dernière poignée de main, nos deux regards se jumelèrent, juste le temps d'une seconde ; un échange poignant qui me tint en haleine. Toute la compassion du monde se trouvait dans les deux pupilles de cet inconnu, une désolation authentique qui me rappela douloureusement les circonstances de notre rencontre. Trois heures au préalable, alors que je m'enfuyais de Lilles pour rejoindre la folle qui me servait de petite-amie, je rencontrais ce type, ce chauffeur de nuit qui devait remonter sur Paris de toute urgence pour retrouver sa mère qui ne répondait plus au téléphone depuis l'annonce des attentats.

Les heures avaient défilé. Des minutes où j'avais pris le temps d'appeler mes parents ainsi que ma sœur qui se faisaient un sang d'encre pour moi. J'avais dû leur expliquer que j'allais bien, que tout le monde allait plus ou moins bien : que je n'étais pas sûr Paris quand tout ce bordel a éclaté. Ma mère avait pleuré à l'autre bout du fil, autant de soulagement que d'inquiétude. Ma sœur avait crié que j'étais barge de remonter sur Panam alors que j'étais à l'abris, ici, à Lilles. Puis mon père, plus serein que les deux femmes de ma vie, les avait rassurées en affirmant que j'avais certainement une bonne raison de rejoindre ma ville.



« N'est-ce pas, Ken ? » M'avait-il dit.



Je n'avais pas osé lui dire que c'était à cause d'une femme. Une même femme que je m'évertuais à traquer dans tout l'hexagone sous prétexte que je l'aimais. Une photographe aux allures de sainte nitouche rencontrée quelques mois plutôt, à qui j'avais involontairement brisé l'équilibre de vie déjà si précaire avant notre rencontre. Et tout ça, juste par égoïsme, parce que je voulais savoir pourquoi avec elle c'était différent, pourquoi avec elle j'avais l'impression d'être démuni et de ne rien comprendre à la Vie.




" Toi aussi. " Soupirais-je dans un murmure après que le taxi se soit rapidement éloigné du trottoir. Je suivais du regard la voiture noire qui se frayait un chemin parmi toutes les ambulances, mais le perdis de vue lorsque je me fis farouchement bousculer l'épaule.

" Dégage du chemin, gamin ! "




Cria un ambulancier urgé par le temps qui poussait un brancard en direction de l'entrée de l'hôpital avec un de ses collèges. Je voulus m'excuser, sincèrement, mais la bile me remonta dans la bouche quand j'entraperçus le bras mutilé de la victime qu'ils emmenaient avec eux : elle pissait le sang. Son avant-bras n'était plus qu'un amas d'os brisés et d'hémoglobines coagulés.

Pour la deuxième fois de la soirée, je sentis mon estomac se crisper dans le vide, me faisant plisser des yeux autant de dégout que de souffrance. La possibilité que Max soit dans le même état me convainquit de me bouger le cul. Alors je me répétais inlassablement les consignes de Rose et m'orientais précipitamment vers l'accueil de cet hôpital débordant de patients.

Malheureusement, à peine ai-je eu le temps de traverser les portes automatiques que je me sentis de nouveau faiblard. Mes pas pressés ralentirent tandis que j'observais et écoutais avec horreur toutes ces personnes qui hurlaient aux infirmiers et infirmières si leur fils, fille, mère, père, oncle, tante, amis n'étaient pas là. Caché derrière la visière de ma casquette, je regardais avec épouvante ces personnes pleurer en direction des médecins qui courraient un peu partout autour de nous.

Alors quoi, c'était ça, l'horreur ? Toutes ces personnes qui priaient pour que ce ne soit pas leur enfant sur ce brancard en direction des blocs opératoires ? Toutes ces personnes amassées dans une salle d'attente bondée, tous ces visages inconnus que les larmes avaient souillés, toutes ces âmes qui attendaient de savoir si la Mort avait frappé dans leur famille ou non ?

Je sentis mon cœur se fendre en deux lorsqu'une petite fille, au minois terrifié et aux cheveux ébouriffé, partie à l'encontre d'une vielle dame pour lui demander si elle n'avait pas vu sa grande sœur : « Elle s'appelle Chloé, elle a vingt-et-un ans et elle est plus petite que vous. Vous l'avez vue ? C'est ma sœur et ma maman dit qu'elle – » Elle n'eut pas le temps de finir puisque, celle que je supposais être sa mère, vint la prendre dans ses bras pour l'éloigner de la foule en mouvement, de cette marée humaine qui me rappelait vaguement les pâtures de l'Enfer décrits dans l'œuvre de Dante.




