Chapitre Neuf
La maison est plongée dans un silence presque réconfortant. Cette sortie familiale était prévue depuis des semaines, mais je ne pouvais pas me résoudre à passer une telle occasion d'être seule pour lancer mon sort. Il ne me reste que deux jours pour résoudre ce mystère avant que grand-mère ne retourne chez elle. Elle a une affaire urgente à traiter et ne peut plus s'attarder dans le manoir plus longtemps. Dans deux jours, nous fêtons notre dix-huitième anniversaire et pour l'occasion un bal masqué est organisé. Je ne me sens pas particulièrement heureuse de fêter mon anniversaire, mais je sais que ma mère tient beaucoup à ce que tout se passe correctement.
Je m'approche de la fenêtre puis soupire de soulagement en voyant notre attelage quitter notre propriété. J'ai prétexté une petite maladie pour échapper à cette sortie et avoir le temps nécessaire pour lancer ce sortilège complexe. Je pousse un petit cri en voyant une libellule en papier virevolter devant ma vitre. Je ne peux camoufler mon sourire de soulagement en ouvrant la fenêtre pour me pencher et voir Cléo.
― J'arrive tout de suite.
Je dévale les escaliers pour lui ouvrir la porte en remettant de l'ordre dans ma tenue. C'est la première fois que mon amante secrète entre dans ma maison. Cléo est encore plus belle, je ne peux empêcher mon cœur de battre la chamade. Ses cheveux blonds sont relevés en une coiffure complexe dont elle semble avoir le secret à chacune de nos rencontres. Je lui attrape la main pour l'accueillir dans la maison en posant mon index sur sa bouche pour qu'elle ne fasse pas de bruit.
Nous montons à l'étage pour discuter loin des oreilles indiscrètes. Le personnel ne balancera pas cette rencontre, mais je préfère prendre mes précautions. Cléo prend le temps d'observer chaque recoin de cette demeure avec un sourire amusé. Lorsque je lui ai envoyé cette lettre pour lui demander son aide, elle n'a pas hésité une seconde à accepter ma proposition. Je referme la porte de ma chambre derrière elle puis pousse un soupir de soulagement.
La belle blonde se balade dans la pièce en prenant soin de contempler mes nombreux dessins accrochés. Je suis actuellement en train de travailler sur un portrait de ma sœur pour notre anniversaire, il me reste encore des éléments à revoir et l'encadrer pour lui offrir lors de notre soirée.
― Je m'attendais à voir davantage de livres et moins de dessins, avoue-t-elle.
― J'aime la lecture, mais j'ai une préférence pour le monde artistique.
Je fouille dans mon armoire afin de déposer les bougies sur le sol autour du cercle de protection dessiné un peu plus tôt. Je dispose également de pierres protectrices pour canaliser ma magie et que ma vie ne soit pas en danger. Un tel sortilège demande une grande puissance que je ne possède pas tout à fait. C'est la raison pour laquelle j'ai demandé à Cléo de m'apporter son aide si les choses dérapent.
― J'aimerais comprendre la raison pour laquelle tu as besoin d'utiliser une telle magie. Je te connais suffisamment pour savoir que ce n'est pas sans raison. Est-ce que tu pourrais au moins me dire la raison ?
Je mords nerveusement ma lèvre.
― Tu vas penser que je suis paranoïaque.
― Explique-moi.
Un soupir s'échappe de mes lèvres tandis que je place les différentes bougies autour du cercle en cherchant mes mots pour lui expliquer la situation. Dois-je lui révéler que je suis capable de parler aux fantômes ? Dois-je lui révéler que je soupçonne ma grand-mère de préparer quelque chose de mauvais ? Je ressemble à une folle paranoïaque aux idées extrêmes.
― Je ne veux pas te mêler à tout ça.
La blonde attrape délicatement mes mains pour les serrer dans les siennes.
― Tu peux tout me dire sans craindre le jugement, Aza.
― La situation est très complexe pour être tout à fait franche.
Une lueur d'inquiétude brille dans le regard de la femme dont je suis tombée amoureuse malgré moi. Cléo continue de serrer mes mains avec une grande délicatesse sans détacher son regard du mien. Peut-elle vraiment préserver mes secrets ? Elle repousse une mèche de mes cheveux derrière mon oreille puis dépose un baiser sur ma joue.
― Tu risques de me prendre pour une folle.
― Absolument pas.
Je baisse les yeux, mais Cléo soulève mon menton.
