56 - Plan d'attaque

- Bianca ! Ferme la porte !

Le timbre de ma propre voix aurait presque suffit à me faire sursauter. La blonde eut une seconde de latence mais se rua sur la poignée sans même comprendre mes intentions. Je réprimai un rire nerveux. Elle semblait me faire confiance, même dans une situation pareille. La panique pouvait parfois rendre les gens bêtes.

Benoît me fixait avec des yeux ronds, et ne cilla même pas lorsque je laissai un rictus tendre mes lèvres. Il ne comprenait ni ce que j'étais en train de dire, ni ce à quoi je pensais. Je le comprenais ; moi-même, je ne savais pas exactement ce que je faisais. J'en venais presque à regretter mes paroles, prononcées sans réfléchir. J'avais bien un plan, mais il demeurait si bancale qu'il valait peut-être mieux adopter la méthode Cicine, et me jeter sur le traître bardé d'une ceinture d'explosifs.

Bianca se rapprocha, encore perturbée - à raison - de mon attitude. Elle semblait sur la défensive, mais jeta tout de même un coup d'œil inquiet à la plaie du basketteur.

- Qu'est ce que vous foutez ? Je peux savoir pourquoi on vous entend rigoler depuis le premier étage ?

La blonde avait d'instinct réduit le volume de sa voix. Elle avait comprit que quelque chose se tramait. Si elle savait... je soufflai. Mes mains devinrent moites, et mon rythme cardiaque accéléra. C'est pas le moment de paniquer, Jack. Pourtant, je ne pouvais empêcher les vagues de stress de m'atteindre en pleine face. Et manque de bol, c'était marée haute. Un peu plus, et j'allais me noyer. Il me fallut quelques secondes avant de pouvoir proprement soutenir le regard de mon interlocutrice.

J'avais de toute manière prévu de passer tôt ou tard à l'offensive, une fois que j'aurais démasqué le traître. Mais là... je sentais le moment fatidique arriver. La date butoir au-delà de laquelle nous finirions par tous nous entretuer. Tant pis si ma tête semblait sur le point d'exploser, il fallait agir maintenant.


Je me levai d'un bloc, essayant au mieux de camoufler ma nervosité. Je désignai la chaise désormais libre de la main, invitant la blonde à s'y asseoir. Bianca haussa un sourcil inquisiteur mais ne refusa pas. Cependant, la jeune fille tira le siège vers elle comme pour me signaler qu'elle mettait une distance de sécurité entre nous. Quant à Benoît, il ne me lâchait pas des yeux. N'importe qui à sa place aurait été aussi paumé que lui. Je ne pouvais que prier pour qu'il comprenne mon message, et ne pose pas de question débile.

- Ça t'arrive jamais, de rire ? Et puis, d'abord, qu'est ce que tu foutais au premier étage à une heure pareille ?

J'avais balancé cette phrase d'un ton nonchalant, mais Bianca saisit la pique que je lui lançais. Elle leva le menton pour me toiser. Durant quelques secondes, nous restâmes silencieux, chacun foudroyant l'autre d'un regard glacial. Le métis soupira, se sentant extérieur à la scène.

- Vous êtes pas les seuls à avoir des insomnies, dit-elle finalement en haussant les épaules. Je suis juste allée... (elle sembla hésiter sur les mots à utiliser) Vérifier un truc.

Je plissai les yeux et crispai mes doigts. Vérifier un truc, hein ? Depuis l'arrivée de la blonde, la tension régnait en maîtresse sur le réfectoire. Notre fou rire semblait à des années-lumière, éclipsé par une atmosphère conflictuelle.


Je déglutis. Il fallait que je passe à l'action. Sans réfléchir, je piquai un sprint jusqu'à la cuisine sous le hoquet de surprise des deux personnes présentes. Une fois à l'intérieur, j'entendis leurs voix étouffées par la cloison. Ils parlaient de moi ; ils se questionnaient sur ma réaction pour le moins inattendue. Rien à foutre. Je vais la tuer.

Pour la première fois depuis la planification du meurtre de Rufus, je me sentais habité d'une soif meurtrière qui enflait de seconde en seconde. J'avais vu trop de sang pour en être dégoûté. Tant mieux, conte tenu du carnage que je m'apprêtais à faire. Un éclair d'adrénaline me secoua. Je savais que se laisser guider par ses émotions n'était pas la chose à faire. Nous avions déjà perdu trop de gens à cause de ça. Mais à cet instant précis, je comprenais. Je comprenais ce qu'avaient pu ressentir ceux qui étaient passés à l'acte. Un mélange de peur et d'excitation, comme si l'exécution prévue pour les meurtriers n'existait pas.