" Monsieur, vous avez besoin d'aide ? " Trop concentré sur les scènes d'épouvante qui se jouaient autour de moi, je ne discernais pas immédiatement le gars en face de moi. Ma tête tournait trop vite pour que je le vois, le gout acide dans ma bouche était trop présent pour que je parle. " Monsieur ! " Puis, comme un sceau d'eau glacée lancé en pleine gueule, lorsque sa main s'abattit sur mon épaule, je déviais enfin mon regard du monde extérieur et me reconnectais à la réalité, dévisageant ce cinquantenaire. " Vous allez bien, vous avez besoin de quelque chose, vous êtes blessé ? " Il me demanda avec empressement et je hochais machinalement la tête : moi j'allais bien, les gens autour de moi, non. 

" Je vais bien, je cherche – "

" Alors désolé, gamin : si vous recherchez quelqu'un, allez voir à l'accueil. "




Ahuri, je regardais ce type s'éloigner de moi, courant vers une autre personne un peu plus loin. Mes lèvres s'entrouvrirent bêtement, mais je me décidais à suivre les conseils de Rose, à savoir : Aller à l'accueil, demander Damien Cargnot. Putain, mais qui était ce type d'ailleurs ?

Occultant mes questions, je peinais à me faufiler entre tous les individus qui hurlaient autour de moi. Pour la survie de ma santé mentale, je préférai ne même plus compter le nombre de victime que je voyais passer en civière sous mes yeux. Personne n'était préparé à ça ; aucun Homme n'était prêt à voir défiler des horreurs pareilles, même les plus insensibles d'entre nous auraient ressenti ce sentiment de malaise, cette impression de suffocation que je supportais depuis des heures.

Finalement, après avoir difficilement joué des coudes pour parvenir jusqu'au comptoir de l'accueil, je me retrouvais en face d'une jeune-femme aux traits crispés et concentrés. Un stylo entre ses deux lèvres fines, un téléphone fixe bloqué entre son épaule et son oreille, un doigt sur une feuille de papier, elle semblait dépassée, frustrée, bonne à exploser.




" Non, je suis désolée, Monsieur. (...) Je ne vois – (...) Ecoutez, essayez de joindre l'hôpital Lariboisière, peut-être que votre amie a été envoyée là-bas. (...) Encore navrée, Monsieur. " Dans un soupir, elle finissait par raccrocher tout en redéposant le téléphone dans son réceptacle. Ses paupières restèrent closes une petite seconde, où tout ce qu'elle fit fut masser ses tempes où une perle de sueur suintée. N'osant pas l'interrompre dans ce moment de recueillement, je ne cillais pas et me contentais de l'observer. Elle semblait porter le poids du monde. " Monsieur, que puis-je faire pour – " Mais à peine posa-t-elle ses yeux sur moi, qu'elle s'interrompit dans sa phrase. Surpris par son brusque mutisme, je fronçais mes sourcils, et elle reprit soudainement : " Laissez-moi deviner, vous venez voir Maxine Laurens ? "

" Euh, oui ? " Demandais-je, dubitatif. " Comment le savez-vous ? "

" Les sœurs Laurens sont des habituées de la maison, monsieur Samaras. Il n'a pas fallu beaucoup de temps à Rose pour me prévenir que vous arriviez. " Soupira-t-elle sombrement. Elle parut fouiller dans un répertoire et quand enfin son doigt s'immobilisa au niveau d'un numéro, elle me marmonna non sans me démontrer son agacement : " Elle est dans la chambre 1259, quatrième étage. Maintenant si vous voulez bien partir, Monsieur Samaras, comme vous le voyez, j'ai mieux à faire que gérer les affaires douteuses de cette famille. "




Quoi ? Mais de quoi parlait-elle, bordel ? Pour autant, je ne me laissais pas le temps de cogiter davantage : je me précipitais vers l'ascenseur que j'avais entrevu à mon arrivée et me glissai de justesse entre les deux portes qui se refermèrent juste derrière moi. Le souffle court, je me retrouvais enfermé dans cet habitacle qui montait sur plusieurs étages. J'apportais ma main à ma bouche pour couvrir les bruits tapageurs de ma respiration saccadée et hoquetais bêtement lorsqu'un reniflement se fit entendre dans mon dos.

Du coin de l'œil, je vis un petit couple de vieux recroquevillés dans le coin droit de cet ascenseur en verre. Je ne les avais même pas vus. Et peut-être aurais-je préféré ne jamais les voir. Enlacés l'un à l'autre, monsieur embrassait fébrilement le front de sa femme, essuyant par la même occasion ses larmes dans les cheveux grisonnants de sa compagne réfugiée dans le creux de ses bras. Leurs yeux clos me laissèrent penser qu'ils ne m'avaient pas encore remarqué et je ne voulus dès lors plus faire un bruit : cette scène foutrement affligeante me serrait si fort la gorge que j'aurai pu pleurer comme un gosse, juste comme ça. La peine qui s'émanait d'eux, cette monstrueuse détresse était si grande qu'elle en était contagieuse : un peu plus à chaque seconde, un peu plus à chaque mètre que gravissait cet élévateur, je sentais le chagrin peser un peu plus lourd dans mes pensées.

Que leur était-il arrivé à eux ? Pourquoi sanglotaient-ils ? Pourquoi me sentais-je si ... si en trop ? Pourquoi avais-je la furieuse impression de n'être qu'une tâche blanche dans tout ce décor noirâtre ? Je n'avais rien à faire là : je devrais être avec mes potes, ma famille. Pas Maxine. Pourquoi elle après tout ?

Mais je regrettais immédiatement cette pensée. Putain, si, je devais être avec elle ; à la différence de nous autres qui étions à Lilles un peu plus tôt dans la soirée, elle, elle était seule, seule dans une chambre d'hôpital avec un certain Damien Cargnot tout droit sorti du néant. Merde mais qui était ce type ? Avais-je raison de penser que cette soirée cauchemardesque n'était pas prête de se terminer ?

Pour autant, je n'eus pas le temps d'y réfléchir plus longtemps. Là encore, lorsque les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sous mes yeux, dévoilant le quatrième étage de ce bâtiment qui empestait la mort, la tristesse et la maladie, je m'y engouffrais sans réellement y penser à deux fois.

Un pas, deux pas, une pulsation, deux pulsations. Trois pas, quatre pas, trois battements, quatre battements : mon cœur s'agençait pour suivre le rythme déchainé de ma démarche. Les chiffres gravés en blanc sur les portes en bois défilaient à toute vitesse sous mes yeux tandis que je me perdais un peu plus dans les entrailles de cet hôpital. 1201, 1211, 1233 ... L'impression de jouer ma vie était affolante. Un tic-tac mental s'était enclenché dans ma tête : un compte à rebours avant un évènement que je ne connaissais même pas. Un décompte qui faisait écho à la panique monstre qui se répandait dans mes veines : une toxine ardente qui me brûlait d'impatience et d'angoisse.

1259.

Je m'arrêtai net et dus faire quelques pas en arrière pour me stabiliser devant cette porte faite en bois et plastique incolore. Machinalement, lancé dans ma course, je m'élançais pour l'ouvrir dans la foulé mais m'immobilisais soudainement. Quelque chose que je n'avais jusqu'alors pas remarquée venait de me frapper de plein fouet.

Tout était silencieux. Pas un son, pas un pleur, pas un cri, pas un foutu couinement de chaussures au détour d'un couloir, juste et simplement le silence : un son mortifiant qui contrastait gravement avec tout le chaos qui régnait quatre étages plus bas. Dès lors, je sentis mon pouls s'exalter sous mon pectoral, résonnant dans tous mes muscles et organes, frappant contre chaque parcelle de ma peau. A quoi était dédié cet étage ? L'idée morbide qu'il s'agisse de la morgue me donna de nouveau la nausée, mais j'effaçais rapidement cette idée : que ferait la morgue au quatrième étage ?

Mais dans le même genre : Que faisait Max ici ?

Et quand bien même savais-je que la réponse à toutes mes questions se trouvait juste derrière cette putain de porte, je fus incapable d'enclencher la poignée. J'étais terrifié par ce que j'allais découvrir. Tellement que je sentis la moiteur de mes mains se développer entre mes paumes et mes doigts, tellement que je pus voir mon avant-bras trembler devant moi, frôlant la poignée de cette fichue porte comme s'il s'agissait du fruit interdit.

Max est derrière, elle a besoin de toi. Max est derrière, elle a besoin de toi, putain. Incessamment, je me répétais cette phrase, les paupières férocement closes pour me convaincre de ne pas regarder la vérité en face : Tout était de ma faute. Je n'aurais pas creusé dans ses secrets, dans son histoire et son passé, je ne serai pas là aujourd'hui. Assurément. Et maintenant il fallait que j'assume mes putains d'actes, comme l'aurait fait le putain d'homme que je n'étais pas.