― Depuis mon enfance, je communique avec les fantômes. C'est un don que je m'efforce de cacher pour ne pas attirer l'attention, mais ces derniers temps la femme au cou tordu ne cesse d'apparaître et me donne des énigmes en me demandant de faire attention.
― La femme au cou tordu ?
― Je lui ai donné ce surnom en raison de la forme étrange de son cou. Je ne connais absolument rien de cette femme, mais elle vient toujours me rendre visite pour me mettre en garde et elle m'a demandé de trouver une composition qui n'existe plus aujourd'hui.
Cléo reste silencieuse quelques minutes, ce qui ne fait qu'accentuer mon angoisse.
― Pourquoi te met-elle en garde ?
― Je n'en suis pas certaine, mais j'ai le sentiment que cela concerne ma grand-mère. La semaine dernière, je suis descendue dans la cuisine pour boire une tasse de thé parce que je n'arrivais pas à dormir et je l'ai entendu discuter avec un homme inconnu aux pratiques douteuses.
― Je ne m'attendais pas à toutes ces révélations.
Des larmes montent à mes yeux lorsqu'elle prononce ces mots, mais à ma grande surprise la blonde glisse ses bras autour de ma taille. Nos regards se croisent une nouvelle fois et il ne m'en faut pas plus pour que je l'embrasse. Je frissonne lorsque sa main caresse mon dos, le contact de sa langue contre la mienne provoque un feu ardent incontrôlable dans mon corps. J'aimerais avoir le temps nécessaire pour l'embrasser encore et encore malheureusement le temps est contre moi.
― Tu vas prendre la fuite maintenant ou es-tu trop polie pour le faire ? demandé-je.
― Il me faut bien plus que ça pour que je m'éloigne de toi, Azaléa.
Elle s'agenouille pour m'aider à disposer les pierres de protection en souriant. Une partie de moi éprouve un énorme soulagement de ne pas voir Cléo partir en courant. Elle est la première personne avec qui j'évoque l'existence de mon pouvoir en dehors de Ayla.
― Que dois-je faire pour t'aider ?
― Ma conscience va brièvement voyager dans le temps pour retrouver la composition. Pour être tout à fait franche, je ne sais pas en quoi elle peut m'aider ou apporter des réponses mais j'ai appris à faire confiance aux fantômes.
― Tu n'as jamais peur de voir ces morts ?
Je secoue la tête.
― Non, c'est une question d'habitude je suppose. La plupart sont bienveillants et interviennent lorsqu'ils en éprouvent le besoin, mais je n'ai pas peur.
― Je pensais que c'était une faculté que les enfants perdaient en grandissant.
― En temps normal c'est le cas, mais il semblerait que je sois une exception à la règle. Je le vivais très mal auparavant, mais j'accepte cette différence parce que c'est une force. J'estime que ce pouvoir est un cadeau dont je vais avoir besoin.
Cléo sourit.
― Tu es vraiment une femme exceptionnelle et unique. Je me demande comment les autres ne peuvent pas voir à quel point tu es authentique. J'aimerais être à ta hauteur, mais cela me semble impossible.
― Je me fiche des autres, tu es la seule pour laquelle j'éprouve un véritable intérêt.
Cléo semble touchée par mes mots puis m'embrasse à nouveau. Je donnerais n'importe quoi pour passer le reste de ma vie avec cette femme et oublier toutes ces histoires de représentante. Une partie de moi lutte contre mon envie de tout plaquer et partir avec Cléo, mais je ne peux pas. J'ai des responsabilités et je suis la seule en mesure de changer les règles démodées de notre famille. Je veux voir ma sœur heureuse, mon frère en accord avec la personne qu'il est au fond de lui et ne plus laisser les autres décider de notre avenir.
Nous reprenons notre sérieux afin de lancer le sortilège. Chaque bougie est désormais allumée, les pierres sont disposées. Je me place au centre du cercle, la boule au ventre mais l'esprit déterminé. La femme au cou tordu a certainement une raison de me pousser à trouver cette composition et je dois lui faire confiance.
― Si tu remarques le moindre changement mettant ma vie en danger, il suffit d'éteindre les bougies et briser les pierres.
― Sois prudente.
Je ferme les yeux afin de canaliser mon énergie et puiser la force nécessaire pour envoyer mon esprit à une autre époque. Un soupir s'échappe de mes lèvres tandis que je prononce la vieille formule. C'est la première fois que j'utilise une telle puissance et un sortilège aussi ancien. Je crains que cela se retourne contre moi, mais j'ai confiance en Cléo.
