• Dernière plume •
😭🔫
Rose
➰
3 ans plus tôt.
1 décembre 2012.
C'était parfait. Tout était parfait.
La soirée battait son plein, aucun invité n'était esseulé, leur coupe de champagne était pleine, l'orchestre suivait à la lettre la playlist que je lui avais prescrite, les serveurs circulaient dans la salle de réception avec les amuse-gueules expertement choisis et préparés par notre chef cuisinier étoilé, mon père s'occupait à sa manière de ses invités, ma mère discutait avec quelques-unes de ses amies, et ma sœur ... Eh bien, ma débile de petite sœur était saoule, pour changer.
Elle discutait avec un homme au bar, un certain Marc-Antoine Dumas si mes souvenirs étaient bons, et semblait le bassiner avec ses histoires mirobolantes. Étonnamment, son sourire nigaud – qui pourtant ne laisser aucun doute sur son taux d'ébriété – ne l'enlaidissait pas. Rares étaient les fois où ma cadette m'inspirait autre chose qu'une colère froide, mais je devais admettre que sa combinaison bon marché lui allait bien. Noire et à manches longues, elle était cintrée au niveau de la taille et faisait ressortir sa chute de reins vertigineuse. Son décolleté en V tombait jusqu'au grain de beauté placé entre ses deux seins rachitiques et m'arracha un sourire satisfait.
Au moins une chose que j'avais et elle, non.
Sa poitrine était aussi inexistante que son avenir professionnel et sentimental.
À se demander comment son écervelé de petit-copain toxicomane pouvait apprécier toucher ma sœur sans craindre de la briser en deux ...
Je cachai ma mine ravie derrière ma coupe de champagne. Maxine n'avait aucun, bon sang, aucun avenir et quel satané plaisir était-ce de lui faire de l'ombre. À elle, à ses hideux cheveux roses, à son indignité, à son mauvais caractère ainsi qu'à son comportement ridicule d'adolescente en pleine rébellion.
Le jour où ma cadette comprendra que sa vie n'était qu'un ramassis de bêtises sans aucun pilier susceptible de la retenir en cas de chute, elle tombera de très haut.
Et je me jurai que je serais la première à contempler ce spectacle.
" Rose Laurens, quel plaisir de te voir. " Roucoula un homme en faisant glisser une main dans le creux de mes reins. Je souris de plus belle en reconnaissant la voix de Guillaume, un bon ami de la famille, et croisai mes bras sous mes seins tout en prêtant attention à mon verre à moitié-plein.
" Guillaume, quel plaisir de te voir. " Ronronnai-je sur le même ton que le sien lorsqu'il vint se poster sous mes yeux.
Guillaume n'était pas un bel homme à proprement parler. Petit et avec un léger en bon point, ses petits yeux noirs, sa barbe touffue et son nez franchement épatés ne lui rendaient pas grâce. Toutefois, je pouvais dire sans conteste que c'était avant tout son argent qui le rendait charmant. Originellement issu de la classe moyenne, il était parvenu par je ne sais quel tour de passe-passe à se hisser en haut de l'organigramme de son entreprise grâce à son statue de directeur des ressources financières. Son porte-monnaie bien garni et son éloquence digne des plus grands politiciens de notre époque étaient ses uniques atouts, mais, ma foi, celui suffisait à attirer les croqueuses de diamants. Il ne s'en plaignait pas. Au contraire, il les invitait dans ses bras avec un plaisir à peine caché.
" Comment vas-tu, jolie fleur ? " Il me demanda en laissant ses yeux glisser sur ma robe en soie rouge. Oui. Incontestablement, Guillaume était un charmeur.
" Comme une jeune-femme qui s'apprête à sa marier. " Rétorquai-je avec un clin d'œil complice.
La piqure de rappel était nécessaire : il avait beau être un ami de la famille, Guillaume avait besoin qu'on lui rappelle les limites à ne pas franchir. Il n'était pas issu de la classe moyenne pour rien, après tout : son éducation n'était pas identique à la nôtre. On ne pouvait pas lui rapprocher, n'est-ce pas ?
J'accompagnai ma réponse d'un bref mouvement de l'annulaire. La bague de fiançailles que m'avait offerte Georges scintilla un instant dans ses yeux ébène et fit apparaitre un sourire indéfinissable sur son visage rondouillard. Enigmatique et plein de secrets, presque ... moqueur ? Ceci étant, il ne me laissa pas le temps d'étudier son visage plus longuement : il le dissimula derrière sa coupe de champagne. Il but la liqueur hors de prix d'une traite tandis qu'un étrange mauvais pressentiment naissait sous mon sein. Pourquoi riait-il à l'évocation de mon mariage ? Étant la fille de mon père, je savais reconnaitre une lueur vicieuse quand j'en voyais une dans un regard. Mais pourquoi ? Pourquoi le rappel de mes fiançailles l'avait-il tant égayé ?
" Ton fiancé, c'est vrai ... " Chuchota-t-il en contemplant rêveusement le couloir menant aux vestiaires et aux toilettes des hommes. " Georges, c'est bien ça ? " Il me demanda avant de ne me regarder dans les yeux. Ma gorge s'assécha si vite que je dus déglutir pour parvenir articuler quelques mots sans bégayer.
" Oui, en effet. " Pourquoi sourit-il de nouveau ? Pourquoi cette satisfaction malsaine dans le fond de ses pupilles ? Pourquoi mon cœur s'exaltait-il ?
" Où est-il d'ailleurs, ce Georges, en ce moment ? " Marmonna-t-il après avoir récupéré une seconde coupe sur le plateau d'un serveur qui passait en flèche.
