• Plume n°1 •






Maxine





Silence.

Contemplez le monde qui vous entoure, observez méticuleusement ces visages impassibles qui passent en flèche devant votre carcasse avide d'humanité. Regardez-les marcher la tête haute vers quelque chose qu'eux-mêmes ne saisissent pas. Examinez-les mimer un but à leur vie, caricaturer leurs traits de caractères en public pour attirer l'attention de quelques passants.

Qu'en concluez-vous ?

Société de menteurs et de stéréotypes qui demandent le beurre et l'argent du beurre pour permettre à leurs égos insatiables de se gonfler d'amour-propre le temps d'une vulgaire seconde.

Voilà ce que moi j'en concluais, de notre société.

Négligemment adossée au mur en granit de cet immeuble parisien, j'attendais impatiemment ma très chère sœur qui terminait de s'enjoliver dans notre appartement tout récemment acquis. Vingt-cinq minutes que je l'attendais et que je priais une ultime fois pour qu'elle change d'avis.


" Tu fumes trop. "


Je relevai mon regard vers la jeune-femme qui s'était immobilisée devant mes yeux et détaillai scrupuleusement les traits de son visage. Souvent, je me demandais comment mes parents étaient parvenus à autant réussir ma sœur ainée de trois années et autant faillir à ma conception.

Longiligne et féminine, charmeuse et pulpeuse, ma sœur était le prototype de la femme d'affaire belle à mourir que tout homme aspirerait à ramener dans son lit. Ses longs cheveux blonds structuraient son visage à la perfection, soulignant l'azuré de ses yeux et le galbe de sa mâchoire arrondie, ses lèvres liquoreuses étaient idéalement dessinées, son nez fin et retroussé enfantait une certaine innocence dans ses traits ... Rose Laurens portait bien son prénom : sa beauté suave faisait référence à la douceur voluptueuse des pétales d'une rose. Mais attention, approchez-vous de trop près, osez tenter de la briser et vous vous blesserez méchamment avec ses épines.


" Efforts vestimentaires, ça te dit quelque chose ? On a un rendez-vous avec les plus gros rappeurs de notre génération, Max, pas avec de vulgaires particuliers. "


Bon sang, qu'elle m'agaçait. Effrontément, j'aspirai la nicotine de ma cigarette, inhalant cette délectable torture pour mon organisme avec un plaisir assez malsain. Je me décollai de mon mur, m'approchai de peut-être trop près de ma sœur et expirai le poison près de son visage.

Elle grimaça, son visage se tordant en une moue écœurée tandis que je marchais déjà en direction de ma voiture. Je n'avais d'ores et déjà pas la moindre envie de rencontrer ces types, alors espérer des efforts vestimentaires de ma part pour rencontrer des rappeurs qui, eux, seront très certainement habillés en jogging-sweat-baskets-casquette : c'était dérisoire comme espoir.

J'enclenchai la poignée de notre voiture, me laissai paresseusement tomber sur le siège conducteur et lançai une dernière œillade désabusée à ma sœur qui peinait à s'installer à cause de sa jupe crayon trop moulante. Je roulai des yeux tout en mettant le contact et écoutai d'une oreille distraite son traditionnel petit speech d'encouragements tout du long de notre trajet.


" Maxine, est-ce que tu m'as écoutée au moins ? "


J'enclenchai le frein à main après avoir terminé mon créneau devant ce minuscule studio d'enregistrement et basculai délicatement ma tête en arrière, les paupières fermées et la respiration lourde. Non, je n'avais rien écouté car, ses mots, je les connaissais mieux que personne. Que cela soit ma sœur, mes deux parents, ces innombrables médecins, ces incalculables psychologues, tous avaient les mêmes satanés mots à la bouche.

Et vous savez quoi ? Mes foutus tympans commençaient à s'user d'entendre toujours ce même discours interminable.

Je soupirai désabusement, l'esprit vide et l'âme meurtrie, les pensées encombrées de souvenirs fantômes que je visualisais sans jamais très parfaitement les discerner. Ma mémoire refusait catégoriquement de me laisser me souvenir de cette soirée-là, et pourtant, l'hémisphère gauche de mon cerveau, celui responsable de la parole, lui, il s'en souvenait. Tellement qu'encore deux ans après, il en était encore affreusement perturbé.