Charlie... et dire qu'à l'heure actuelle, je pourrais être mort avec toi. Même si je t'en veux encore de l'avoir tué sans moi... merci. Je me mordis l'intérieur de la joue. Bordel... Qu'est ce qui me prenait à ressasser le passé ? Plus j'y pensais, et plus je réalisais : si Charlie m'avait laissé l'aider à démembrer le corps et cacher les membres, j'aurais moi aussi subi l'exécution. Charlie avait sans doute réalisé que tuer Rufus ne rimait à rien et que je m'étais planté sur toute la ligne. Ne pas m'inclure dans la réalisation du meurtre, c'était pour m'éviter la mort. Je lui devais la vie.


- Qu'est ce que tu fous, le mioche ?

La voix de Bianca, jaillissant depuis le réfectoire, me fit revenir à la réalité. Le traître. La personne qui contrôlait Hologramme. J'avais une promesse à honorer. Celle que j'avais faite au tas de pixels. Ça faisait un bail que je me préparais à mettre ma compassion de côté pour commettre le meurtre, qui, je l'espérais, nous permettrait de nous échapper. Je pouvais sauver deux innocents en ôtant une vie. Le jeu en valait la chandelle. Mais je ne me faisais pas d'illusions. Je me foutais pas mal du sort des autres ; même ma propre vie me paraissait insignifiante. Seule la motivation égoïste de percer les mystères de la zone et stopper l'instigateur de tout cela me poussait à envisager l'assassinat.

Mes yeux valdinguèrent en direction du plan de travail, à la recherche d'une arme quelconque. Rien. Je me jetai sur le tiroir à couverts et y plongeai ma main sans hésitation. Rien de rien. J'espérais que les couteaux du réfectoire soient par miracle devenus tranchants en l'espace de quelques minutes. Et puis, j'eus une illumination. Je m'accroupis et, retenant mon souffle, ouvrit un placard au hasard. Mes lèvres s'étirèrent en un sourire nerveux qui me fit mal aux joues. Mes doigts frémissants se refermèrent sur le manche d'une poêle en fonte.


Quelqu'un entra dans la cuisine à cet instant précis. Je me redressai lentement, prenant conscience du poids de l'objet entre mes mains. Ou alors était-ce le poids du crime que je m'apprêtais à commettre. Je soufflai pour tenter de calmer ma respiration. La présence s'intensifia, jusqu'à venir se placer derrière moi. Un simple mouvement suffirait. Un coup bien placé pouvait sans problème fendre le crâne de n'importe qui.

- T'es bizarre, gamin. Tu caches quoi ? fit Bianca dans mon dos.

Mon rictus s'intensifia. Le traître ne verrait pas le jour se lever, j'en faisais le serment.


*


Benoît me fixait comme si je venais de commettre un meurtre.

Je ne pus retenir un rire nerveux. La vérité avait scellé son mutisme. Le basketteur, figé, tentait sans doute de déceler l'ironie dans mes paroles ; un quelconque second degré qui malheureusement n'existait pas. Il était sous le choc, mais nous n'avions pas de temps à perdre. Je donnai un coup de pied dans sa chaise pour le faire réagir. Le métis sursauta, et soupira en se massant les tempes.

Je rassemblai à nouveau mes doigts sur le manche de la poêle, et, après un bref mouvement d'épaules, esquissai un coup parfait, comme un joueur de baseball exerçant ses talents sur une balle humaine. Benoît leva les yeux au ciel face à cet énième revers. Les pieds bien ancrés dans le sol, je plaçai une main en visière et plissai les paupières pour voir s'éloigner une sphère invisible.

- Home run ! dis-je en m'efforçant de sourire.

L'angoisse me bouffait. Je tentai de décompresser comme je pouvais, mais le visage mi-horrifié mi-affligé de Benoît n'aidait en rien. Le métis secoua la tête encore une fois, et se mit enfin à parler.

- T'es sûr de ce que tu dis ? Jack, tu sais, je pense qu'on a tous besoin de dormir un peu, et...

Ses paroles m'agacèrent. Mon sourire fut remplacé par une expression glaciale.

- Bordel, Benoît, épargne-moi tes conseils à deux balles. Tu penses que je suis taré ? Que je pète un câble comme ce psychopathe d'Atlan ? Très bien. Mais ne viens pas pleurer quand tu te retrouveras avec un couteau dans le dos.

- Je...

Une chaise racla contre le sol, mettant un terme à notre échange.