« Et toi, Rosie, tu comptes toujours te marier avec Georges alors qu'il se tape incognito sa secrétaire ? »
La voix mesquine de ma sœur emplit mes pensées et fit douloureusement tomber mon cœur à mes pieds. Suffocante, je pris un pas de recul alors que mon regard tombait sur mes chaussures de marque. Il était inutile de paniquer. La dernière fois que j'avais vu Georges, il parlait avec l'une de mes cousines et ensuite ... Et ensuite ... Je ne l'avais plus vu.
Un frisson d'enfer escalada mon dos tandis que j'apportais ma main à mon sein pour chasser les fourmillements sous ma peau. Ma bouche s'entrouvrit pour laisser échapper un soupir tremblotant. Georges m'aimait. Il m'aimait, il m'aimait, il m'aimait ... Il me couvrait de cadeaux et de baisers respectueux, me félicitait sans cesse pour mon travail et mon poste important, me prenait dans ses bras, me câlinait ... Non, Georges m'aimait. À sa manière un peu rude certaines fois, mais c'était dans sa personnalité, n'est-ce pas ?
Mais alors pourquoi est-ce que cette possibilité d'infidélité, aussi douloureuse soit-elle, ne m'était-elle pas impossible à concevoir ?
Les yeux écarquillés, je regardai de nouveau Guillaume qui attendait patiemment que je reprenne mes esprits, un sourire sardonique aux coins de ses lèvres fines. Du coin de l'œil, je vis que ma mère m'avait elle-aussi remarquée, aussi me redressai-je. Nerveusement, je replaçai l'une de mes mèches de cheveux derrière mon oreille agrémentée d'un saphir bleu et battis des cils pour chasser le brouillard qui obstruait ma vision. Rien ne servait de paniquer.
Georges m'aimait. Il me l'avait dit. Il avait demandé ma main. Il m'aimait. Alors tout allait bien, pas vrai ? Je souris bizarrement à Guillaume qui jouait avec le pied en cristal de sa flute à champagne. Mais alors pourquoi paniquai-je ? Pourquoi les larmes me montaient-elles aux yeux et obscurcissaient mon champ de vision ?
Faire bonne figure. Sourire. Mimer. Faire bonne figure.
" As-tu vu les toilettes des hommes ? " Me demanda-t-il soudain. " Les lavabos en marbre sont somptueux ! " S'extasia-t-il avant de ne ricaner sinistrement dans sa barbe. " A te place, j'irais les voir maintenant, joli fleur ... Sait-on jamais que quelqu'un les salisse entre temps ... " Il chantonna innocemment.
Je me paralysai sur place avec le sourire aux lèvres. Mes mains tremblèrent furieusement tandis que le regard de Guillaume me glaçait jusqu'aux veines. Un regard franc et mesquin où luisaient en grosse lettres les mots « Va donc voir dans les toilettes, joli fleur. Je crois bien qu'il y a une surprise pour toi là-bas ... ». Mon pouls s'emballa tandis que l'orchestre entamait la fameuse Serenade de Schubert. Et lorsque les premières notes furent données, mon masque de politesse se fissura. Un spasme de peur traversa mes jambes, s'enroula vicieusement autour de mes hanches et remonta jusqu'à mon visage, faisant frémir mon sourire terriblement faux. Je crus presque vaciller en arrière : mes talons de cinq centimètres me paraissaient soudain nettement trop haut.
Ma stupide petite sœur ne pouvait pas avoir raison, n'est-ce pas ? pensai-je en crispant mes doigts autour de mon verre. Maxine ne pouvait pas avoir raison. Jamais. Elle n'était qu'une enfant en pleine crise d'adolescence ; elle ne savait rien de la vie, rien de Georges, rien de moi.
Parce que Georges m'aimait, non ?
" Peut-être y trouveras-tu ton fiancé ... " Rajouta lourdement Guillaume. " Ou peut-être pas. Mais à ta place, j'irais voir. Le spectacle vaut vraiment le détour. "
Ma coupe me glissa des mains avant que je ne parvienne à contrôler l'éclair de souffrance qui m'avait foudroyée le myocarde. Il éclata à mes pieds au moment où les violoncelles résonnèrent dans nos tympans si bien que j'eus un pitoyable soubresaut de terreur. Je plaquai mes deux mains sur mes lèvres pour couvrir mon hoquet et cherchai instantanément du regard ma mère tout en espérant que la mélodie ait su couvrir le son de ma bêtise. Malheureusement, elle m'avait vue. Et au pincement de ses lèvres, je sus que je l'avais contrariée.
Un serveur me bouscula l'épaule pour nettoyer les dégâts tandis que je me confondais en excuse.
" Oh mon, Dieu, je suis désolée. Navrée, j-Je suis navrée ... " Bégayai-je en tentant de l'aider mais deux mains vinrent me stopper dans mon élan. Mon père.
" Rose, chérie, et si tu allais te rafraichir un instant ? " Me conseilla-t-il fermement, sous-entendu : pars avant de ne t'humilier – et nous par la même occasion – une seconde fois.
" Oui ... " Je chuchotai avant de ne zieuter discrètement vers Guillaume qui me souriait. " J'allais y aller. " Murmurai-je.
La tête basse, je fendis la foule qui, grâce au Ciel, n'avait pas remarqué mon moment d'égarement. Je manquai de me prendre les pieds dans une nappe et bousculai une jeune-femme qui je ne connaissais pas. Si mon esprit n'était pas autant embrumé par les vapeurs de la honte et celle toxique du doute, sûrement aurais-je tiqué sur le « Blondasse » qu'elle murmura à mon égard ... Mais je n'étais même pas capable d'aligner mes pieds l'un devant l'autre. Je m'engouffrai donc dans le corridor de ce château menant aux toilettes et ralentis lorsque j'arrivai près de ceux destinés aux hommes.
Je ne devrais pas m'arrêter.
Je ne devrais pas et pourtant je le fis.