" Je me chargerai des formalités, de l'administratif et de répondre aux questions, comme d'habitude. Mais je te demande de faire un effort de sympathie, Max : sourire n'exige pas de parler. "


Acheva-t-elle, sévère et on ne peut plus réprobatrice. Hâtivement, elle rattrapa son sac à main haute couture qui trainait sur la banquette arrière et sortit du véhicule, ses hauts talons claquant durement le béton du trottoir. Dans un dernier soupir, je me convainquis de ne pas l'abandonner ici en repartant immédiatement, et m'extirpai de l'habitacle.

Un peu en retrait derrière elle, je marchais sur ses pas, accrochée à la hanse en cuir de ma vielle besace qui contenait mon appareil photo dont je ne me délaissais jamais. Poliment, elle me maintint la porte d'entrée et je la remerciai d'un sourire appuyé, visiblement et franchement sarcastique. Elle roula des yeux en relâchant la porte métallique et je la laissai faussement courtoisement passer devant moi.


" Je te ferai ravaler ton sarcasme ce soir, Maxine, promesse de Laurens. "


Elle me murmura moqueusement alors que nous arrivions devant une porte close et je m'arrêtai à ses côtés, le cœur dangereusement au bord des lèvres. L'inconnu m'avait toujours incroyablement et inexplicablement horrifiée. A chaque situation, et ce, qu'importe le contexte, je sentais mon pouls s'accélérer de façon considérable, je percevais les frappements frénétiques et irréguliers de mon organe vital pulser contre mes côtes : je me retrouvais démunie, horriblement mise à nue sans jamais que je ne puisse y faire quelque chose.

Et cette angoisse de l'inexploré s'était exacerbée depuis que parler n'était plus quelque chose que je chérissais. Car fatalement, le silence attisait les curiosités, excitait le désir de connaissance, réanimait chez les uns l'envie démente de comprendre. En bref, un engouement autour de ma misérable personne que je n'appréciais pas particulièrement.


"Prête à affronter une armée de mecs bourrés à la testostérone ? "


Je détournai mon regard de cette entrée, verrouillant fébrilement mes yeux dans ceux de ma sœur qui, elle, trépignait d'impatience : le social, l'inconnu, c'était son domaine. Elle irradiait d'une volonté démente de connaitre, d'apprendre tout sur tout, quitte à peut-être jouer un peu trop de son charme naturel pour envouter l'ensemble des individus qu'elle fréquentait.

Une mise en avant de sa personne qui, malgré tout, m'était bénéfique : je rentrais silencieusement dans son ombre, juste assez longtemps pour avoir le temps de cerner les gens à qui nous avions à faire.

Feignant l'indifférence, je relevai mollement mes épaules et me concentrai sur son poing qui toquait déjà à la porte. Aussi excitée qu'une enfant sous un sapin de Noël, elle trépigna d'impatience quand des pas se firent entendre de l'autre côté et par instinct, quand la poignée s'abaissa, je pris un pas de recul, puis un autre jusqu'à ce qu'un homme apparaisse à la porte.

Elancé, blond, deux billes céruléennes à la place des orbes, un nez pincé et une bouche rosée : corporellement parlant, il n'était pas déplaisant à regarder. Néanmoins, je ne sus refouler un sourire discret lorsque je pus constater son étonnement devant ma sœur. En effet, comme je l'avais présumé, lui ne revêtait qu'un simple jogging ainsi qu'un tee-shirt large : un contraste saisissant avec ma sœur qui était habillée d'une façon bien plus sophistiquée.


" Enchantée de vous rencontrer, je suis Rose Laurens, l'assistante de Maxine Laurens. "


Assistante. J'exécrais ce terme un peu plus à chaque nouvelle fois qu'elle l'utilisait auprès de tous nos nouveaux clients potentiels. Elle tendit courtoisement sa main au blond qui paraissait ouvertement décontenancé devant la politesse de ma sœur, et je ne pus m'empêcher de glousser discrètement quand, à la place de lui saisir la main, il lui tchéqua tout naturellement.