- Ce que le grand con essaie de te faire comprendre, siffla Bianca, c'est qu'avec le nombre de personnes qui ont déjà vrillé, ça pourrait très bien être ton cas aussi.


La blonde se rapprocha pour mieux me toiser. Son regard glacial me fusillait. Mais ses poings serrés et son teint plus pâle que d'habitude trahissaient sa nervosité. Elle m'étudia quelques secondes sans un mot. Ses sourcils s'arquèrent et ses yeux se firent interrogateurs. Un sourire arrogant naquit sur ses lèvres écarlates. Elle me mettait au défi de la convaincre. Ce fut à mon tour d'endosser une expression supérieure. Je relevai le menton et lui adressai mon plus beau rictus sardonique.

Je savais que notre échange silencieux n'était qu'une façade. La blonde et moi étions plus nerveux que jamais. Moi, parce que je planifiais un meurtre, et elle, parce qu'elle ne savait pas si j'étais digne de confiance.

- Commence par poser ce truc, susurra la blonde derrière son sourire.

Sa mâchoire crispée me permettait, malheureusement pour elle, de déceler ses véritables émotions. L'idée que je puisse l'éliminer à tout moment la terrifiait. Mon rictus se renforça, et mon regard se fit moqueur.

- De quoi t'as peur ? Tu penses vraiment que je suis capable de te tuer ?

Face à mon visage de plus en plus expressif, la blonde perdit son sourire et blêmit franchement. Elle recula d'un pas sous le regard las du métis.

- Arrête avec ça, lâcha Bianca. C'est pas ça qui va arranger ton cas ; et vu l'accusation que tu viens de balancer, t'as intérêt à avoir des preuves.


Je posai la poêle au sol, et, du pied, la poussai à quelques mètres. De cette manière, personne ne pourrait s'en saisir directement. Je n'avais pas cessé de toiser la blonde. Après m'être débarrassé de l'arme, je me tirai une chaise et m'y assis. Bianca m'imita, et Benoît releva la tête. Tous deux semblaient prêts à écouter la moindre de mes paroles ; prêts à m'inculper au moindre mot de travers. J'allais devoir être convainquant si je voulais qu'ils coopèrent. Je me raclai la gorge.

- Comme je vous l'ai déjà dit, Yukie est la traîtresse qui se planque parmi nous depuis le départ.

Bianca se tendit à ces mots, et Benoît se lança dans une contemplation du mur, l'air dévasté.

- Et comme je t'ai déjà répondu, le mioche, j'ai passé assez de temps avec Yukie pour savoir qu'elle est rien de plus qu'une gamine peureuse et pleurnicharde.

- Je pensais que vous étiez amies, souffla le métis avec une pointe d'amertume.

- J'ai rien contre elle, répondit la blonde. Mais on est restées ensemble par nécessité. J'avais besoin d'une personne pour me fournir un alibi si quelqu'un commettait un meurtre ; et j'avais pas peur qu'elle me poignarde par surprise, pas comme Capucine...

Je remarquai qu'elle prononçait le prénom de la brune avec une intonation différente. Presque avec respect. Benoît enfouit son visage entre ses mains. Je soupirai. Evoquer la brune représentait encore un sujet sensible ; même si j'allais bientôt devoir le faire pour leur expliquer certaines choses. Je me rengorgeai à nouveau, cette fois dans le but d'attirer leur attention.

- Tu veux des preuves, Bianca ? Réponds à cette question et tu vas réaliser certaines choses : Yukie t'a proposé d'aller jouer du piano il y a deux jours, non ?

La blonde fronça les sourcils. Elle devait me prendre pour un fou. Je m'accoudai à la table et affichai une expression moqueuse, le temps qu'elle réalise. Je me languissais de voir son visage lorsqu'elle comprendrait ce que j'avais moi-même mis des heures à admettre. Benoît semblait toujours aussi perdu ; je ne m'attendais pas à ce qu'il comprenne. Pourtant, et à ma grande surprise, le métis se figea. Il plaqua une main sur sa bouche pour étouffer un cri de surprise. Quelques secondes plus tard, se fut au tour de Bianca. La blonde écarquilla les yeux et se mit à rire. Elle me fixa, hilare, en plein déni. Bianca réalisait à cet instant qu'elle venait sans le savoir de passer des jours en compagnie de l'instigatrice. Celle qui était responsable de toute cette merde.


- Je... souffla Benoît entre deux respirations lourdes. J'ai pas voulu croire Cicine...

- Développe, fis-je, on n'a pas beaucoup de temps à disposition, et Hologramme pourrait réapparaître à tout moment.

- Cicine m'avait sous-entendu qu'elle trouvait Yukie louche, après la mort d'Atlan. Moi, je... Je faisais confiance à Yukie. Et à Cicine aussi, hein ! Mais sur le moment, j'ai pensé qu'elle psychotait.

Bianca, restée silencieuse depuis ma question, se massa les temps avant de reprendre la parole.

- J'y crois pas... souffla la blonde. (elle eut un bref rire nerveux) Je pensais qu'elle était mon alibi, mais en fait, c'est moi qui étais le sien. T'es sûr de ce que t'avances, le mioche ?

- Oui, tout colle. Yukie est la seule personne ayant interagit de près ou de loin avec les meurtres, dis-je. Souviens-toi, qui était la dernière personne à croiser Flora avant qu'elle ne bute Kitty ?

- Yukie... souffla Bianca.

- Et qui est la troisième personne à avoir fait la cuisine, avec Thomas et toi ? Yukie, encore. Sans parler du milk-shake utilisé dans le meurtre de Rufus. (je soufflai) Je ne sais pas comment, mais elle savait que Charlie assassinerait Rufus. Quant au suicide d'Atlan... le son du piano était là pour t'empêcher d'entendre le psychopathe mettre en place la scène de crime. Yukie, je sais toujours pas comment, avait prévu les événements.

- Mais pour le meurtre de Leeloo et Jean...

J'eus un rire nerveux. J'avais déjà réfléchi à cette hypothèse, et si ma théorie s'avérait correcte...

- Emiliana est la seule personne qui a tué sans réel motif. Flora, Thomas et Charlie ont tué sous les motivations d'Hologramme. Et Atlan... ça se voyait, qu'il allait disjoncter.

- Pourtant, dans ce procès-là, elle avait voté pour Atlan. Et elle a aussi voté pour toi pendant le procès d'Atlan lui-même, fit Benoît. Quel intérêt, si ce n'est de mourir avec nous ?

- Se disculper. Je ne connais pas ses motivations en tant que traîtresse, mais dans les deux cas, les suspicions étaient partagées. Elle aurait très bien pu me condamner pour le meurtre d'Atlan si Capucine avait voté pour moi.

La blonde blêmit franchement. L'espace d'un instant, je crus qu'elle allait se mettre à pleurer. Ça ne lui ressemblait pas. Mais les preuves étaient là, sous nos yeux depuis le début. J'avais aussi du mal à croire qu'une fille comme Yukie puisse tirer les ficelles de la tuerie. Ce n'est pas ça qui m'empêcherait d'avoir des regrets à la tuer, cela dit. Je ne m'y étais que trop préparé. Et puis, les apparences pouvaient en tromper plus d'un. Emiliana, Flora, et moi-même lors du premier procès, avaient surpris tout le monde. Je me souvenais encore de leurs visages décomposés lorsque j'avais révélé ma véritable personnalité. A mourir de rire. Au fond, j'étais aussi naïf qu'eux ; je pensais qu'après avoir vu de quoi j'étais capable, couplé à l'atrocité de l'exécution, les meurtres ne continueraient pas. Quel imbécile je faisais, parfois.


Je me levai, et balayai d'un coup d'œil les visages désormais ravagés par l'horreur de mes interlocuteurs. Bianca, muette, leva sur moi un regard rond, bientôt imitée par les yeux vitreux du métis. Je ne pus empêcher un sourire nerveux de déformer mes lèvres. Je me sentais étrangement bien entouré. Une douce chaleur irradia dans ma poitrine, mêlant soulagement et inquiétude. Mon cœur battait à tout rompre, mais je commençais à avoir l'habitude. Mon objectif se dessinait enfin sous mes yeux ; je pouvais presque le toucher du doigt. Le sang coulerait bientôt pour une bonne cause. Enfin, je pourrais mettre un terme à ce cauchemar qui avait duré bien assez longtemps. J'avais envie de me moquer d'Atlan, dont le plan de nous entraîner dans sa chute avait lamentablement échoué. J'étais bel et bien en vie, et même si je ne savais pas le sort qui me serait réservé lorsque j'aurais tué le traître, je comptais mettre à profit chaque minute pour me rapprocher de mon but.

Alors je redressai le menton, et sourit franchement.

- J'ai un plan, dis-je.

Bianca se renfonça dans sa chaise, l'air dégoûté, et Benoît eut un énième soupir las en secouant la tête. Ils tiraient des gueules d'enterrement, et moi, je rayonnais. