6 - A la lueur de sa cigarette


Kitty se donnait corps et âme à préserver le peu d'unité apparue entre nous quinze. Une heure s'était écoulée depuis la fin de notre exploration, et nous nous tenions à présent dans le réfectoire. Atlan restait introuvable ; il ne servait à rien de retourner la zone. Ce type souhaitait définitivement rester en solitaire.
Ainsi, ma camarade blonde avait pris l'initiative de nous cuisiner un dîner commun, accompagnée de Mary et Thomas. Ce dernier, malgré son attitude de pervers, se révélait très doué en cuisine. Une délicieuse odeur émanait des cuisines depuis quelques minutes qui nous paraissaient une éternité. La pomme ne m'avait pas calé, et la simple pensée d'un repas chaud suffisait presque à me faire saliver. Rufus, le colosse, avait déjà largement dépassé la ligne du simple filet de bave. A la seule évocation du repas, il s'était transformé en une véritable bête affamée. En même temps, si mon corps, aussi mince soit-il, me réclamait tant de nourriture, je n'osais pas imaginer l'état de famine dans lequel devait se trouver le jeune homme musclé.

- J'ai la dalle ! rugit Rufus pour la quatrième fois, au moins. Quand est-ce qu'on mange ?

- Bientôt, promis !

Si la voix de Kitty avait une odeur, nul doute qu'un parfum de rose, de miel, ou tout du moins quelque chose de doux et sucré aurait envahit la pièce. Qu'est ce qu'il m'arrivait, à la fin ? Cette fille... je ne la connaissais pas la veille ; du moins je crois. Alors pourquoi mes joues se mettaient à brûler dès qu'elle posait ses iris noisette sur moi ? De toutes les personnes présentes, elle était celle que j'avais envie de connaître en priorité. Elle m'intriguait... et m'attirait inéluctablement. Dès l'instant où son regard compréhensif m'avait appréhendé, caché sous la table... je me sentais un peu bizarre. Pas malade, mais presque. Je ne croyais pas aux coups de foudre, mais Kitty... Kitty était différente de tout ce que j'avais connu. Une profonde intuition me poussait à affirmer que je n'avais jamais ressenti de telles choses.


- Encore à rêvasser, Caleb ?

La voix de Ben me fit redescendre sur Terre. Accoudé à la table, mon camarade métisse se grattait la barbe en me souriant. J'hochai la tête, pris sur le fait. Mis à part Capucine qui ne semblait toujours pas nous supporter et Jean, à l'affut du moindre mouvement suspect, tout le monde discutait dans la bonne humeur. Même Charlie, du moins, les marionnettes de Charlie, semblaient s'être intégrées au groupe. Plus je les voyais, et plus je m'y habituais.
Je ne pouvais toutefois m'empêcher de penser. La nonchalance générale n'était pas une mauvaise chose, au contraire, mais tout de même...

- Te torture pas l'esprit, dit Ben comme ayant lu dans mes pensées. On réfléchira demain à un moyen de sortir, mais en attendant, on peut bien s'accorder un peu de repos, non ?

- Oui, tu as raison, finis-je par admettre.

Dès lors, je m'efforçai d'oublier notre situation et pris part à la conversation avec le maximum d'enthousiasme dont j'étais capable de faire preuve. Les personnalités de mes camarades étaient pour le moins atypiques. Cela créait une ambiance légère et souvent hilarante. Ben avait raison, au final. Rien ne servait de s'échiner à trouver des réponses dès ce soir. Une bonne nuit de sommeil nous aiderait certainement à y voir plus clair.


Après quelques minutes passées à écouter les jeux de mots approximatifs d'Emi, les blagues lubriques de Bianca et les piques de Capucine, les trois cuisiniers d'un soir apparurent, les bras chargés de saladiers.

- De la bouffe ! Enfin, de la bouffe !

Le visage de Rufus s'était éclairé au moment où la nourriture se trouvait à moins d'un mètre de lui. Kitty vint s'asseoir à mes côtés.

- On a fait simple. J'espère que vous aimez tous les spaghettis bolognaise ?

Tout le monde acquiesça, et nous commençâmes à manger. Un semi-silence de circonstance s'installa, rythmé par le bruit des fourchettes. En moins de dix minutes, tout le monde avait fini son assiette. Enfin, pour Rufus, cela tenait plutôt de l'ordre de trois assiettes.

- Ben putain, Thomas, argua Bianca en direction du concerné, si la taille de ton engin était proportionnelle au bon goût de ta cuisine, tu entrerais facilement dans mon top trois des plus grosses b...

- C'était délicieux, merci, la coupa poliment Flora.

Après le repas, nous fûmes tous trop fatigués pour faire quoi que ce soit d'autre. Ainsi, chacun regagna sa chambre. Pour vérifier, je toquai tout de même à la porte d'Atlan, sans succès. Le jeune homme aux remarquables yeux bleus avait définitivement disparu.


L'impression de sommeil n'était finalement qu'une illusion. De même que ma résolution d'arrêter de trop penser. Si, lorsque j'étais dans la cuisine, le fil des discussions m'avait maintenu hors de mes théories farfelues, j'étais désormais seul. Seul, dans un silence bien trop pesant.
Pourquoi ne pouvais-je simplement pas dormir ? Je soupirai en me retournant dans mon lit. Tant de mystères soulevés en l'espace d'une journée... J'en avais mal au crâne. Dans quel but étions-nous enfermés ? Quel était le sens de la règle d'Hologramme ? Les minutes passaient et je ne trouvai toujours pas le sommeil. Aux questions se mêlait à nouveau la peur. Tout le monde semblait déterminé à coopérer, mais était-ce la vérité ? Hologramme n'était réapparu que pour nous menacer ; rapport aux portes fermées. Quelqu'un pouvait-il encore l'envisager ?
Atlan... Atlan demeurait forcément en haut de ma liste des personnes desquelles je devais me méfier. Sa disparition soudaine me faisait froid dans le dos. Et s'il préparait... Non, qu'est ce que j'étais encore en train de penser ?


Excédé par mon imagination, je sortis dans le jardin pour respirer un peu d'air frais. Cela m'aiderait certainement à me calmer, et, ainsi, trouver le sommeil.
Les étoiles se faisaient timides, et la lune en croissant n'éclairait presque rien. C'est donc à quasi-tâtons que je progressai dans cette zone que je n'avais pas encore explorée.
Le parfum de l'herbe, le vent frais me rafraîchissant les joues ; tout dans ce jardin aspirait à la sérénité. Je fermai les yeux, et profitai quelques secondes de ma solitude. Là où le silence m'opprimait dans la chambre, ici les feuilles bruissaient et constituaient un fond sonore ni trop fort, ni trop faible. J'esquissai un sourire, enfin apaisé...

... Jusqu'à ce qu'un objet métallique ne se plaque sur ma gorge.
La froideur du matériau me glaça au contact. Une lame. Quelqu'un me tenait en joue avec une lame. Un simple mouvement latéral, et mon agresseur m'égorgerait. J'avalai difficilement ma salive, le cœur palpitant. Ma respiration que j'avais enfin réussie à calmer s'accéléra d'un seul coup. Quelqu'un essayait vraiment de me tuer ?

- Et bam, tu es mort, lança la personne dans mon dos.

Cette voix... était-ce... ?

- Atlan ?

Il décolla la lame et je pus me retourner d'un bond, haletant. Le brun me toisait, couteau dans une main et cigarette allumée dans l'autre. Je reculai machinalement de quelques pas. Ses yeux à la limite du fluorescent me transperçaient de part en part en une expression narquoise.

- Tss, j'aurais pu te tuer si facilement. C'en est presque trop facile.

- Qu-qu'est ce que tu r-racontes ?

Ma voix bégayait d'elle-même. Je pris conscience de mes mains moites à l'instant précis où mon interlocuteur avança dans ma direction. Pour chaque pas en arrière que j'effectuais, il se rapprochait, lui, ses yeux givrés et son couteau luisant. Je ne savais pas de quoi il était capable.

- R-recule ! criai-je, les mains tendues en unique défense.

Des gouttelettes de sueur perlaient sur mes tempes. Il m'ignora et s'appliqua à réduire la distance entre nous. La nuit était sombre, je ne voyais absolument pas où je posais les pieds. Mais pas question de laisser un tel psychopathe me poignarder ! Mes pas s'accélérèrent. J'aurais pu me retourner et courir ; cependant, une petite voix me soufflait de ne pas lui tourner le dos.
A un moment, mon talon buta sur une pierre et je me retrouvai à terre, face contre ciel. Le choc me coupa la respiration, assez longtemps pour qu'il bondisse sur moi, brandissant la lame de sa main libre. C'était peut-être mon imagination, mais l'éclat de ses iris, presque irréel, se reflétait dans le couteau et le teintait de bleu. Le vent s'arrêta de souffler, ne laissant au silence que mes respirations assourdissantes.


Il allait le faire. Il allait me tuer. Je mis mes bras au-dessus de mon visage ; il aurait tôt fait de les charcuter, cela dit. J'étais foutu. Tétanisé par la peur, je parvins tout de même à hurler ces paroles :

- A-arrête ! S-s'il te p-plaît ! On peut... On peut trouver un moyen de s'échapper sans...

- Imbécile, finit par dire Atlan.

Il rangea le couteau à sa ceinture et se redressa. Je restai muet, nageant dans l'incompréhension la plus totale. Quel était le problème de ce type ? Le but de cette action ?

- Si j'avais voulu te tuer, j'aurais lancé le couteau à bonne distance. ( je tentai de calmer ma respiration, sans succès ) Par exemple... dans ta nuque. Tu serais mort quasiment sur le coup. Dans l'obscurité, pas de témoin, et personne n'aurait eu assez de preuves pour m'accuser. Avec quelques préparatifs préalables, ils auraient tous finit par s'entre-déchirer.

Je me relevai à la hâte et m'éloignai à nouveau du brun. Qu'est ce qui m'avait pris de me balader dans le jardin la nuit ? Avec ce malade introuvable, qui plus est. Du pur suicide. A cet instant, tout de lui m'effrayait. Ses yeux, ses paroles, son couteau. Tout.