" Plaisir partagé. " Marmonna-t-il, peu convaincu, avant de ne diriger son regard vers le mien. Je repris brutalement pied, mon visage se crispant visiblement tandis que je refermais toutes mes barrières mentales pour ne pas laisser transparaitre mon angoisse précédente. " Et tu dois être Max, donc ? "


Le plus naturellement que possible, je répondis à son tchèque et tentai un sourire à la vue du sien qui dégoulinait d'authenticité. Incompréhensiblement, ce type paraissait ravi de me rencontrer et l'aura amicale qui émanait de lui calma d'entrée de jeu mon stress fulgurant.


" Pardon, tu préfères Maxine, c'est ça ? " Se corrigea-t-il compte tenu que je ne répondais pas à sa question initiale.


Quand après une poignée de secondes, il comprit que je ne lui répondrai pas, l'ensemble des traits de son visage s'assombrirent, perdirent de leur gaité pour indubitablement reprendre de leur sérieux. Problème récurrent chez l'ensemble de mes interlocuteurs lors de nos premières rencontres. Mon mutisme créait trois possibilités de réactions en fonction des personnalités : la curiosité, le malaise, et enfin, celui que j'abhorrais du plus profond de mon être depuis plus de deux années, le mépris. Ce dernier était plus fréquent chez les hommes néanmoins, qui prenaient ces non-réponses pour de la condescendance abusive et une fois encore : ça passait ou ça cassait, comme on dit.


" Il y a un problème ? "


Il reprit bien moins sympathiquement et je pus dès lors sentir mon angoisse refluer tel un raz de marée dans mon organisme, écrasant, non, pulvérisant mon masque d'impassibilité.

Je lançai une œillade de détresse à ma sœur pour qu'elle puisse m'extirper de cette impasse, et elle reprit immédiatement :


" Ma sœur n'est pas vraiment ... Bavarde, disons ça comme ça. " Railla-t-elle nerveusement et si blondinet ne me lorgnait pas encore, j'aurais insolemment roulé des yeux. " Ne prenez pas son silence pour de la désobligeance, elle ne peut simplement pas parler. "

" Oh pardon ! " S'empressa-t-il de dire, subitement interdit face à moi. "J'avais pas compris que tu étais muette, excu- "

" Elle n'est pas muette, ne vous méprenez pas. " L'interrompit rudement ma sœur : Elle s'insurgeait à chaque nouvelle fois que quelqu'un avait le malheur de faire l'amalgame, refusant d'admettre que je ne serai surement plus jamais en mesure d'entretenir une conversation seule avec quelqu'un. " Elle n'est pas bavarde, retenez juste ça. "


Les sourcils du garçon se froncèrent d'incompréhension, et ô, comme je le comprenais. Moi-même je peinais à comprendre mon propre mécanisme interne, lamentablement soumise aux volontés de mon inconscient malmené, piteusement inapte à parler quand je le désirais.

« Syndrome post-traumatique » avaient dit les médecins à mes parents dans cette chambre d'hôpital que très peu accueillante, austère et vide de vie, faussement désolés pour leur fille devenue plus silencieuse qu'une foutue tombe. Psychologues, médecins, thérapeutes, hypnotiseurs, mes parents m'avaient trainée dans une ribambelle de bureaux, désespérés que je ne parle plus à longueur de journée, que je me taise et me terre dans mon propre silence.


" Ok. " Conclut-il enfin, ses yeux se dérobant jusqu'à ma sœur. " Au fait, je m'appelle Antoine, mais tout le monde m'appelle Fonky, à vous de choisir. " Rose acquiesça pour nous deux et Antoine –impossible que je l'appelle Fonky ! – reprit : " Je vais vous présenter aux gars, vous me suivez ? "


Il n'attendit néanmoins pas notre réponse pour repartir de là où il venait, c'est-à-dire un long corridor peint dans un rouge pourpre qui rappelait vaguement celui des cinémas. Lorsque ma sœur entreprit de le suivre, je rattrapai inconsciemment sa main, la remmenant rudement vers moi tandis que le stresse était en train de me ronger les organes jusqu'à ne laisser de moi qu'une amas d'os.

Elle parut surprise de mon acte spontané et m'examina un long moment, observant la façon frénétique qu'avait ma poitrine de se soulever et mes doigts de trembler autour des siens. Finalement, elle lança un coup d'œil dans son dos pour voir si blondinet était à distance raisonnable et se pencha jusqu'à mon visage, ses deux mains capturant mes joues tendrement.


" J'ai lu quelque part qu'ils étaient sympathiques. Et puis on a eu pire comme clients, Maxine, alors je t'en prie, détends-toi et tente de ne pas paraitre plus bizarre que tu ne l'es déjà. "


Je roulai blasement des yeux à son petit pic et écartai ses mains de ma figure, mon majeur tendu devant elle alors que je lui bousculais l'épaule pour rejoindre Antoine. Ce dernier nous attendait bien sagement, ayant compris que ma sœur et moi-même avions besoin de parler et m'adressa un sourire crispé quand nous le rejoignîmes.

Une fois encore, Rose s'excusa à ma place pour l'attente et nous pûmes repartir en direction de ce groupe de rappeurs au summum de leur popularité ces derniers temps. Notoriété grandissante majoritairement due à un type que tout le monde connaissait dorénavant grâce à la sortie de son premier album : Feu. Que très peu original comme titre quand on savait que le type se faisait surnommer Nekfeu.


" Donc si j'ai bien compris votre mail, ça serait pour six mois, c'est bien cela ? " Tenta ma sœur en désespoir de cause, comprenant que le silence morbide qui planait au-dessus de nos épaules était en train de se métamorphoser en un malaise phénoménal.

" Pas exactement : la première partie de la tournée ira du quatorze octobre au quinze novembre 2015, et la seconde du dix mars au premier avril 2016. Mais étant donné le nombre de Showcases prévus entre novembre et mars, ouais, on peut dire six mois. "

" Et pourquoi nous demander à nous précisément ? "


Réclama ma sœur alors que nous venions de nous arrêter devant une énième porte en bois au beau milieu de cet interminable couloir. Là encore, une réplique qu'elle s'obstinait à dire à chaque nouvelle personne susceptible de se retrouver devant mon objectif et qui me gênait considérablement à chaque nouvelle foutue fois. Un sourire effronté feinta soudainement son apparition sur le visage imberbe de blondinet et le plus naturellement que possible il lui répondit :


" Excuse-moi de te reprendre, princesse, mais il me semble que « Maxine » serait mieux choisie était donné qu'il me semble que c'est ta sœur la photographe internationalement reconnue, pas vrai ? "


Un rire discret s'échappa de mes lèvres et je portai immédiatement ma main à ma bouche lorsque Rosie me foudroya du regard, enragée que quelqu'un ait osé la corriger publiquement. Je mordis âprement ma lèvre pour ne pas rire de nouveau et me regardai Antoine qui m'adressait un clin d'œil complice. Je lui souris timidement, mes doigts venant machinalement remettre l'une de mes mèches brunes derrière l'oreille. Je rivai mon regard au sol pour divulguer le rouge qui me montait aux joues.


" C'est vrai. " Siffla amèrement ma sœur.

" Tant mieux alors, car c'est précisément pour cette raison que je lui ai demandée à elle, de nous accompagner. "


Je pus très distinctement entendre les dents de ma sœur grincer les unes contre les autres, résultat de la force avec laquelle elle crispait ses mâchoires. Ses lèvres se pincèrent dans la tentative féroce de ravaler la myriades d'insultes qui, j'en étais persuadée, était en train de taquiner perfidement le bout de sa langue. Elle se contraignit à respirer, profondément et exagérément, de façon à réguler la colère qui bouillait sous sa peau.


" Rien n'est encore sûre. Je vous signalerai qu'il faut encore que le courant passe entre eux : on parle d'un contrat de six mois là, pas d'un unique shoot. " Articula-t-elle, la tête haute.

" Dans ce cas, allons vous présenter ? "


La seconde suivante, il ouvrait la porte devant laquelle nous avions échappé à un scandale monstrueux. Dès lors, des dizaines de voix masculines vinrent claquer contre mes tympans et une puissante odeur de tabac et autres substances s'engouffra dans mes narines.

Instinctivement, ma main se crispa autour de mon sac lorsque ma sœur m'abandonna à son tour pour rentrer dans la pièce. Car si l'humour douteux d'Antoine avait prodigieusement su me détendre, dorénavant, plantée telle une idiote devant toute cette bande de rappeurs tous plus virils et énergiques les uns que les autres, je me sentais misérablement rabougrie.

Voyant que je ne suivais pas, Rose se retourna discrètement et m'attrapa par la manche de mon sweat, me tirant vigoureusement jusqu'à elle à l'intérieur de cette pièce où personne n'avait encore remarqué notre entrée, tous bien trop occupés.


" Les gars, s'il vous plait ! " Les héla Antoine, mais sa voix toute guillerette ne sut accaparer leur attention. " Wow, putain, les gars ! "


Je tressaillis pitoyablement suite à son cri bien plus ferme que le premier et mes yeux s'exorbitèrent d'eux-même face au silence qui plana inopinément dans la pièce. Tous les regards étaient braqués dans notre direction, brûlant et égratignant ma peau qui rougissait ostensiblement.

C'était un cauchemar. Totalement et incontestablement burlesque comme cauchemar, certes, mais tout de même : un cauchemar.


" Vous auriez pu aérer, putain, on est gazés là ! " Se plaignit le blond qui se pressa d'aller entrouvrir une fenêtre.

" Et vous êtes ... ? " Survint subitement une voix gutturale à notre gauche.


Curieuse, je relevai mes yeux de mes pieds pour discerner le destinataire de cette question et tombai sur un grand brun énigmatique. Musculeux et carré d'épaule, ses cheveux coupés court et ses iris ébène, lui donnaient un air agressif et secret qui, étrangement, collait parfaitement au timbre de sa voix.


" Justement, les gars, je vous présente : Maxine et Rose Laurens, les – "

" Mais nan ? Maxine Laurens, comme Maxine Laurens, la photographe ? " L'interrompit précipitamment un maghrébin, sceptique et je pus affirmer sans mentir, que mon faciès était devenu aussi rouge qu'une tomate mûre.

" En chair et en os, ainsi que sa sœur, son assistante. Je vous laisse vous présenter à Max, je dois parler affaire avec Rose. Je – "

" Chineur ! " Sifflotèrent soudainement quelques-uns des garçons autours de nous.

" Bande d'abrutis, je suis en train gérer la tournée là ! Donc je vous demande juste d'être agréables : Elle n'est pas très – Comment tu disais, princesse, déjà ? Ah oui : Maxine n'est pas très bavarde. "

" Antoine, excusez-moi, mais je ne suis pas certaine que cela soit une bonne idée de laisser Max toute seule ... " S'enquit ma sœur, comprenant à ma moue déconfite que me délaisser auprès de tous ces types saturés en masculinité n'était pas particulièrement une idée lumineuse.

" Ils vont pas la manger, ne t'en fais pas. Et puis ta sœur est une grande fille. Pas vrai, la muette ? "


Je m'immobilisai, les nerfs rongés à vif par l'arrogance de ce blondinet et mon envie insatiable de lui mettre mon poing dans la figure. Si ses derniers mots n'avaient pas été dit sur le ton de l'humour, très certainement me serais-je même laissée tenter. Impitoyablement, j'enfonçai mes ongles dans la paume de mes mains pour réguler mon agacement qui tambourinait dans mes pensées et foudroyai du regard ce type qui rutilait d'impertinence.

Ma sœur me lança une dernier coup d'œil, m'incitant tacitement à venir la retrouver si j'avais une contrariété avec ces rappeurs, puis suivit à contre cœur Antoine qui l'emmenait déjà vers une autre pièce. Je les suivis longuement du regard, mémorisant précisément le chemin qu'ils empruntaient et dus me faire violence pour ne pas trottiner derrière eux comme un bon petit chiot.

Mais inévitablement, la porte claqua dans leur dos et le silence retomba dans ce petit studio chargé en testostérone. Le regard évasif, je tentai un rictus crispé, mes bras se croisant sous ma poitrine tandis qu'eux m'épiaient de la tête aux pieds sans une once de discrétion.


" Donc ... Tu es photographe, hein ? Une reus' nous a montré ce que tu faisais, c'est ouf'. " Me complimenta maladroitement un grand noir aux dreadlocks, les yeux si rétrécis par la fumette qu'on peinait à discerner ses prunelles. Je ballottai ma tête pour le remercier, embarrassée de ne plus avoir ma sœur à mes côtés pour répondre à ma place. " Ok, donc, en effet tu n'es pas très bavarde. Je suis Doum's. "


Un sourire timide se profila aux commissures de mes lèvres lorsqu'il me tendit son poing pour que je frappe dedans, chose que je fis sans attendre, non seulement pour le remercier de m'avoir désempêtrée de cette gêne incommensurable, mais aussi pour le compliment sur mes photos.

Encore aujourd'hui, j'avais toujours du mal avec cette nouvelle popularité. Aussi nouvelle et grandissante qu'inattendue, vous me direz. Après ma sortie de l'hôpital, parler à propos de ce que je ressentais était devenu tellement complexe, tellement ambigu et effrayant à mes yeux, que l'unique moyen que j'avais trouvé pour m'exprimer était devenu la photographie. Un simple passe-temps originellement qui était devenu au cours du temps mon seul et unique moyen d'expression.

Des esprits, des émotions, des âmes, tout devenait incroyablement plus concret et évident derrière un objectif. Cachée derrière ces épaisseurs de glaces et de plastiques, je ressuscitais, vivant à travers les émotions des autres. Un exutoire éphémère et nocif qui, dès lors que j'éteignais mon outil, me replongeait dans un mutisme sans nom. Mais il restait avant tout bénéfique. Incompréhensiblement bénéfique puisqu'une fois derrière mon appareil photo, je semblais subitement retrouver l'usage de la parole, comme si mon âme délabrée se sustentait de celle des autres.


" Mais t'es muette, finalement ? " Me sollicita le mec énigmatique de tout à l'heure, et, bon sang, dorénavant qu'il était debout devant moi, je ne pouvais que le trouver plus intimidant. Perché à plus d'un mètre quatre-vingt du sol, sa taille impressionnante ne me rendait que plus ridicule.

" Eh, Barbie ! Elle me fait penser à toi quand tu fais la gueule ! " Ricana moqueusement le maghrébin, toujours aussi négligemment avachis sur son sofa en cuir.

" Va te faire foutre, mec, je ne suis assurément pas un putain de muet. " Grogna un homme dans mon dos et je ne pus dès lors pas m'empêcher de répliquer sous l'irritation :

" La putain de muette t'invite à réfléchir avant de dire des conneries pareilles. "


Grondai-je à l'encontre de ce rappeur, la voix légèrement enrouée par ces deux derniers jours de silence. Ma réplique claqua dans cette pièce confinée tel un coup de fouet dans les airs et parut désarçonner tout le monde, moi la première puisque je pus très distinctement sentir l'adrénaline déferler dans mes artères à vitesse grand V. Réaction que je subissais à chaque nouvelle prise de parole en public, certes, mais surtout car une fois totalement retournée vers mon interlocuteur, je pus me rendre compte qu'il ne s'agissait ni plus ni moins de mon model pour ces six prochains mois : Nekfeu lui-même.

Je pinçai mes lèvres entre-elles, honteuse et copieusement confuse d'avoir parlé pour si peu. Malgré tout, je ne pus me résoudre à décrocher mon regard de celui ombrageux et inflexible du brun. Cigarette négligemment pendue au bout de ses lèvres charnues, casquette rosâtre vissée sur le crâne, sourcils outrageusement arqués, regard austère et impénétrable, sa beauté tempétueuse me frappa avec une telle virulence que j'eus du mal à le regarder en face.


" Discrète mais farouche, les gars : j'accroche complet avec la nouvelle photographe ! " Se badina un type près de moi et je relevai ma figure vers lui, curieuse de voir qui était celui qui prenait avec humour ma répartie mal placée. " Ahmadeen, mais tu peux m'appeler Deen. " J'acceptai sa main tendue et encaissai sans rechigner la force avec laquelle il me broya les phalanges. " Je suis ravi de te rencontrer, Maxine Laurens, depuis le temps qu'Elisa nous parle de toi. "


Je rougis une nouvelle fois et tentai un ultime coup d'œil en direction du rappeur qui était parvenu par je ne sais quel moyen à m'extraire de mon silence. Et étonnamment, il me regardait déjà, un sourire effronté peint sur la figure. Un rire discret glissa entre ses lèvres lorsque l'un de ses amis le secoua rudement par les épaules et je fus moi-même ballottée par Deen qui me parlait sans discontinuité.