Alors je poussais cette porte, dévoilant une chambre d'hôpital aux murs blancs et démunis de vie. Les odeurs irritantes du gel hydro-alcoolique et du plastique vinrent promptement agresser mes narines, tandis que mes yeux scrutaient avec méfiance les moindres recoins de cette chambre. Et les premiers termes qui me vinrent en tête furent le suivant : neutre, austère, inoccupé. Le seul point de couleur de cette pièce insonorisée à la blancheur immaculée était un vase où des dizaines de roses rouges avaient été rassemblées dans un vase transparent. Et puis il y avait ce bruit, les multiples sons que je n'avais jusqu'à présent pas entendus : ces bips, ces satanés bips stridents et acérés qui me perçaient les tympans.

J'eus du mal à déglutir tant la sobriété de cette pièce me donnait envie de fuir à reculons. Pour dire, j'étais tant obnubilé par la stérilité de la salle, que je ne remarquais pas immédiatement l'homme – un trentenaire surement – qui dormait dans les draps blancs. Etait-ce Damien Cargnot ?

Intrigué – quoique démesurément alarmé – je m'avançais craintivement jusqu'à lui et ne sentis que très vaguement mes jambes flancher sous mon poids quand la vision de son visage fut plus nette. A vrai dire, il ne restait plus rien de son visage, si ce n'est une peau anciennement brulée et cloquée de part en part. D'innombrables cicatrices parsemaient son front et ses joues alors que l'aile droite de son nez manquait à l'appel. Ses lèvres étrangement pâles étaient si gercées que j'en eus mal pour ce pauvre type. Putain, mais qui était ce gars et pourquoi Diable étais-je au chevet d'un grand brûlé ?

Sentant la colère s'imposer dans mes pensées, je me décidais à partir : je n'avais rien à foutre là. Putain, non, je n'avais rien à faire là : l'infermière avait très certainement dû se tromper de chambre. Convaincu par mes propres paroles rassurantes, je me retournais pour rejoindre la porte mais m'arrêtais rondement lorsque mes yeux se posèrent sur la seule chose que je n'avais jusqu'à présent pas encore vue dans cette pièce.

Au même titre que mon organe vital, mon cerveau cessa de fonctionner lorsque mon regard plongea dans celui si reconnaissable de la jeune-femme en face de moi. Inflexible, ses orbes limpides déversaient tout un océan de désolation dans mon organisme, se mêlant douloureusement à mon sang glacé. Ses cheveux bruns tombaient en cascade autour de ses joues et longeaient ses épaules pour venir s'évanouir près de ses hanches. Comme à son habitude, ses genoux avaient été ramenés contre sa poitrine recouverte d'un vieux sweat que je soupçonnais être à moi alors que ses bras encerclaient ses jambes précautionneusement.




" Max ? " Je ne sus dire si elle m'entendit, tout comme je ne saurais dire pourquoi je l'avais interpellée. Peut-être car, inconsciemment, j'espérai que cela ne soit pas réellement elle. Pourtant, elle dut m'avoir compris puisqu'un fin sourire étira ses lèvres – imperceptible, fugace, silencieux, il aurait été invisible aux yeux de tous mais pas à moi. " Putain, m-mais ... " Je n'arrivais même plus à parler moi non plus, trop occupé à tenter de trouver les raisons de sa présence dans cette foutue chambre de merde.

" Assis-toi. "





Murmura-t-elle en désignant d'un geste las de la tête le siège matelassé installé près du sien. Mais je ne réagissais pas, pas immédiatement du moins : je tentais inutilement de faire un lien entre ce type et elle, cet inconnu et cette autre inconnue. Après tout, je ne connaissais rien d'elle, n'est-ce pas ? Sinon, je ne saurais pas en train de me remuer les méninges pour trouver la raison de sa présence ici, non ? Assurément pas.

Sans le savoir mes doigts s'étaient férocement accrochés aux draps irréprochables du lit et je ne me rendis compte de mon état de stress que lorsque la douleur dans mes phalanges devint insupportable : la contracture de mes muscles était telle que je finissais par en souffrir moi-même. Alors je lançai un dernier coup d'œil rebuté à cet homme, partagé entre la désolation qui me tenait aux tripes et la peur affligeante de découvrir la raison de sa présence ici, et allais retrouver ma photographe sur le siège près du sien.

Les yeux clos, je me laissais basculer contre le dossier de la chaise et soupirais profondément pour apaiser les trépidations incessantes de mes muscles. Le silence dans la pièce était à glacer le sang, tellement que je n'osais même plus regarder la brune. De toute façon, ses yeux à elle étaient scotchés à l'homme qui dormait paisiblement en face de nous. Ses battements de cils suivaient inconsciemment le rythme des machines, tandis que sa poitrine se soulevait au grès de ses respirations contrôlées.

A mon tour, je m'enfermais dans mon mutisme, profitant de ce calme angoissant avant la tempête qui risquait d'exploser d'ici peu. Fiévreusement, je frottais mes paupières enflées par la fatigue et basculais mon buste en avant, m'accoudant à mes genoux écartés. Je laissais mon crâne pendre dans le vide, étirant les muscles douloureux de mon dos et de ma nuque, et liais mes doigts les uns aux autres pour cacher aux yeux du monde leurs tremblements fiévreux.




" Je suppose que tu es au courant que j'ai viré ta sœur ? "




Finissais-je par avouer, et je fus moi-même étonné par la gravité de ma voix : elle résonna dans la pièce comme un douloureux coup de fouet dans le silence. J'osais un coup d'œil vers la brune qui ne sourcilla pas d'un centimètre. Toujours aussi impassible, je crus pendant une seconde qu'elle n'avait pas entendu, mais son imperceptible haussement d'épaules me convainquit du contraire. Pour autant, elle ne répondit pas, toujours aussi envoûtée par l'individu relié à de multiples machines en face de nous.

Son accalmie m'arracha un autre soupir morne ; comment faisait-elle pour être aussi sereine ? Pourquoi ne parvenais-je pas à lire dans les traits de son visage ? Pourquoi ne voyais-je rien d'autre qu'une femme à la beauté anormale ? Une femme dont je ne connaissais rien si ce n'est des fragments de vie volés à sa sœur ?

Dépité et désespéré par son mutisme, j'enlevais mollement ma casquette et le déposais sur la petite table qui nous séparait, avant de ne glisser mes mains dans mes cheveux encore humides. Sous la pulpe de mes doigts, j'aurai presque pu sentir le sang pulser dans mon crâne, tentant inutilement d'alimenter mon cerveau en surchauffe. Vainement car il n'y avait rien à faire : Je ne comprendrai jamais seul l'histoire dans laquelle je m'étais embourbé jusqu'au cou.




" Coma stade trois. " Surpris d'entendre finalement le grain de sa voix rauque, je penchais ma tête dans sa direction et l'observais minutieusement. Elle semblait parler à elle-même, mais je ne voulais pas l'interrompre. " Abolition totale des réflexes. Coma accompagné de troubles respiratoires et circulatoires aggravées. Le patient ne réagit à aucun stimuli extérieur : il ne ressent aucune douleur. Rien. " Putain, était-elle en train de me réciter une définition ? " Il ne se réveillera surement jamais. Pourquoi le ferait il ? " Sourit-elle sinistrement avant de replacer timidement une de ses mèches de cheveux derrière son oreille. Elle tenta un sourire triste dans me direction mais détourna immédiatement le regard quand elle croisa le mien rutilant de curiosité.

" C'est quoi son nom ? " Osais-je demander après une minute de silence.

" Damien. Damien Cargnot. Il travaillait dans une petite boucherie parisienne, près de la rue de la Tombe Issoire. Une petite entreprise familiale qui faisait fureur dans le coin. A l'époque. " Rajouta-t-elle avant de ne river son regard vers ses mains liées.

" A l'époque ? " Insistais-je, peu certain de vouloir savoir depuis combien de temps ce pauvre type trainait dans ce lit qui empestait le propre. Le trop propre.

" Depuis deux ans, Ken, bientôt trois. "




Soudain ses orbes cristallins se verrouillèrent aux miens, comme si elle attendait que je réagisse à sa remarque. Et si extérieurement je ne laissais rien paraître, intérieurement, je me décomposais à mesure que mes neurones rassemblaient les informations que j'avais jusqu'ici cumulées sur cette meuf. Inconsciemment, je raidissais mes poings lorsque la peau de mes avant-bras se recouvrit de frissons.

Mes organes se liquéfiaient, mon cœur tombait à mes pieds et le temps s'arrêtait. Il n'y avait plus que ses yeux bleus, plus aucune heure, plus aucun leur, juste cette océan de vérités.




" J'comprends pas, Max. " Cafouillais-je, préférant rester dans le déni plutôt que de la connaissance.

" Bien sûr que si. Tu ne veux simplement pas voir la vérité en face, Ken. " Soupira-t-elle en comprenant mes pensées.




Le silence se réinstalla dans cette petite pièce dépourvue d'humanité. Un silence que seul nos respirations et le tintement des machines parvenaient à briser. Elle comme moi nous regardâmes de nouveau cet homme qui, finalement, représentait la clef de ses secrets. La seule différence résidaient dans la manière dont nous le regardions ; elle le contemplait avec peine, tandis que moi, je le lorgnais avec un effroi sans pareil. Alors c'était ce soir ? Maintenant, dans la minute, que j'apprendrai les raisons de son mutisme ? De son asociabilité ? De cette haine viscérale envers la société qu'elle alimentait un peu plus tous les jours ? Les raisons de nos similitudes ?

Je pus dès lors sentir mon sang se réchauffer, comme ébouillanté par cette simple possibilité. Depuis des jours, des semaines, je voulais le savoir. Alors pourquoi étais-je si effrayé ? Si piteusement épouvanté ?





" Comment tu réagirais si un jour, tu te réveillais dans un lit d'hôpital après avoir été dans le coma pendant trois ans ?  " Me demanda-t-elle ingénument sans jamais m'accorder un regard et je ne pus que secouer bêtement la tête, incapable de répondre à cette question à double tranchant. " Comment tu réagirais si, le même jour, on t'apprenait que ta ta femme avec qui tu es marié depuis quatre ans est décédée ? "





Voyant où elle voulait en venir, je fus pris de tremblements incontrôlables. Ma peur muta en une tristesse telle que ma vision ne tarda pas à se flouter elle aussi. Ne supportant plus de la voir parler ainsi, si posément, je détournais mon regard vers ce gars qui - j'espérais secrètement que cela soit le cas -  ne se réveillerait jamais pour connaître cette douleur. Personne ne méritait de vivre avec tant de souffrance.




" Mal. Comme tout le monde. Et tu le saurais d'autant plus en apprenant que la coupable de sa mort a été exonérée de toutes ses peines. Que grâce à l'argent et aux avocats surcotés de papa et maman, cette même femme n'ira jamais en prison et ne subira pas trente années d'emprisonnement. Qu'elle vivra toute à fait normalement, tandis que toi, tu souffriras tout le restant de ta misérable vie. "




Sa voix s'était aggravée, sérieusement aggravée, tellement que même en essayant de ne rien laisser voir, je ne pus que frissonner sur mon putain de siège. Il n'y avait plus une once de douceur dans sa voix enrouée, plus un gramme de joie, de bonheur. Elle n'était plus que le reflet parfait de sa propriétaire : brisée, austère, lointaine, un putain de miroir qui réfléchissait à l'identique l'âme bousillée de son possesseur.





" Quand je me suis réveillée, avec deux mains dans le plâtre, des points de sutures sur le front, sur les jambes et les côtes, la première chose que j'ai vue ça a été ma grande sœur. Elle pleurait et je me souviens de ses larmes qui tombaient sur mes joues. J'étais terrifiée. J'comprenais pas pourquoi elle était dans cet état, ni pourquoi j'étais dans une chambre d'hôpital, incapable de dire un mot. Puis y'a eu tous ces médecins, ces deux flics, mes parents. Ils ont tous débarqué dans ma chambre en hurlant que je devrai être en taule. "




Cette fois j'étais pétrifié, littéralement figé sur mon siège, les yeux férocement clos, les poings méchamment crispés. Tellement que je pouvais sentir mes ongles courts s'enfoncer dans la chair tendre de mes paumes, que je pouvais entre les jointures craquer. Je me mordais la joue pour lutter avec mon envie de crier que tout ça, tout ce qu'elle me disait, ça ne pouvait être que des conneries, qu'un tissu de mensonges. Que mon cerveau aliéné déconnait à cause de ma fatigue de ces derniers jours.

Pourtant elle continuait de parler, sa voix gutturale et imperméable à toutes sortes de sentiments continuait d'exploser dans mes tympans. Et je jure que la douleur était insupportable, que j'aurai aimé pouvoir boucher mes oreilles pour ne plus entendre sa voix.

Juste pour me permettre de l'aimer sans culpabiliser.




" Les médecins m'ont auscultée : Traumatisme crânien doublé d'un syndrome post-traumatique. Ils ne comprenaient simplement pas pourquoi je ne parlais plus. Personne ne l'a jamais compris d'ailleurs : aucun psychiatre, aucun psychologue, aucun thérapeute ou hypnotiseur. J'étais juste condamnée à me taire pendant une durée indéterminée. Jusqu'à ce que tu débarques dans ma foutue vie, Ken. "




Putain, qu'elle se taise ! Avais-je envie d'hurler, mais je ne fis rien. Là encore, j'en étais incapable : seulement soumis à ma peur, je ne parvenais pas à faire obéir les muscles de ma langue. À croire que c'était moi le muet maintenant.




" Quand les médecins sont partis, les deux flics sont rentrés dans ma chambre. Ils me regardaient comme on regarderait un criminel condamné à mort : je les répugnais. Ils me toisaient de haut et me jugeaient du regard avec tous le mépris du monde et moi je ne savais pas pourquoi. Je ne m'en souvenais plus. Jusqu'à ce qu'il me raconte la soirée de mon anniversaire. "




Horrifié, je parvenais enfin à l'examiner. De profil, ses yeux rougis ne laissaient pourtant couler aucune larme. Ils étaient aussi secs que de la roche, aussi inflexible qu'une barre de fer. A ses yeux, seul compté l'homme comateux dans le lit en face de nous.




" Ils m'ont répétée mot pour mot ce que ma sœur leur avait dit à eux sur le déroulement de la soirée. Pour un motif inconnu, j'ai supplié Rose de partir avec moi en voiture, de quitter les lieux de toute urgence. Il parait que je pleurai, que je pleurai toutes les larmes de mon corps et que pour cette raison, ma sœur a accepté de prendre la route avec moi. Alors je me suis installée au volant, ma sœur sur le siège passager, et j'ai refusé de m'attacher. Apparemment, on s'est engueulées elle et moi sur le chemin. Une violente dispute qui m'a empêchée de voir la voiture qui venait d'en face. On a essayé de s'éviter selon ma sœur. Mais dans les faits, j'y suis pas arrivée. "





Une sueur froide électrisa mon épine dorsale alors que je luttais de toutes mes maigres forces pour ne pas fuir ses mots douloureux, pour ne pas me conduire en lâche devant cette vérité retentissante. Mais putain, c'était tellement dur. La réalité, celle que je traquais depuis des mois, était tellement putain d'insupportable. Davantage encore lorsque je vis une unique larme dévaler la joue bombée de Maxine. Une unique et symbolique larme.




" Nos deux voitures ont fait plusieurs tonneaux avant de ne percuter des arbres situés sur le bas-côtés. Sarah n'a pas survécu, elle est morte sur le coup. Damien a été éjecté du véhicule avant l'impact et a été propulsé à plusieurs mètres de l'accident. Lui non plus n'était pas attaché. "




Cette fois, elle renifla bruyamment avant de négligemment essuyé le bout de son nez d'un revers de manche. Ses yeux dévièrent une fraction de seconde vers moi mais retournèrent immédiatement vers Damien lorsqu'elle dut voir toute l'affliction que maintenait mon visage. Appuyé sur mes deux coudes, je ne pouvais m'empêcher de la regarder. Qui de sensé ne serait pas en train de sangloter toutes les larmes de son foutu corps ? Qui parviendrait à rester aussi froide qu'elle dans une situation si critique ? L'aura qui l'englobait ne m'avait jamais paru aussi glacée et infranchissable : une barrière protectrice inintelligible qui l'empêchait de subir les assauts de la Vie.





" Rose était attachée, elle s'en est sortie plus ou moins bien : un poignet fêlé et deux molaires brisées. C'est elle qui a prévenu les ambulanciers, j'étais inconsciente quand elle l'a fait. Après tout, traverser un parebrise avec un bout de verre aussi gros que son avant-bras dans les côtes, ça assomme, pas vrai ? "




Ricana-t-elle sinistrement avant de subitement frictionner ses joues humides. Le frottement violent de ses manches contre sa peau délicate la marqua de quelques rougeurs qui détonaient farouchement avec la lividité de son épiderme et je pus garantir que la mienne n'était pas mieux : tout mon sang avait fui mon visage dès qu'elle avait évoqué son sort. Je retenais mon souffle tandis que mon cœur avait cessé de battre. Combien de fois avais-je effleuré cette cicatrice en me demandant d'où elle venait ? Combien de fois l'avais-je effleurée de haut en bas en me questionnant sur son origine ? Jamais je n'aurais pu envisager qu'elle soit aussi macabre.




" Les deux policiers m'ont craché à la figure que je n'aurai pas dû survivre. Que ma famille était une famille de truands, d'escrocs bons à la chaise électrique. Sur le coup j'étais d'accord : je voulais mourir, Nek. Je te jure que j'aurai tout fait pour mourir sur le champ. Et tu ne sais pas comme j'ai dû lutter contre moi-même pour ne pas pleurer. En quel honneur avais-je le droit de pleurer ? J'étais la responsable de tout ce massacre, non ? Non ? " Je me pétrifiais quand je me rendis compte que c'était bel et bien à moi qu'elle posait cette question. Comment pouvais-je répondre à ça ? Comment répondre à une horreur pareille ? Mon mutisme la fit pouffer ironiquement : il lui avait donné la réponse que je n'osais pas lui dire. " Et puis Rose est rentrée dans ma chambre et m'a annoncé la raison pour laquelle je l'avais contrainte à quitter ma soirée d'anniversaire avec moi : Mon fiancé m'avait quittée le soir même de mes vingt-et-un ans. Comme ça, sans motif valable. "





Quoi ?

