62 - Les perdants

Je flottais dans un entre-deux où la vie et la mort me paraissait des concepts lointains. Je ne ressentais rien d'autre qu'une atroce douleur qui me vrillait le crâne. Plus rien n'existait autour de moi. J'étais perdu dans le néant. Ma mémoire partait en lambeaux, et avec elle, les dernières images qu'il me restait. Le visage horrifié de Bianca se distordit jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une vague tâche informe. L'expression supérieure de Jean, celle-là même que j'avais aperçue juste avant de fermer les yeux, devint de plus en plus floue, de plus en plus lointaine. Je ne parvenais plus à penser. Ma respiration se faisait anarchique. Si j'arrêtais de penser, je cesserais d'exister. La panique me gagna. Je n'étais même plus certain de qui j'étais.

J'aurais pu abandonner, simplement m'endormir et mettre un terme à ma souffrance. Pourtant, au fond de moi, mon inconscient me poussait à m'accrocher encore un peu. Mon cerveau semblait imploser. La douleur augmenta encore d'un cran. J'avais tellement mal que je ne parvenais plus à ressentir autre chose. Mes sens disparurent. Seule la souffrance perdurait. Je ne vivais plus que par son biais. Ironiquement, elle me faisait me sentir vivant.

Parmi les vestiges de mes souvenirs, une seule image s'imposa. Moi-même. Le visage que j'avais aperçu sur l'écran d'ordinateur. J'avais oublié ce à quoi je ressemblais à l'instant présent. Mais j'étais persuadé d'une chose : ces traits m'appartenaient. Ils appartenaient à Jackson. Jackson... ce prénom m'était familier.

Une vague électrique, plus puissante encore que les précédentes, me traversa le crâne de part en part. On me fracassait le crâne avec une masse. J'hurlai, mais je n'entendis même pas le son de ma propre voix. J'attendais l'inconscience qui annihilerait la douleur, mais elle ne venait pas. Alors je concentrai toutes mes pensées sur Jackson. La seule chose qu'il me restait.

Je commençais à comprendre ma souffrance. Tout ce qui menaçait de faire éclater mon crâne. Ma mémoire me revenait. Je baignais dans un flot d'informations. Les souvenirs me revenaient à une vitesse folle. J'étais incapable de faire le tri. Je les acceptais simplement, sans broncher. Mon prénom, mon nom. Mes relations. Mon passé. Mon... arrestation. Le sang qui maculait mes mains. Mon crime. Mes crimes. J'hurlais encore, cette fois-ci dans l'espoir de chasser ces images de mon esprit.

Le néant qui m'entourait dégringola. Je ne savais pas ce qui le remplaçait, j'avais encore les yeux fermés, mais j'étais certain d'être autre part. Un hurlement s'échappa à nouveau de ma gorge. Je rejetai la tête en arrière. Mon corps se cambra. Je tentai de plaquer mes mains contre mes tempes, mais une violente pression sur les poignets m'en empêcha. J'inspirai. Toussai. Crachai mes poumons pendant plusieurs secondes. Une odeur de javel me piqua les poumons.
Je sentais une pression invisible sur moi. Rien à voir avec ce qui me bloquait les membres, non, ça ressemblait à des pointeurs laser, tous braqués dans la même direction. Ma vision revint, d'abord brouillée, puis se stabilisa.

D'abord, la lumière blanche m'aveugla. C'était comme me réveiller après un trop long sommeil. Je clignai des yeux, complètement perdu. Et puis, un cri. Je tournai la tête dans sa direction, non sans me provoquer un vertige monstrueux. A cet instant précis, mon sans se glaça. A quelques mètres, Bianca. Vivante. Une terreur inédite était infusée sur son visage blême. Ses cheveux d'un blond terne dégoulinaient jusqu'à ses côtes. Elle était pitoyable.

Et puis, un rire. Lentement, cette fois, je tournai la tête de l'autre côté. J'avais encore du mal à réaliser où je me trouvais, et ce qui venait de se passer à l'instant. Je n'avais même pas l'impression d'être dans mon propre corps. Les questions s'alignaient dans mon esprit sans que je n'y trouve de réponse. De toute manière, j'étais trop faible pour réfléchir à quoi que ce soit.

Mes yeux se posèrent sur une image des plus inattendues.

Kitty. C'était Kitty. Telle que je l'avais vue sur le moniteur.

La blonde avait rejeté la tête en arrière et laissait ses épaules soubresauter au rythme de son fou rire nerveux. Des cernes violets mangeaient son visage qui n'avait définitivement plus rien d'enfantin. Elle braqua sur moi un regard indescriptible. A mi-chemin entre la folie et le désespoir. Un frisson me secoua. Qu'est ce que... Pourquoi ? Comment elle est vivante ? Je... Je pige plus rien.

Au prix d'un effort colossal, je parvins à croiser le regard de Benoît, placé entre nous. Des larmes silencieuses trempaient son visage. Il était terrorisé.

- Laissez-nous mourir, articula Kitty d'une voix étranglée.

Nous ? Je me penchai en avant, aussi loin que les liens me le permettaient. Je me sentis défaillir la seconde d'après. Au fond, il aurait peut-être mieux fallu que je reste dans l'ignorance. Oui, sans doute, Jackson.

Ils étaient là. Tous, à l'exception de Yukie et Jean. Ils me fixaient, certains avec haine, d'autres avec une neutralité morbide. Le temps semblait s'être figé. Je baladai mes yeux sur chaque visage, prenant quelques secondes pour me souvenir de chacun d'entre eux.

Thomas, celui qui avait tué Mary pour sauver Bianca. Leeloo, empoisonnée par la personne qui comptait le plus pour elle. Rufus, mort... à cause de moi...

Et puis, Caleb. Son regard avait changé depuis la dernière fois où je l'avais vu. Il semblait pleinement accepter son sort. Immobile. Ses yeux ne portaient aucune émotion. Il ressemblait à une statue de cire à son effigie. Seules ses respirations l'animaient d'un léger mouvement. Le voir comme ça me donna envie de disparaître. Il était tellement empathique ; sans doute le plus humain d'entre nous. Là... là, il n'y avait plus rien. Rien d'autre qu'un corps vidé de ses sentiments. Je déglutis pour empêcher ma respiration de s'accélérer. Mon cœur ne voulait pas s'arrêter de battre. Chaque visage connu le faisait palpiter dangereusement.

Capucine tremblait de tous ses membres. La brune était effrayée. Elle semblait avoir fait un aller-retour tout droit vers les enfers. Elle murmurait des paroles incohérentes à mi-voix, en tirant par intermittence sur ses liens.
Flora, Emiliana, Mary ; autant d'yeux plantés dans ma direction. Etre fixé par toutes ces personnes m'angoissait. Je me sentais détesté. Craint. Tout à la fois.

Je n'osais pas balader mon regard plus loin. Il manquait deux personnes à l'appel, et je ne voulais pas les voir. La curiosité prit le pas sur l'appréhension. Je le regrettai dans la seconde qui suivit. Atlan. Il fixait un point invisible, mais lorsqu'il sentit mon attention portée sur lui, il laissa son visage glisser dans ma direction. Il se fout de moi. Une boule se forma au creux de mon ventre. Je me sentis brûler de l'intérieur. Pour la première fois, les anneaux qui me retenaient me donnèrent l'impression de me lacérer les poignets.

Atlan montrait enfin son vrai visage. Un malade. Ses yeux presque translucides, intacts et exorbités, accompagnés d'un demi-sourire malsain. L'envie d'arracher ce sourire chassa ma migraine. J'aurais voulu hurler que Caleb et Capucine étaient morts par sa faute, et sa faute à lui seul, mais mes cordes vocales refusèrent d'obtempérer au moment où je rencontrais son regard. Celui que je priais pour ne jamais croiser à nouveau.

Charlie. Ses cheveux rabattus en arrière ne bloquaient plus sa vision. Ses yeux noirs m'analysaient à une vitesse folle. J'étais traversé par des dizaines d'émotions contradictoires. D'un côté, la joie de l'avoir là, à quelques mètres de moi, en vie. De l'autre, l'appréhension. Charlie avait tué Rufus sous mes suspicions. Par ma faute.

La porte s'ouvrit dans un chuintement. Une batterie d'inconnus entra, suivie par deux individus familiers. Ils avaient vieilli, mais leur identité ne faisait pas l'ombre d'un doute. Yukie et Jean. Ce dernier me gratifia d'un sourire faussement compatissant dont il avait désormais le secret. Je bouillais.

- Bonjour à ceux que je n'ai pas vu depuis longtemps, fit simplement l'asiatique. Vous pouvez vous détendre. Le jeu est terminé.

Sa voix, bien que faible, avait jeté un silence morbide sur l'assemblée. Elle n'avait plus rien de candide ; aucune intonation n'aurait pu rappeler celle que nous avions connue. Je sentis Benoît se crisper. Le métis prit une inspiration sifflante et remua sur son fauteuil. Je devais avouer que malgré tout ce que j'avais déjà pu constater, l'image du visage éclaté de Yukie me revint en mémoire comme un mauvais rêve.

Chacune des personnes qui venaient de pénétrer dans la pièce se dirigea derrière nous, et j'eus beau me tordre la nuque, pas moyen de voir ce qu'ils faisaient. Il ne restait plus que nos deux anciens camarades, debout au centre de la salle. L'angoisse me tiraillait toujours l'estomac. J'avais un très, très mauvais pressentiment. Et le visage satisfait du bigleux ne fit que renforcer mes craintes.
Jean s'avança. Les mains jointes, tout sourire.

- Mes chers amis. Comme l'a dit...

- Tais-toi ! Tu n'existes pas !

Les regards convergèrent à l'unisson vers Flora. Sa frange et ses nattes s'étaient transformés en un crâne partiellement rasé. Les rares mèches qui subsistaient demeuraient teintées aux pointes en un rose criard. Mais son prénom s'imposait toujours à moi, au-delà des différences physiques. La jeune fille avait les larmes aux yeux, et un sourire hagard scindait son visage comme une cicatrice.

- Je suis morte. Je suis déjà morte, je le sais. Les couteaux, le tunnel, ah, je le sais, oui, je ne peux pas être vivante. Et toi, oh, toi, tu n'es pas réel. Tu n'es qu'une illusion, ouais, une illusion...

Flora eut un hoquet nerveux, rejeta la tête en arrière et éclata d'un rire désespéré. Jean réajusta les manches de sa chemise comme s'il n'avait rien entendu, et poursuivit son discours.

- Comme l'a dit ma collègue (il désigna Yukie), le jeu est à présent terminé.

Une seconde voix s'éleva, cette fois-ci tremblante.

- S'il vous plaît... on est où ? Et... C'est quoi ce... jeu ? fit Benoît, désorienté.

- On est morts ! hurla Kitty en secouant la tête.

- Mais fermez vos gueules ! cracha Emiliana, hystérique. Laissez-le finir, merde !

J'assistais à la scène comme un spectateur lointain. Leurs cris faisaient ressurgir mon mal de tête. Je n'arrivais pas à réfléchir. Atlan ne m'avait pas lâché des yeux. Je sentais le poids de son regard s'alourdir à chaque seconde. Ma respiration s'accéléra. Les murs me paraissaient bien trop proches. L'atmosphère devenait étouffante.
Un grand bruit fit taire d'un seul coup tous les bruits parasites. Jean venait de claquer des mains. Son sourire ne diminuait pas mais une lueur assassine brûlait derrière ses lunettes.

- Le prochain qui parle, je le...

L'asiatique l'interrompit d'un geste, et s'approcha à son tour. Elle se pencha vers le bigleux.

- Les explications. Qu'on en finisse.

Jean poussa un soupir à fendre l'âme et remonta ses carreaux avant de se mettre à parler d'une voix glaciale.

- Je vais être bref. Dans cette pièce, aucun d'entre vous ne mérite de vivre. Vous êtes des ratés. Des malades. Des anomalies. Voilà votre point commun. (il marqua une pause) La zone n'existe pas, pas plus qu'Hologramme. Et vous, regardez-vous. Vivants. Et pourtant...

- Ne l'écoutez pas, il ment. Tu es juste une hallucination, je le sais, souffla une Flora encore en plein délire.