" Tu vas passer six mois avec nous, je pense que la moindre des choses est de te présenter les gars. "


J'opinai sans réfléchir, déjà séduite par les ondes positives qui émanaient de ce beau brun. Un halo d'énergies tranquillisantes paraissait l'encercler tel un bouclier qui le défendait dur comme fer du monde réel, et, d'une certaine manière, cette barrière invisible lui donnait une allure innocente et dépouillée de malheurs que j'appréciais.

Les premiers qu'il me présenta furent deux frères que l'on surnommait Mekra et Framal, Mekra étant le jeune-homme énigmatique. Il ne parlait que très peu, mais du peu qu'il avait dit lors de notre brève conversation, il était facile de déduire qu'il était un type réfléchi et sûr de lui. Son frère cadet, au contraire, était bien plus « abordable » : un grand rieur avec un certain humour noir que peu de personne ne parvenait à comprendre, mais j'appréciais son côté marginal autant que j'appréciais la sérénité de son ainé.

J'eus le plaisir de rencontrer cinq hommes supplémentaire : le fameux homme aux dreadlocks, Doum's ; un gars quelque peu bigleux mais incroyable drôle, Alpha – un pseudonyme qui m'avait d'ailleurs arraché un rire sonore ; le plus jeune de cette bande de rappeurs, mais pas le moins bling bling pour autant, Sneazzy ; et à l'opposé, le plus flegmatique de ce collectif, 2zer.

Puis vint le tour de Nekfeu, le rappeur français le plus en vogue du moment et, en l'occurrence, mon modèle photo principal pour ces six prochains mois. Bizarrement savoir qu'il avait su me faire sortir de mes retranchements en une seule phrase ne le rendait que plus intimidant à mes yeux, et procéder à des « rencontres officielles » ne m'angoissait que plus encore.


" Et enfin, Max, je te présente le Fennec, allias Nekfeu, Barbie pour les intimes. "


Pourtant, malgré la réplique présumée drôle de Deen, je ne réagis pas, toujours aussi abasourdie devant le sourire narquois du brun. Une nouvelle cigarette était coincée entre ses lèvres fendillées, multipliant son charme déjà flagrant. Mais alors que je m'apprêtais à tendre ma main vers Barbie par simple preuve de politesse, il recracha négligemment sa fumée dans ma figure.

Surprise et prise au dépourvue, je manquai de m'étouffer avec la nicotine qui s'était engouffrée désagréablement dans mes narines et pris un pas de recul pour me délivrer de ce nuage toxique qui me brûlait méchamment les rétines.


" Ravi de te rencontrer, la muette. "


Sourit-il fièrement, une lueur moqueuse miroitant dans l'ébène de ses prunelles, alors que mon sang frappait virulemment dans mes tempes, symbolique de la colère grandiose qui naissait dans mes songeries. Mes poings se crispèrent le long de mon buste et je résistai à mon envie de détourner le regard, affrontant durement l'insolence rageante et déconcertante de ce rappeur.


" Six mois ... " Souffla-t-il en supprimant le pas qui nous séparait. Me surplombant de quelques bons centimètres, je fus bien obligée de relever la tête vers son visage, assurément pas prête à le laisser gagner haut la main cette bataille visuelle. " C'est long six mois, pas vrai, Bigo ? "


Il lui quémanda allégrement et je dégageai spontanément son bras qui était venu s'accouder à mon épaule. Mon acte parut le satisfaire puisque son rictus carnassier s'agrandit immédiatement, dévoilant une lignée de dents blanches. Pour qui se prenait-il, putain ?


" Tu n'as même pas idée de tout ce qu'il peut se passer en six mois, la muette. "








Re à tous ! J'espère que cette première partie vous a plues ! N'hésitez pas à dire ce que vous en pensez, tous les avis sont bons 😌

On se retrouve dans quelques minutes pour le second chapitre !

-Clem

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top