Je sortais brusquement de ma léthargie lorsqu'elle eut finalement fini de m'expliquer les raisons de son départ précipité. Mon cerveau jusqu'alors complètement liquéfié semblait peu à peu se reconstruire, tout comme mes souvenirs se rétablissaient. Le sang dans mes veines parut soudainement s'éveiller, propulsé dans mon organisme comme une poussée d'adrénaline.

Ma discussion avec Rose se repassait en boucle dans mon esprit, similairement à un vinyle détérioré qui repasserait mainte et mainte fois un même fragment de musique. Brusquement enclin à une panique monstre et à un regain d'espoir, je déportai mon regard vers l'homme dans le lit d'hôpital et ne parvins plus à entendre les mots et questions de Max à ma gauche. J'étais assourdi par mes propres doutes. Les pulsations enivrantes de mon organe vital dans ma cage-thoracique se diffusaient dans mes tempes et mes paupières, mon sang cognait dans mes veines et mes artères comme des coups de poings ravageurs. Et quand je voulus ouvrir ma bouche, je fus stoppé net par une pensée.

Si je parlais, si j'avais raison, je mettais un point final aux relations qu'entretenaient ma copine et sa famille. Je signais la fin de ma relation éphémère et néfaste avec Max. Elle ne l'avouera jamais, mais tout comme moi, comme tout homme ayant un jour vécu un premier amour, on ne cesse jamais de les aimer. Parce qu'ils sont les premiers, qu'ils ont une place attitrée, réservée et indestructible dans une part de notre âme. Même absent, ils étaient toujours là, marqués à l'indélébile dans nos émotions détériorées. Alors qui me garantissait qu'elle ne retournerait pas le voir ?

Mais quelque chose clochait définitivement dans cette histoire, dans les fondements et les causes de ce carnage. Mes intuitions et les rares éléments que je détenais de cette histoire ne coïncidaient pas, quelque chose manquait. Et intérieurement, je savais que Max était loin, putain, très loin d'être responsable de toute cette histoire. C'était trop gros, trop gros pour être vu. Trop gros pour être compris et dit à voix haute. Trop gros pour que j'en veuille à la belle brune sur ma gauche. 

Putain, elle n'y était pour rien.





" Max ... " Soufflais-je pensivement tandis qu'elle continuait de me parler avec frénésie.

" T'es libre de partir, Ken, réellement. Je comprendrai que – "

" Max, je - " L'interrompis-je, mais elle reprit dans la foulée.

" Je t'en supplie, pars. " M'implora-t-elle et je ne le regardais qu'enfin, alertée par le ton suppliant de sa voix.




Dans mon élan, je bondissais de mon siège et venais capturer ses joues pour la contraindre à me regarder. Elle tenta à de multiple reprise de se dérober et je dus user un peu de ma force pour la maintenir assise en face de moi. Accroupi en face d'elle, ses petites mains tremblotantes tentaient inutilement de me dégager et finirent par brusquement s'immobiliser quand je parvins à dire entre deux de ses supplications colériques :





" Dylan ne t'a jamais quittée. "





Elle s'arrêta promptement, comme brusquement ankylosée par le poids de ma révélation. Ses yeux bleutés se plantèrent finalement dans les miens tandis que ses doigts fins finissaient de me griffer les bras. Sa respiration irrégulière se mélangea à la mienne quand elle reprit enfin son souffle, et je promets avoir vu une lueur de colère valser dans ses yeux. Une flamme qui promettait une rage sans nom, une explosion aux conséquences irréversibles.





" Quoi ? " Siffla-t-elle et mon myocarde loupa un battement face à toutes les menaces que détenait ce simple mot. Je léchais mes lèvres machinalement, sentant ma gorge se nouer à cause des regrets qui naissaient dans mes pensées et je répétais dans un murmure empli de culpabilité :

" Il ne t'a jamais quittée, Max. "




Une respiration, un hoquet de stupéfaction ou peut-être même de colère non maitrisée avant que je ne réitère :





" Il n'a pas eu le choix. "















OOOOOOOOH MON DIEU

Alors alors alors alors ? Je ne vous déçois pas trop ? Vous ne haïssez pas trop Max ? Vos réactions ? OH putain je pouvais pas attendre demain fallait que je vous le publie ! Je suis tellement de stressée de voir vos réactions 😱

J'espère que ça vous a plu ! On rentre enfin dans le vif du sujet !

Vraiment je suis en panique j'ai trop peur d'avoir mal écrit le truc 😱

Bon allez, je vous laisse ça la, vous en faites ce que vous voulez, on se retrouve mercredi 😘

Bisous bisous ❤️

- Clem

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