Le poing de Jean se crispa, mais Yukie lui décocha un coup de coude. Il reprit son sérieux, balaya nos visages d'un coup d'œil circulaire. Ses yeux s'arrêtèrent sur une personne en particulier. Un éclat sadique les traversa. Son sourire se fit carnassier.

- Isaac. Pourquoi tu n'expliquerais pas toi-même ce qu'il s'est passé ?

Mon cœur rata un battement. Isaac... Qu'est ce qu'Atlan avait à foutre dans cette histoire ? Pourquoi fallait-il que ce soit lui ? Je me forçai à respirer et tournai la tête vers le concerné. Un rictus béat lui donnait l'air d'un gamin à qui on donne la parole pour raconter une histoire. Le brun semblait dans un autre monde, à mille lieues du fumeur glacial et arrogant qu'il avait été.

- Le donjon... entama-t-il d'une voix lointaine. Il y avait un ordinateur. Au début, il ne marchait pas. J'ai mit du temps à le réparer. Et après...

Atlan s'arrêta subitement. Il resta muet quelques secondes, et reprit sa phrase là où il l'avait arrêtée.

- ...je n'ai pas fait le rapprochement tout de suite. Je voyais des corps, des gens inanimés. Je ne les reconnaissais pas. Mais après la mort de Charlie (je me figeai ; l'entendre prononcer ce prénom me donnait des envies de meurtre), j'ai compris. Quand ils mourraient, les gens se réveillaient ici. Pour sortir de la zone, il fallait mourir. Ensuite... Ensuite, Hologramme m'a donné une motivation spéciale. Yukie était la traîtresse. Alors je l'ai tuée.

Il parlait avec une telle nonchalance... nous étions tous pendus à ses lèvres, glacés au moindre mot. Tous, sauf Caleb. Il contemplait le mur avec toujours cet air vide, et ne semblait pas entendre ce qui se disait autour de lui.

- Tuer Yukie représentait deux avantages, continua Atlan. Il y avait une chance pour que tuer le traître nous permette d'arrêter le jeu. Dans le cas où ça ne marcherait pas, j'avais juste à être accusé et exécuté pour sortir de la zone. Mais le lendemain, j'ai vu Yukie. Vivante.

Je déglutis. Je savais où il voulait en venir. Je croisai le regard de Jean, et, à cet instant, je ressentis plus de haine pour lui que j'en ressentais envers Atlan. Le vrai malade, dans cette histoire, c'était lui.

- A ce moment, j'ai su que nous ne pouvions pas tuer le traître. Le seul moyen de quitter la zone, c'était mourir. Tous. J'aurais pu tuer quelqu'un et me faire accuser, mais je voulais vous aider à sortir de là.

Il avait prononcé cette dernière phrase avec une intonation à la limite de l'hilarité. Il semblait à peine conscient de ses actes, et racontait les événements comme en observateur.

- Mais vous êtes restés. Heureusement, j'avais préparé un message pour... (il marqua à nouveau une pause, le visage altéré par une intense réflexion) Un message, oui. Au final, vous êtes tous morts puisque vous êtes là. (son sourire s'agrandit) Oh, et, les bombes, c'est moi qui les ai préparées. Je comptais tous vous faire sauter pendant mon exécution. Comme ça, vous seriez morts avec moi.

Quand il eut fini de parler, on n'entendit plus rien. Seuls les rires de Flora et Kitty, les sanglots de Benoît, les murmures de Capucine et ma propre respiration sifflantes emplissaient le silence ambiant. C'était au-delà de tout ce que j'avais pu imaginer. Mon cerveau venait d'emmagasiner tellement d'informations en un si court laps de temps qu'il menaçait d'éclater. Depuis tout ce temps, Atlan avait une longueur d'avance. Depuis le début, il en sait plus que chacun d'entre nous. Ces simples pensées me rendaient fou.

- Rendez-vous à l'évidence, asséna soudain Yukie. La zone est une illusion. Une simulation. Le projet Eden était pour vous une seconde chance. Et nous étions les observateurs de votre progression. Même si nous avons eu un incident de parcours et que Jean a dû écourter son séjour dans la zone pour ne pas éveiller les soupçons...

- Une... seconde chance ? Mais qu'est ce que vous racontez ?