- Bonne nuit, dis-je d'un ton expéditif.

Sur ces mots, je partis en direction du manoir ; bien décidé à m'enfermer dans ma chambre et n'en sortir qu'au matin. J'avais eu une journée assez éprouvante pour qu'Atlan n'en rajoute pas avec ses regards hautains. Cette... démonstration était ridicule. Il essayait simplement de me prouver qu'il pouvait me tuer. M'effrayer. Même s'il n'allait pas le faire, il cherchait sans doute à faire peser son éventuelle supériorité en matière d'assassinat tout en me rappelant la fragilité de notre union. Quel con.


J'entendis des pas derrière moi. Il me suivait encore. Que cherchait-il, au final ?
Sa main m'agrippa l'épaule en une prise ferme. Il me força à me retourner, et, à nouveau, me darda un de ses sempiternels regards glacés. La peur laissa place à une certaine lassitude.

- Qu'est ce que tu me veux ? lâchai-je, excédé.

Je me sentais finalement épuisé, comme si cet épisode de peur panique m'avait vidé de toute énergie. Mes seules aspirations étaient désormais de m'éloigner d'Atlan et d'aller dormir.

- Discuter.

Sans me laisser le moindre choix de répliquer, le brun me traîna jusqu'à un banc ; du moins, quelque chose à l'allure d'un banc. Atlan s'assit à même le dossier, les pieds mouvants dans le vide. Je m'assis à l'autre bout du banc, prêt à fuir s'il lui venait à l'idée de refaire joujou avec sa lame. Il jeta son mégot de cigarette et en tira une autre de sa poche. La flamme rougeoyante du briquet contrastait avec ses yeux. Un visage en feu percé de deux glaçons. Puis la lumière s'évanouit et il ne resta plus que l'extrémité incandescente qui semblait se moquer de moi à chaque taffe qu'il tirait. Je m'appliquai à rester muet. Après tout, c'était lui qui voulait une conversation, pas moi.

- Il va falloir que toi et tes copains timbrés preniez conscience de quelque chose, dit-il finalement dans un nuage de fumée.

Il attendit quelques secondes ma réponse. Face à mon mutisme persistant, il poursuivit en tirant sur sa cigarette.

- C'est pas mal que je sois tombé sur toi. Tu es le seul d'à peu près censé. Il y a bien Capucine, mais...

- Mais quoi ?

- Elle s'y prend très mal. A jouer la solitaire froide et distante, elle va plus s'attirer les foudres des autres que leur sympathie.

- C'est l'hôpital qui se fout de la charité, répliquai-je d'un ton se voulant cinglant. Capucine est restée avec nous pendant l'exploration de la zone, et elle a dîné avec le groupe, contrairement à un certain Atlan...

Un rictus moqueur étira ses lèvres. Il prit tout le temps de souffler sa fumée avant de me répondre.

- La différence entre nous, c'est que moi j'ai un couteau. Et je sais m'en servir.

Je baissai le regard, vaincu. Une sensation de brûlure me mordit les joues. Il m'exaspérait.

- Où est-ce que tu t'es procuré ça, d'ailleurs ?

Il rit, laissant s'échapper un nuage blanc de sa bouche. La clope au bord des lèvres, le brun tira son couteau et l'admira quelques secondes. Il le fit tournoyer dans ses paumes, et le pointa dans ma direction.

- Dis-moi, Caleb... qui était chargé de l'exploration du troisième étage ?

Sa question me surprit. Il l'avait posée d'un ton supérieur, comme s'il connaissait déjà la réponse. J'eus beau tourner ses paroles dans tous les sens, je ne vis pas tout de suite le piège.

- Quelqu'un dans le groupe chargé d'aller à cet endroit, je suppose... Ils se sont séparés en haut pour visiter toutes les pièces, mais...

Cette fois-ci, j'aperçus clairement un éclat moqueur dans ses yeux glaciers. Le rictus s'agrandit et étira ses lèvres en un sourire mauvais. Il rangea le couteau à sa ceinture, et, sans prévenir, se leva. Le vent avait repris ses droits dans le jardin, et ébouriffait d'autant ses mèches brunes.

- Tu as ta réponse. Les clopes et la lame viennent d'une pièce au troisième. On y trouve des tas de choses intéressantes. Cordes, briquets, somnifères... Disons qu'Hologramme nous a gâtés en terme de joujoux. ( il continua avant même que je ne puisse répliquer ) Et donc... apparemment, quelqu'un n'a pas trouvé utile de mentionner l'existence d'une telle pièce.

Je ne savais que répondre. Tandis que le brun s'éloignait, je restai paralysé, bras ballants. Ses paroles m'avaient fait l'effet d'un coup de poing dans le ventre.


Et alors que seule la lueur de sa cigarette l'empêchait d'être englouti par l'obscurité, Atlan me lança cette dernière phrase :

- Ne fais confiance à personne, surtout. Même pas à moi.


[Reste : 16]

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