Mon corps devient de plus en plus faible et j'éprouve un grand sentiment de froid. Je pousse un cri en voyant une vive lumière se rapprocher de moi à toute vitesse. Il me faut quelques secondes pour prendre conscience que je me trouve dans une grande salle de bal au milieu de personnes inconnues. Le sortilège fonctionne, mon esprit est plongé dans un vieux souvenir de cette maison.
Je marche au milieu des invités sans savoir quelle direction prendre. Il faut que je trouve la composition même si j'ignore exactement comment faire. Toutes les conversations sont orientées vers une seule et même personne : Astra Eastwood.
― La nouvelle représentante mérite ce titre, elle sera tout aussi dévouée que son père.
― Cela va sans dire ! J'ai entendu dire qu'elle avait versé une somme conséquente à un orphelinat en difficulté et aurait envoyé pas moins de cinq chèques aux écoles les plus pauvres, cette jeune femme mérite son titre.
Astra Eastwood n'est pas une inconnue, j'ai longuement étudié son histoire. Elle est la première représentante à avoir hérité de ce titre après son père. Cela la rend encore plus spéciale que les autres. Son histoire est tragique, elle est morte d'une maladie en laissant trois enfants et un époux bienveillant. Je ne savais cependant pas qu'elle était aussi populaire.
Je me mets sur la pointe des pieds à la recherche de cette fameuse jeune fille. J'ignore à quoi elle ressemble, ses portraits ont tous brûlé dans un incendie ne laissant aucune trace de cette jeune femme aimée. Une nouvelle musique débute et tous les regards se tournent vers les escaliers. Une jeune fille à la beauté délicate fait irruption en haut des escaliers dans une superbe robe de bal couleur lavande. Elle ressemble à une princesse, ces petites fleurs accrochées dans ses cheveux apportent un véritable charme.
― Mesdemoiselles et messieurs, Astra Eastwood.
Des applaudissements retentissent tandis que mon ancêtre lance un grand sourire à l'assemblée. Elle a une façon de se comporter semblable à celle de ma sœur, c'est déconcertant. Je reprends mes esprits, je ne suis pas là pour contempler mon ancêtre, mais pour retrouver une composition. Un homme frappe dans ses mains afin d'attirer l'attention. Il parle d'une voix calme.
― En cette soirée spéciale, j'ai le grand plaisir de révéler une petite surprise en l'honneur de ma fille adorée. Astra, tu es devenue le nouveau visage de notre famille alors laisse-moi t'offrir ce présent.
Un silence confortable s'installe dans la salle lorsque les premières notes retentissent. Je m'immobilise, les yeux écarquillés. C'est une mélodie que je n'avais jamais entendu et pourtant elle me donne les larmes aux yeux. Le père de la sorcière l'invite à danser au milieu de la piste de danse en rythme avec la mélodie. Je ne peux détacher mon regard de ce spectacle aussi beau que douloureux. Je n'ai plus le moindre doute. Cette mélodie est bien celle que je recherche indiquée par la femme au cou tordu. Elle résonne dans mon âme comme si je la connaissais sur le bout des doigts.
― Aza !
Je prends une grande inspiration en sortant de cette vision du passé. Les pierres sont brisées et toutes les bougies se sont éteintes. Cléo me soulève délicatement pour m'aider à sortir du cercle.
― J'ai trouvé la composition... murmuré-je.
― Ne refais plus jamais ça, j'ai eu la peur de ma vie !
― Je vais bien ne t'inquiète pas.
En dehors d'une grande fatigue, mon esprit est plus clairvoyant que jamais. La mélodie résonne encore dans mon esprit, je vais bientôt pouvoir les retranscrire sur du papier et interroger la femme au cou tordu.
― Il s'est passé quelque chose d'étrange, Aza.
― Que veux-tu dire ?
Cléo mord nerveusement sa lèvre puis soupire.
― Toutes les bougies se sont éteintes d'elles-mêmes et les pierres se sont fissurées sous mes yeux. Je croyais que cela venait de toi, mais j'ai l'impression qu'une force extérieure est intervenue.
― Je ne vais pas tarder à le savoir.
Mon regard rencontre celui d'une magnifique femme dans une robe blanche parsemée de dentelles, les cheveux tombant en cascade sur ses épaules. Elle me lance un grand sourire en penchant la tête sur le côté.
― Tu préfères peut-être l'autre apparence ?
― La femme au cou tordu...
11.05.2024
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