Guillaume avait réveillé des doutes intolérables, une peur démentielle et des incertitudes invivables. La souffrance sous mon sein était à peine tenable. Lancinante et brûlante. Destructrice et abrutissante. Elle frappait dans mon crâne comme un second cœur, résonnait en chœur avec mon sang dans mes tympans. Une conversation que j'avais un jour eue avec ma mère vint s'infiltrer dans mes pensées au moment où je me décidai à faire un pas prudent vers la porte.
« Tu comprendras rapidement que les infidélités sont le ciment des mariages, chérie. Il faudra apprendre à pardonner. » avait-elle dit sans une once de chagrin dans la voix. « Parce que tu n'auras pas le choix. »
Mais si je n'y parvenais pas ?
Mais Georges ne me trompait pas, n'est-ce pas ? Etait-ce naïf de ma part de croire que l'amour dans les livres, n'était pas si fictif ? Pourquoi diable n'aurais-je pas le droit à cet amour-là, moi ? Pourquoi ma fichue petite sœur serait-elle la seule à pouvoir en jouir ? Pourquoi elle ? Pourquoi pas moi ? Qu'avait-elle de plus, cette garce ?
Je fis un autre pas, ratant de près de me tordre la cheville.
Georges m'aimait. J'en étais intimement convaincue. Mon corps le savait, mon âme en était persuadée.
Parce que, qui d'autres que lui pourraient nous aimer sinon ?
Un second pas.
Une voix de l'autre côté de la porte accapara mon attention tandis que mon père commençait son discours à l'autre bout du couloir.
Je devrais le rejoindre pour mimer mon amour inconditionnel pour ma satanée petite sœur ...
... Et pourtant, je fis un autre pas.
J'étais dorénavant suffisamment proche pour pouvoir poser mes mains à plats sur le bois de la porte et la pousser sans un bruit. Les gémissements étouffés furent les premières choses que j'entendis dans le silence des toilettes. Ils me paralysèrent sur le seuil.
Et je jure n'avoir jamais eu aussi mal.
" T'aimes ça, hein ? " Dit une voix masculine dans l'une des cabines. " Bien sûr que t'aimes ça, putain. " Des gargouillis répugnants lui répondirent. Moi, ce fut mon cœur qui fit des bruits étranges ; il venait de se fendre. " Vas-y, plus fort ... Oh ouais, putain de Dieu ! "
Les premières larmes coulèrent avant que je ne m'en rende compte. Elles souillèrent mon visage en même temps que ma dignité. Jaillirent un petit peu plus vite à chaque nouvelle fois que la voix de mon fiancé éclata dans mon esprit. Elles trahirent la souffrance inexorable qui venait d'exploser telle une bombe à retardement dans ma poitrine. Mon pauvre cœur fut la première victime collatérale de cette trahison : il se brisa en un pauvre petit million de particules sanguinolentes. Et cela fut si douloureux que je faillis tomber à la renverse. D'une main j'étouffai mon sanglot, de l'autre je me retins de justesse à la porte.
" T'aimes ça, bébé ? " Demanda-t-il soudain si crument que je ne le reconnus pas. " T'aimes ça, pas vrai ? Savoir que ma femme pourrait nous surprendre, ça t'excite ? Putain ce que t'es belle ... "
Une nausée me retourna l'estomac si vite que je ne parvins cette fois pas à étouffer un gémissement de douleur. En reculant, mon talon resta coincé dans les lattes du parquet, si bien que je m'effondrai au sol. Je me réceptionnai sur mes coudes, juste à temps pour voir la porte des toilettes s'ouvrir en fracas sur mon fiancé, rouge d'excitation, la chemise encore prise dans la fermeture éclair de son pantalon. Sa figure peinturée de rouge à lèvres réveilla mes nausées mais je ne parvins à rien d'autres qu'à pleurer davantage.
Plusieurs émotions passèrent dans ses yeux bleus. Agacement, surprise, terreur. La dernière fut la pire. Parce qu'elle rendit la situation épouvantablement réelle.
" Rose ... " Murmura-t-il avec désespoir. Je secouai la tête tandis qu'il se rapprochait, la bouche pleine de mots d'excuses. " Bon sang, Rose, ce n'est pas ce que tu crois ... "
Par je ne sais quel miracle, je parvins à me remettre debout avant qu'il ne m'atteigne ; avant qu'il ne me touche et m'effleure. Je glissai et trébuchai à deux reprises avant de ne trottiner dans les couloirs pour rejoindre la sortie. Il fallait que je parte de cette soirée d'Enfer, que je parte de cet endroit de malheur, que je quitte cet anniversaire, cette ville, ce pays puis ce monde. Je n'étais pas ma mère : je ne pourrai pas lui pardonner. Ses mots salaces étaient gravés dans ma mémoire à tout jamais. Des mots qu'il avait toujours refusés de me dire à moi, sa fiancée : la femme qui l'aimait si misérablement. Ma confiance en moi se fendit en deux. Maxine avait eu raison depuis le début : elle m'avait prévenue, m'avait menacée, mais j'avais refusé de l'écouter. Parce que j'étais aveuglée ; elle, non.
Je ne la hais que davantage pour ça. Je la jalousai, la honnis et la maudis, elle et son bonheur répugnant. Mais ma haine n'apaisa pas ma souffrance. Au contraire, elle souffla dessus avec plaisir et malveillance. C'était insupportable. Je saignais de l'intérieur, succombais au poids de mes regrets et remords, étouffais sous le poids incommensurable de mon amour vain et vénale, succombais au poison létale de la trahison. Un liquide acide se répandit sur ma langue pâteuse : de la bile.
Je voulais mourir.
Lorsque j'arrivai près de la salle de réception, j'étais misérable, suffocante et brisée de part en part. Je ne sus combien de temps j'étais restée dans ces toilettes et encore moins dans ce corridor interminable, mais suffisamment longtemps pour que ma saloperie de petite sœur ait eu le temps de souffler ses bougies. Un photographe les prenait en photo, elle et Guillaume. Pourquoi ? Immortaliser leur joie ? Ma sœur détestait tout le monde ici – pire elle détestait le monde où elle vivait : elle était d'une hypocrisie sans nom.
Elle était pire que Georges. Pire que moi. Pire que nous tous réunis.
Je voulais qu'elle parte.
Je détournai la tête au moment où le flash de l'appareil photo crépita dans la salle et profitai de l'inattention des convives pour me faufiler jusqu'à la porte de sortie, mon portable toujours à la main pour commander un taxi. L'air glacée de ce mois de décembre me fouetta les joues et congela mes larmes. J'enlevai mes chaussures à talons pour courir plus rapidement. Malheureusement, à peine finis-je de descendre les marches du château menant à l'allée principale, qu'on m'héla.
" Rose, attends-moi, je t'en prie ! Je peux tout t'expliquer ! "
L'espoir était un traitre sans nom.
D'autant plus lorsqu'il collaborait avec l'amour.
Georges m'attrapa si brutalement le poignet qu'il faillit me déboiter l'épaule. Ses doigts ornés de bagues griffèrent ma peau jusqu'au sang tandis qu'il me tirait dans ses bras. Je me débattis avec autant de volonté qu'un chiot face à sa mère : pitoyablement, j'avais besoin de sa chaleur réconfortante et de ses mots doux. Parce que j'étais faible. Parce que j'avais peur.
Parce que je n'étais pas ma pitoyable sœur.
" Elle n'est rien pour moi, d'accord ?! " Hurla-t-il dans mes oreilles quand je lui frappai le torse avec l'une de mes chaussures.
" Lâche-moi ! " Sanglotai-je mais il m'agrippa le menton dans l'unique but de me contraindre à le regarder en face. Or, je ne voulais pas le voir : les yeux disaient tellement de choses. Tellement plus que les bouches.
" Cesse de te débattre et alors je te lâcherai - "
" Elle t'a dit de la lâcher, sombre merde ! "
Georges s'effondra au sol avant que je ne comprenne ce qu'il se passait. Derrière le voile translucide de mes larmes, je le vis simplement se tordre de douleur dans le gazon humide, une main sur ses parties intimes.
" Je t'avais pourtant bien dit que c'était un connard. " Ria ma sœur cadette qui contemplait son œuvre avec amusement. Georges grogna une injure au même moment ... Et Maxine ne trouva rien de mieux à faire que de lui cracher dessus.
" Tu es courant que tu risques gros pour ce que tu viens de faire, ma belle ? " Lui demanda Guillaume, hilare, et Maxine eut un de ses sourires qui la définissaient si bien : plein de promesses et d'avertissements funestes. Saoule, elle était encore plus menaçante.
" Il sait que j'ai des moyens de pression sur lui. Ce fils de pute ne fera rien. "
Elle empestait l'alcool. C'était abominable. Mais j'étais dans un tel état que je n'avais aucun moyen de m'arracher à ses mains. Le chaos dans mon esprit était tel que je parvenais à peine à respirer. Tout allait trop vite. La terre. Les évènements. Mon cœur fêlé. J'eus à peine le temps de respirer qu'on me trainait déjà jusqu'au parking. Maxine n'arrêtait pas d'osciller sur la droite, puis sur la gauche : sa peau moite sur la mienne me répugnait. Ses petits doigts autour de mon poignet délicat me donnait envie de vomir et de courir me réfugier autre part. Ma sœur ne faisait jamais rien sans raison. Si elle était venue m'aider, c'était uniquement parce qu'elle voulait quelque chose de moi. Nous nous haïssions trop pour que, soudainement, elle vienne à mon secours. Cela dit, sa présence et la haine qu'elle m'inspirait tarirent mes larmes et mes sanglots tonitruants.
Guillaume marchait derrière nous, un cigare à la bouche. Je n'avais aucune idée de ce qu'il tramait, mais lui non plus ne connaissait pas le hasard ; lui et Max étaient de toute façon trop proches pour ne pas soupçonner qu'ils collaborent ensemble contre moi.
Finalement, nous déboulâmes sur le parking. La petite voiture de Maxine était garée sur la première rangée, entre deux Jaguar coupées sport, et alors que je m'apprêtai à poser mon véto – je refusais catégoriquement d'être enfermée dans un habitacle clos avec elle, particulièrement pas maintenant, alors que j'étais dans un tel état de faiblesse ... Vicieuse et bourrée comme elle était, ma sœur serait capable de nous faire avoir un accident intentionnellement – je me souvins que je n'avais que mon téléphone sur moi : mes papiers d'identité et ma carte bleue étaient restés dans mon manteau. A moins de ne faire un détour par le château, la voiture de Max était l'unique moyen de transport que nous avions.
Je poussai un soupir à fendre l'âme lorsque je la vis monter derrière le volant et fermai mes paupières.
Bien. Il était temps de sa calmer, de ranger la haine viscérale que m'inspirait naturellement Max, et d'agir en adulte : qu'aurait fait ma mère à ma place ? Certainement aurait-elle pris le temps de respirer pour ravaler ses émotions acerbes et serait montée dans cette satanée voiture. Fière comme elle était, Hélène Laurens n'aurait pas risqué de ruiner sa sortie théâtrale pour récupérer son manteau : elle aurait préféré rentrer à pieds – bien que nous soyons actuellement perdue dans la cambrousse de la banlieue parisienne.
En l'occurrence, j'avais une voiture. J'avais vingt-quatre ans : j'étais en mesure de me calmer et d'attendre mon retour à la maison pour fondre en larmes. Je n'avais bu que deux ou trois coupes de champagne et ne rêvais que d'une seule chose : m'emmitoufler dans mes draps.
Le rugissement du moteur finit de mon convaincre.
" Je peux appeler un taxi, si tu le souhaites. " Intervint Guillaume dans mes pensées. Je rouvris mes paupières et essuyai le plus dignement que possible les coulures de mon maquillage.
" Non, merci. Nous allons nous débrouiller. " Chuchotai-je plus faiblement que prévu. " Néanmoins, si tu pouvais me couvrir auprès de mes – "
" De te parents, bien sûr. " M'interrompit-il en hochant la tête. " Bien sûr, jolie fleur, mais ... Rassure-moi, tu ne comptes pas la laisser conduire ? "
Je regardai en biais mon alcoolique de sœur, une moue rebutée derrière mes larmes à peine séchées.
" Non, bien sûr que non. " Conclus-je avec dégout.
Je remis mes talons en prenant appui sur l'épaule de Guillaume puis lui souris faussement. Si pour le moment j'étais trop perturbée pour réfléchir décemment, je retiendrai toute ma vie qu'il était celui qui m'avait poussé dans la gueule du loup. Il avait voulu que je vois Georges dans ces toilettes : il avait voulu que je souffre. Intentionnellement ou non, il avait participé à la douleur qui me lacérait actuellement les tripes.
Je m'assurerai que sa monnaie lui soit rendue.
" Merci. " Mentis-je avec brio. Son moue ravie m'écœura au plus haut point. Oh, oui. Cet idiot ne s'en sortirait pas aussi facilement.
" Mais de rien, jolie Rose. À ton service ... "
Je le délaissai sans un remord pour me reconcentrer sur l'immondice fétide derrière le volant. Qu'importait qu'elle soit ma sœur, qu'importait qu'elle ait mise mon fiancé à terre : il en était de même pour elle. D'une façon ou d'une autre, Maxine avait participé à la souffrance qui me tailladait inlassablement le cœur.
Je lui pris la main de force et la fis sortir de la voiture pour prendre sa place. Elle tomba presque.
Ridicule.
" Je conduis. " Marmonnai-je en claquant ma portière.
Je ne sus si elle m'avait entendue mais, une dizaine de secondes plus tard, elle se décida enfin à me rejoindre dans l'habitacle. Elle se ceintura en chantonnant et nous partîmes enfin de ce château de malheur, délaissant cet idiot de Guillaume derrière nous. Paris se trouvait à deux bonnes heures de là où nous nous trouvions et les routes que nous empruntions étaient essentiellement des routes de campagnes bordées de conifères. Je craignais qu'elles soient toutes gelées compte tenu des températures négatives de ces derniers jours, mais toutes semblaient avoir été salées – fait étonnant compte tenu de l'isolement des villes que nous traversions ... Non, mais franchement, quelle idée de s'enterrer dans des endroits aussi isolés ?
La première heure, je fus incapable de prononcer un mot. Ma langue était lourde et sèche ; ma gorge, nouée et encombrée de sanglots ravalés. Chaque seconde était un calvaire insupportable. Maxine n'avait de cesse de chantonner, son téléphone n'arrêtait pas de vibrer dans sa besace, elle fumait cigarette sur cigarette, elle ouvrait puis fermait, puis rouvrait et refermait sa fenêtre pour dégazer la voiture ... Chacun de ses gestes me rapprochaient dangereusement du point de rupture. Si je n'avais pas le droit de pleurer, je pouvais toujours lui hurler ma rage à la figure, n'est-ce pas ?
" Peux-tu arrêter ce que, tu fais, bon sang ? " Sifflai-je quand le bruit de ses ongles pianotant contre la plastique de son accoudoir me monta à la tête.
" C'est demandé si gentiment ... " Ironisa-t-elle en se renfonçant dans son siège.
Malgré son sarcasme, elle arrêta. Dans la foulée, elle se détacha et ramena ses genoux contre sa poitrine pour poser son menton dessus.
Elle n'était qu'une enfant ; une enfant vicelarde que mes parents avaient lamentablement ratée à la conception. J'aurais presque pu sourire d'avance au moment dans sa vie où elle perdra tout. De toute façon, elle ne méritait que ça. Car, incontestablement, si moi je devais subir la perte de mon fiancé, pourquoi pas elle ? Pourquoi souffrais-je mais pas elle ? Elle n'avait rien fait de bien dans sa vie. Elle n'avait pas son bac, pas de projet d'avenir, pas de futur, son petit-ami était un raté inculte, ses amis n'étaient rien d'autres que des truands de bas-étages, sans l'aide de mes parents, elle ne serait qu'une vulgaire petite-fille au casier judiciaire plein à rebord ... Maxine n'était qu'une incapable née dans la bonne famille, voilà tout.
Alors pourquoi était-ce contre moi que le Karma s'acharnait ? Pourquoi, bon sang, était-ce moi qui vivais une histoire d'amour dramatique ? Pourquoi, putain, était-ce moi qui avais entendu son fiancé se faire sucer goulument dans les toilettes ? Pourquoi moi ? Pourquoi pas elle, nom d'un chien ?!
" Tu sais quoi, Max ? "
Commençai-je en passant la cinquième. Je regardai par-dessus mon épaule une seconde pour m'assurer qu'elle m'écoutait et fus ravie de ne plus voir son petit sourire nigaud sur sa figure.
" Je te déteste. Sincèrement. Je te déteste plus que je n'ai jamais détestée personne, en fait. "
Souris-je en accélérant sur la ligne droite. Nous étions sur une route de campagne, après tout. Quel risque de croiser quelqu'un à une heure aussi avancée de la nuit ?
" Tu parles trop, fumes trop, bois trop ... Et au final pour pas grand-chose. Ça va faire six ans que tu ruines notre foutue vie, aux parents et à moi. Jamais une preuve d'affection, jamais un merci, jamais un pardon ... Finalement, tu n'es qu'une petite garce trop bavarde. " M'emportai-je avant de ne rire sinistrement. Sa mine outrée était délicieuse à voir. " Mais tu te prends pour qui, sans rire, Maxine ? Tu n'es rien, strictement rien ! " Ricanai-je en passant le cap des cent-trente kilomètres/heure. " Tu mourras certainement d'un cancer des poumons à trente ans, seule, parce que les parents auront enfin eu le bon sens de te déshériter, seule, parce que ton cher petit Dylan aura fui ta compagnie depuis longtemps, seule, parce que personne ne veut d'une garce vicelarde dans sa vie – pas même pour amie ! Et tu veux que je te dise ? "
Rigolai-je comme une démente derrière mes larmes. Je n'avais aucune idée de quand exactement mes glandes lacrymales avaient décidés de rendre les armes, mais il n'empêche que je ne fis rien pour stopper mes pleurs silencieux.
Cela faisait un bien fou, de faire du mal aux gens qui vous faisaient du mal.
" Je me réjouirai de te voir mourir à petit feu ! Je vais adorer le revers de la médaille que tu te prendras un jour dans les dents, sœurette ! Putain, ouais ! " Hurlai-je de rire en constatant l'étrange pâleur de ses joues. " Mais regarde-toi, bon sang ! Regarde-toi ! " Lui ordonnai-je en ouvrant brusquement le pare-soleil. J'attrapai son menton entre mes ongles pour qu'elle puisse se voir dans le miroir et ris de nouveau avant d'essuyer mes joues d'un revers de manche : " Tu n'as pas simplement l'air d'une débile profonde : tu es une débile profonde, Maxine ! Avec tes cheveux roses et tes yeux rouges ! Tu. Es. Un. Foutu. Déchet ! Une loque, un détritus, une petite-fille qui n'a rien à faire dans ce monde ! "
Son mutisme était la meilleure de toutes les réponses envisageables.
J'attrapai le volant entre mes deux mains et basculai mon crâne en arrière pour étouffer mes sanglots curieusement enjoués. C'était jouissif, libérateur bien qu'excessivement malsain. Ma santé mentale me filait entre les doigts, mais qu'importait : j'avais perdu mon premier amour ce soir. Et, que ce soit de près ou de loin, Maxine était certainement responsable de tout ça.
De toute manière, Maxine était toujours responsable.
Petite, elle avait sciemment volé l'amour inconditionnel que me vouait jusqu'alors ma mère. J'avais dû lutter comme une damnée pour le récupérer, briller à l'école, briller dans mes études, briller dans ma vie personnelle, briller en société ... Bon sang, j'étais épuisée. Et tout était de sa faute à elle, cette misérable gamine inintéressante. J'avais sacrifié mon enfance et mon adolescence pour reprendre ce qui me revenait de droit, sacrifié mon passé, mon présent et mon futur ... Pourquoi ? Pour qu'à chaque fois qu'elle fasse une bêtise, mes parents courent la secourir ?
" Je te déteste tellement, Maxine. Ce n'est pas humain de détester quelqu'un à ce point. Tellement que, parfois, je rêve que tu n'aies jamais vu le jour. " Pleurai-je en faisant rouler mon crâne de son côté. " Tu m'as tout pris. Absolument tout. "
" Rose, écoute, je – "
" Mais ferme-la, putain ! " Beuglai-je contre toute attente en frappant férocement contre le plastique du volant. Ma sœur sursauta si violemment, qu'un instant, je crus qu'elle allait bondir de la voiture. " Tu la fermes ! Pour une fois, tu la fermes et tu me laisses parler ! Tu ne vaux rien ! N'es rien et ne seras jamais rien ! Papa a honte de toi ! Maman aussi ! "
Son sanglot causa la mien et mutila encore un petit plus mon myocarde déjà sévèrement estropié.
Prise de frénésie, je laissai mon talon s'enfoncer dans l'accélérateur et plantai mon regard dans celui baigné de larmes de ma sœur cadette.
" Je te déteste, putain ! J'aimerai que tu crèv – "
Le choc fut si violent que j'eus à peine le temps de voir le corps désarticulé de Maxine traverser le pare-brise : je sombrais dans l'obscurité la plus totale dès l'instant où mon crâne heurta la volant.
***
Ce fut une étouffante odeur de brûlé et les atroces effluves de l'essence qui vinrent m'arracher à l'inconscience. Des grésillements dans mes tympans m'assourdissaient partiellement tandis que je touchais du bout des doigts l'étrange liquide visqueux qui s'écoulaient d'entre mes lèvres. Je dus lutter une bonne dizaine de secondes avec mes paupières avant de ne parvenir à les ouvrir qu'à moitié et m'étouffai brusquement quand je me rendis compte qu'il s'agissait de sang.
La panique éclata dans mon esprit en même temps que mes souvenirs, si bien que, en voulant hurler le prénom de ma sœur, je ne fis rien d'autre que cracher deux dents. Horrifiée, je fondis en larmes en contemplant mes deux molaires ensanglantées. Je me palpai le visage à recherche d'un quelconque traumatisme puis fis bouger tous mes membres pour m'assurer de leur viabilité. Grâce au ciel, je semblais intacte ... Mais Max n'était plus dans la voiture.
Le pare-brise n'existait plus, les airbags étaient dégonflés et une étrange lueur jaunâtre dansait dans ce qui restait de la voiture de ma petite sœur. J'hurlai de douleur quand je voulus défaire ma ceinture : mon poignet droit était violacé et anormalement boursouflé. La terreur qui détonna dans mes pensées me fit haleter tandis que je luttai avec ma main gauche pour parvenir à m'extirper du véhicule accidenté. La portière me résista une bonne minute avant d'enfin céder. Je basculai en avant avant de ne tomber à genoux quand la réalité se dessina dans mon champ de vision.
Des flammes étaient en train d'avaler un second véhicule, quelques mètres plus loin, sur le bas-côté opposé au nôtre. Un corps déchiqueté jonchait le béton sur ma gauche et si je fus d'abord terrifiée à l'idée qu'il s'agisse de ma sœur, j'eus d'autant plus peur quand je me rendis compte que c'était un homme : un étranger. Un innocent.
J'avais fait ça.
Un sanglot m'échappa tandis que je recherchais frénétiquement du regard ma sœur cadette. Je le trouvai plusieurs dizaines en amont, allongée sur le dos. Ou du moins supposai-je que cette masse noire était-elle. Désespérément, je m'accrochai à la portière pour me remettre sur pieds et boitillai jusqu'à elle. Pas un seul de mes muscles ne me faisaient pas souffrir, pas une seule de mes articulations ne menaçaient pas de se briser en deux à chacun de mes pas.
Et quand j'arrivai finalement à sa hauteur, ce fut ma lucidité qui décida de m'abandonner en première : Ma sœur ressemblait à une poupée démantibulée.
Je ne sus si ce fut la douleur qui éclata dans mes genoux quand je me laissai tomber au sol ou l'horreur de la situation qui me submergea, mais l'un des deux me fit pousser un hurlement à glacer le sang. Une plaie de la taille d'un stylo à bille suintait le sang sur le front de Max tandis que la quasi-totalité de sa combinaison était déchirée. Son flanc droit était en charpie : plus un centimètre carré de sa peau laiteuse n'était visible derrière le voile rouge de son sang. Seul un bout de verre de la taille de mon avant-bras perçait sa peau, ses muscles et ses os : c'était une vision d'horreur que je ne pourrai jamais oublier.
" Max ... " Je couinai entre deux sanglots en tentant d'écarter ses cheveux devenus rouges de son si beau visage. " Maxou ... " Pleurai-je pitoyablement de nouveau en posant dans une délicatesse extrême mes deux doigts dans son cou.
Le bruit des flammes broyant la ferraille dans mon dos m'empêcha de discerner son pouls pendant plusieurs secondes mais quand finalement je parvins à le trouver, un rire nerveux sa fraya un chemin dans mon bouche dégoulinante d'hémoglobine.
" Tu es en vie. Tu es en vie, d'accord ? " Murmurai-je entre mes larmes. " Je vais ... Je vais te sortir de là, tu vas voir ... O-On va trouver un téléphone et je ... "
Le sac à main de Max trainait à un mètre de là dans une flaque d'essence. Ignorant, la douleur lancinante dans mon poignet droit, je me trainai à quatre pattes jusqu'à lui et vidai son contenu jusqu'à ce que son portable en sorte. Je pleurai de joie lorsque je constatai qu'il avait encore de la batterie. Tout en rampant jusqu'à ma sœur, je composai son mot de passe – sa date de rencontre avec Dylan – et appelai le 16.
Ils mirent une petite trentaine de secondes à me répondre, si bien que j'eus le temps de me positionner de nouveau auprès de Max qui n'avait pas bougé. Une femme d'un calme olympien me répondit, puis me demanda où nous nous trouvions après que je lui ai nerveusement expliqué les raisons de mon appel. Je ne parvins pas à lui dire avec précisions où nous étions, mais elle dut nous géo-localiser puisqu'elle finit par me rassurer en affirmant qu'une ambulance arriverait dans une petite dizaine de minutes.
Lorsqu'elle raccrocha après m'avoir ordonné de ne surtout pas déplacer Max, le silence qui retomba sur les lieux m'inquiéta. Chacune de mes terminaisons nerveuses se rendit compte de notre solitude et de la zone de désolation dans laquelle nous nous trouvions.
J'avais fait ça.
Et j'allais certainement en payer les conséquences.
Je me pétrifiai, le cœur figé dans ma poitrine. J'avais créé un accident de voitures. Ma sœur respirait à peine. Un homme inconscient trainait non loin de ma sœur et moi. Une voiture était en train de brûler. J'avais quelques centilitres d'alcool dans le sang.
J'étais responsable.
Juridiquement, j'étais coupable.
La vague de panique qui me submergea balaya le peu de bon sens que m'avait donné l'ambulancière au téléphone. J'étais finie. Ma famille était finie. Ma carrière, mon mariage, mon avenir ... J'allais passer le restant de mes jours en prison, derrière des barreaux poisseux, en compagnie de femmes poisseuses et je serai seule face à mes responsabilités.
Les yeux exorbités, j'admirai mon œuvre à travers le visage défigurait de Maxine.
J'avais fait ça.
J'avais fait ... cette monstruosité. Je lui avais dit toutes ces horreurs, je, je ...
Mes doigts composèrent le numéro de téléphone de mon père avant que je n'y réfléchisse à deux fois. Les sonneries d'attentes résonnèrent dans mes oreilles fragilisées par le choc comme le tic-tac infernal d'un compte à rebours. Une sonnerie, deux sonneries, je fondis en larmes quand la voix de barython de mon père déflagra dans les enceintes.
" Maxine Laurens, où êtes-vous, nom d'un – "
" On a eu un accident ! " L'interrompis-je avant qu'il ne déverse sa colère. " J'étais au volant ... Je me suis énervée contre Max et je ... "
Impossible de finir ma phrase, je pleurais comme une enfant esseulée et abandonnée. La crise de panique pointait le bout de son nez et c'était à peine si j'arrivais à respirer à travers le nuage de fumée qui se dégageait du véhicule brûlant au loin.
" J'ai percuté une voiture, papa. Je le jure, je ne le voulais pas mais c'est, mais c'est - "
" Arrête de pleurer ! " Hurla-t-il ce qui me donna davantage envie de sangloter. J'écrasai une main sur ma bouche pour taire mes jérémiades et respirai par à coup par le nez. " Respire, Rose, et dis-moi que vous allez toutes les deux bien. " M'ordonna-t-il froidement.
" Je ... Je crois que je vais bien. Mais Max, elle, elle ... " Je regardai ma petite sœur entre mes cuisses. Elle n'allait pas bien. Elle allait mourir et c'était de ma faute ...
" Comment va ta sœur, bordel de merde, Rose ! "
" Mal ! " Explosai-je. " Elle a traversé le pare-brise et je ... Bon sang, j'ai appelé une ambulance avant de te joindre, ils ne devraient plus tarder à arriver, mais, je ... " Je secouai ma tête, tirant frénétiquement mes cheveux humides en arrière. " J'veux pas aller en prison, papa ... " Couinai-je. " Je n'ai pas fait exprès, je ne voulais pas et pourtant je ... Merde, je suis tellement désolée, tellement désolée, papa – "
" Le pare-brise, il est dans quel état ? " Me demanda-t-il soudain, ce qui me désarçonna.
" Quoi ? " M'étranglai-je après une seconde de silence.
" Dans quel état est le pare-brise et où est ta sœur par rapport à votre voiture ? " C'était ma mère qui parlait cette fois. Sa froideur me fit un coup au cœur et calma mes sanglots.
" Il n'y a plus de pare-brise et Max était à une dizaine de mètres quand je l'ai retrouvée et je – "
" Elle conduisait, Rose. " M'interrompit subitement mon père.
Je me médusai, les yeux fixés sur ma sœur méconnaissable. Tous les muscles de mon cou se crispèrent de concert tandis que l'affirmation de mon géniteur résonnait dans mon crâne vide.
Le silence qui suivit sa déclaration dut être suffisamment éloquent puisqu'il continua :
" Avant que vous ne partiez, elle nous a annoncé à ta mère et à moi son mariage avec Dylan. " M'expliqua-t-il avec un dédain à peine dissimulé. Pour ma part, je fus incapable d'esquisser un mouvement tant la culpabilité me rongeait les nerfs. " Tu ne veux pas aller en prison ? Très bien. C'est elle qui conduisait, Rose, c'est clair ? Est-ce que je suis suffisamment clair ? " Insista-t-il quand il ne m'entendit pas répondre.
" Guillaume m'a vu montée derrière le volant ... " Chuchotai-je craintivement, moi-même étonnée de ne plus m'entendre pleurer.
" Guillaume n'existe plus non-plus. Tu l'oublies. Je me débrouillerai pour que son témoignage tombe à l'eau ou qu'il disparaisse de la circulation ... Mais en attendant : c'est Maxine qui conduisait. Quoi qu'il arrive, quoi qu'il se passe. Répète, Rose : je veux t'entendre te le dire. "
Mes larmes devinrent silencieuses.
Ma haine envers ma sœur s'envola comme neige au Soleil.
Et mon amour pour elle devint si incandescent qu'il me brûla la poitrine.
" Répète, Rose. " Réitéra ma mère cette fois, plus impatiente que mon père de condamner ma petite sœur aussi injustement.
Du bout des doigts, je caressai le visage ensanglanté de ma sœur où mes larmes vinrent s'écraser une par une, doucement et si brutalement à la fois que leurs échos résonnèrent dans ma cage-thoracique.
" C'est Max qui conduisait. " Chuchotai-je si bas que personne ne put m'entendre à l'autre bout du fil.
" Répète encore, Rose. " M'administra mon père.
" C'est Max qui conduisait. " Pleurai-je plus fort en brossant les cheveux trempés de ma toute petite, toute petite sœur.
" Encore. "
Il me fit répéter cinq fois supplémentaires.
Cinq fois où la charge de ma culpabilité se multiplia par dix sur mes épaules. Cinq fois où mon cœur hurla de tristesse. Cinq fois où mon âme hurla ses regrets. Cinq fois où mon corps faillit défaillir. Cinq fois où je voulus mourir avec ma sœur.
Ils montèrent un mensonge à taille humaine. Créèrent un monstre de cruauté. Battirent une voie de secours pour me sauver. Assassinèrent ma sœur par téléphone et tuèrent de sang-froid son avenir. La liste de dommages collatéraux augmenta furieusement avec les minutes.
Finalement, je ne pris plus la peine d'écouter leur conversation. Le téléphone me tomba des mains tandis qu'il vibrait pour indiquer un message entrant. Malgré moi, je ne pus que le lire.
« De : DyDy.
Hâte de t'aimer pour le foutu restant de ma vie, bébé
Rentre vite »
Ce fut à cet instant précis que j'avais perdu ma raison. J'avais éteint le téléphone du bout des doigts, raccrochant pour la toute première fois de ma vie au nez de mes géniteurs ... Et avais hurlé comme une âme en peine. Mon cri avait fusé dans la forêt et lacéré mes tympans. Mon cœur et mes cordes vocales avaient éclatés simultanément et après d'interminables secondes, mon hurlement avait muté en sanglots incontrôlables. Frénétiques. Eternels. Car si les larmes ne coulèrent pas tous les jours sur mes joues, mon organe vital, lui, pleura chaque heure passée depuis cette nuit-là.
Ma sœur n'était peut-être pas morte dans mes bras, mais c'était tout comme, n'est-ce pas ? Parce que, finalement, en acceptant la requête de mes parents, j'avais signé son arrêt de mort et celui de mon âme. Contre mon gré, mais pas non plus de force.
De toute façon, la famille Laurens avait mis un point final à leur empire à partir de la seconde où l'idée d'incriminer ma sœur plutôt que moi avait germé dans leur esprit.
Nous étions finis.
Nous ne l'avions simplement pas compris à l'époque. Maxine Laurens avait beau être le vilain petit canard de notre famille, elle restait une Laurens. Et les Laurens n'avaient pas d'états d'âme quand il était question de vengeance.
C'était bien connu, pourtant.
• • • FIN DU TOME I • • •
15 janvier 2018
00:02
😭🔫
Les remerciements vont suivre dans la foulée !
-Clem
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