La voix de Capucine avait perdu de sa superbe. La brune fixait nos interlocuteurs, incrédule mais tremblante.

- Sans le projet Eden, poursuivit Jean, vous seriez déjà tous morts pour vos crimes. (il soupira) Vous savez, lorsqu'Hologramme vous décrivait la possibilité de vivre dans la zone pour l'éternité, ce n'était pas totalement faux. Vous auriez pu y rester quelques temps, sans prendre part à quelque tuerie que ce soit. Personne ne vous a jamais forcés à commencer le jeu, non ?

- C-conneries... siffla Bianca, blême. Les motivations, ça vous dit quelque chose ? A quoi ça aurait servi à part nous motiver à tuer ?

- A vous rappeler de votre identité, répondit Yukie avec un calme angoissant. C'est vous qui avez décidé de les prendre pour des motivations. Une fois que le premier meurtre avait été commis, le jeu était lancé.

- Et les ongles ? C'était pas un rêve, bordel, alors pourquoi ? Pourquoi ?

La voix de la blonde se noua sur les derniers mots. Bianca avait les larmes aux yeux, partagée entre la terreur et la colère. Jean s'éclaircit la voix.

- Oh, ça ? La simulation Eden n'est pas infaillible. Il arrivait que votre esprit se déconnecte après un choc, exactement comme ceux qui se croyaient mourir. Evidemment, une fois de retour ici, vous ne souhaitiez plus reprendre part au projet. Vous saviez, au fond, que vous pouviez mourir, voire même tuer. Vous aviez conscience de vos propres démons, quelle ironie. Ensuite, vous savez, il fallait bien vous motiver à retourner là bas. (il eut un petit rire) De toute manière, si vous n'aviez pas cherché à vous échapper à tout prix, le projet Eden aurait été mené à bien. Tout est de votre faute, et maintenant, vous allez en payer les conséquences.

Mon mauvais pressentiment ressurgit de nulle part, à la manière d'un grand coup de pied dans l'estomac. Un vrombissement retentit derrière nous. Mon sang se glaça. Kitty hyperventilait. Benoît était au bord de la paranoïa. J'échangeai un regard avec Bianca. Elle pleurait. J'aurais voulu dire quelque chose, mais je me rendis compte que mes propres joues étaient trempées de larmes. Je me sentais comme un rat de laboratoire ; j'avais l'impression justifiée que ceux qui nous entouraient avaient droit de vie et de mort sur nous. Nous n'étions plus rien qu'une bande de malades. Et, enfin, Jean parla. Il prononça chaque mot avec délectation, savourant chaque syllabe qui renforçait un peu plus nos expressions terrifiées.

- Maintenant, les perdants doivent payer.

Je jetai des coups d'œil d'incompréhension autour de moi. Je n'avais pas réalisé ce qu'il voulait dire par là. Mais même si j'avais compris, ça n'aurait rien changé. Je sentis Kitty s'agiter. D'entre nous tous, la blonde semblait la plus affectée par les paroles de Jean. Elle était en pleine crise de panique, cependant, j'avais l'impression que quelque chose d'autre la terrorisait.

La seconde d'après, Kitty se cambra. Secouée de convulsions. Des arcs électriques se dessinaient autour des anneaux qui enserraient ses poignets. Durant quelques instants qui me parurent une éternité, la jeune fille poussa un ultime hurlement de douleur, les yeux révulsés, puis retomba. Sa tête roula sur son épaule. Son corps fumant ne bougea plus du tout. J'avais arrêté de respirer. Nos regards ronds étaient posés sur le cadavre de Kitty. Il y eut un grand silence. Je n'arrivais pas à réaliser ce qui venait de se passer, et pourtant...

Rufus poussa un cri de surprise, bientôt suivi par Emiliana. Benoît éclata en sanglots. Caleb restait impassible. Il n'avait même pas daigné tourner la tête. Je pouvais presque sentir la chaleur émaner du corps sans vie de la blonde. C'est pas possible, c'est pas réel. Je... c'est du délire. Le plus délirant, c'est qu'à cet instant précis, je regrettais presque la zone.

Flora avait compris ce qui l'attendait. Sa respiration s'accéléra, sifflante, dans l'attente d'une mort qui tardait à arriver. Et puis, sans crier gare, son regard se braqua... dans ma direction. Je retins mon souffle ; ses yeux exorbités auraient collé des cauchemars à n'importe qui.

- Tout ça, c'est de ta faute. (ses lèvres se tordirent en un sourire malsain) Si tu n'étais pas descendu au sous-sol, je n'aurais jamais croisé Kitty... on va tous mourir à cause de toi.

Je me figeai. Flora se mit à rire. Un rire glaçant. Il mourut au fond de sa gorge et se mua en un gargouillis morbide lorsque sa chaise se mit en marche. Comme Kitty avant elle, son corps fut brusquement saisi d'un sursaut. Un filet de bave dégoulina sur son menton tandis qu'elle s'éteignait, électrocutée.

- Je vous en supplie, tout ça, c'est parce que Bianca a voulu me tuer. gémit Mary. J'ai rien fait, j'ai jamais voulu nuire à personne, je vous promets que...

La petite brune poussa un hurlement bestial. La pièce était devenue une véritable salle de torture en l'espace de quelques minutes. Je me forçais à garder les yeux rivés au sol mais leurs cris me paraissaient plus atroces que d'habitude. Les exécutions avaient laissé à certains des séquelles psychologiques, et voilà qu'on leur infligeait à nouveau la douleur de la mort. Ils savaient qu'ils allaient tous mourir. Les pleurs et les excuses n'y changeraient rien. Ils étaient condamnés. Nous l'étions depuis le départ. Sans le savoir, depuis le jour où nous nous étions réveillés dans ce qui allait devenir un tribunal, notre destin était foutu d'avance. Je serrai les poings, mais j'avais envie de vomir. Ceux qui vivaient leurs derniers instants étaient plongés dans une terreur pure, et finiraient dans la douleur. Et nous... On va crever, aussi ?

Une voix masculine s'éleva, et j'entendais distinctement Bianca sangloter. La blonde avait tourné la tête, refusant d'assister à cette exécution qui aurait pu être la sienne, sans Thomas. Mon cœur battait si fort qu'il menaçait de jaillir de ma poitrine. Je voulais que tout cela cesse. Que cette torture s'arrête une bonne fois pour toutes. Je voulais disparaître. J'haïssais mon existence. Je voulais oublier mes actes, et me dire que les monstres, c'étaient eux. Mais non. Mes péchés pesaient plus lourd que du plomb sur mes épaules.

- Je te hais ! Je te hais ! Je te h...

La voix de Leeloo se brisa sous le choc électrique. C'était surréaliste. J'avais l'impression d'être dans un monde parallèle. Je voulais juste me réveiller dans le manoir, loin de tous ces hurlements qui n'en finissaient plus.
Emiliana resta fidèle à elle-même, poussant un dernier éclat de rire avant que la mort ne l'entraîne. Rufus fixait un point dans le vague. Des larmes silencieuses glissaient sur ses joues. Il était résolu à mourir.

Une vague d'adrénaline me traversa. Je savais que ce moment arriverait, pourtant, je me refusais de l'envisager.

- Jack... souffla Charlie.

Et je craquai. Je balançai des coups de pieds dans mon siège et poussai un grand cri. Je redressai la tête vers Jean, qui me toisait avec un air amusé. Un sanglot s'échappa de ma gorge, puis un autre, et encore un. J'étais pitoyable mais je n'arrivais plus à garder mon calme. Ma voix finit par jaillir, étranglée par le désespoir.

- Je t'en prie, tue-moi. Tue-moi à sa place. Tu l'as dit, tout est de ma faute. Charlie a tué Rufus à cause de moi. Benoît s'est rendu coupable pour me sauver ! Je... je ne mérite pas de rester ici. Alors tue-moi à sa place ! S'il te...

Un éclair sadique illumina son regard. La seconde d'après, Charlie avait rejeté la tête en arrière, les yeux agrandis par la souffrance. Je poussai un hurlement et tirai comme un fou sur mes liens.

- Non, non, non ! Non !

Rien à faire. Charlie n'était déjà plus. Encore une fois, par ma faute. Je laissai retomber mon visage. Je ne pensais plus à rien. Je veux mourir.

Atlan me fixait. Son sourire morbide s'agrandit lorsqu'il intercepta mon regard. Ses yeux semblaient lire en moi. Je n'avais même plus la force de me défaire de sa folie. Ses derniers mots furent à son image. Glacials et énigmatiques.

- A bientôt.

Le brun sembla mourir presque en douceur. Malgré les soubresauts qui agitaient son corps électrisé, son visage brillait d'une candeur que je ne lui avais jamais connue. Il semblait fasciné. Ses yeux étincelèrent une dernière fois avant de se voiler. Sa tête retomba, affublée d'une neutralité propre à la mort.

Capucine sembla enfin prendre conscience des événements. Elle tourna la tête pour aviser les cadavres qui l'entouraient. Un mince rictus nerveux tendit ses lèvres. Les cheveux sales qui encadraient son teint blafard lui donnaient l'air d'une folle. Et puis les larmes se remirent à couler, quand elle réalisa.

- Caleb, je... je suis vraiment désolée. Je voulais le bien de tout le monde. Je voulais que ça cesse. Je t'en supplie, pardonne-moi...

Caleb ne lui accorda pas un mot, pas un regard. Son visage fermé resta fixé sur un point invisible. Il ne poussa aucun cri, ne montra aucun signe de douleur lorsqu'il se fit exécuter. Au fond... il était sûrement déjà mort à l'intérieur.

La brune jeta un regard implorant à Jean et Yukie. Je ne l'avais jamais vue si terrorisée. Elle était blême et ne cessait de trembler.

- Non... pitié... souffla-t-elle. J'ai tellement souffert... l'explosion... ça faisait tellement mal...

Les bourreaux soutinrent son regard, sourds à ses appels à l'aide, jusqu'à ce que ses éclats de voix ne se tarissent. Nous n'étions plus que trois. Les trois derniers survivants. Benoît tourna la tête vers moi. Derrière le rideau de ses larmes, il arborait un grand sourire forcé.

- Tu sais, c'est pas de ta faute, articula le métis. C'était ma décision, de tuer Yukie. Tu n'y est pour rien. Et toi non plus, Bianca.

Et sur ces mots, le dernier des perdants s'éteignit.

*

J'étais incapable de dire combien de temps s'était écoulé après la mort de Ben. Quelques minutes. Quelques heures peut-être. Ils avaient emporté les corps. Il ne restait plus que Bianca et moi, face aux traîtres. Jean et Yukie. Je fixais le sol. Je me sentais exténué. Mes yeux commençaient à se fermer. Les sons alentours me paraissaient éthérés. La voix de Jean brisa le silence. Transpirante de neutralité et pourtant infiniment glacée.

- Voilà ce que vous avez gagné. Votre vie. Bravo, vous n'avez pas été tués, ni n'avez succombés aux envies de meurtre.

Un large sourire ironique accompagnait ses paroles. Il savait que la blonde avait tenté de tuer Mary. Quant à moi... j'étais bien le moins méritant. Outre mes nombreux complots, j'avais frôlé la mort deux fois. Si je suis là, c'est grâce aux autres. Ceux qui sont morts. Bianca laissa échapper un petit rire las.

- Alors... on peut partir, non ? Maintenant que vous les avez tous butés. J'en peux plus, de voir vos gueules immondes, siffla-t-elle avec l'énergie du désespoir.

Yukie eut un air si compatissant qu'il en devenait moqueur.

- Ne sois pas bête, asséna l'asiatique. Échapper à la mort ne vous empêche pas de répondre de vos actes.

- À défaut de la mort, vous remportez une peine à perpétuité. Après tout, vous êtes les vainqueurs.

- Quoi ? souffla Bianca.

Je relevai la tête, et gratifiai Jean d'un ultime sourire. Il avait gagné. J'avais eu beau faire tout ce qui était en mon pouvoir, quoi que j'entreprenais, j'avais échoué. Peut-être que si je n'avais pas tenté de tout régler par moi-même dès le début, les choses ne se seraient pas passées comme ça. Sûrement. Mais maintenant, ils étaient déjà morts. Au fond... qu'est ce que j'aurais pu faire de plus ? Je n'étais qu'un gamin. Pathétique.

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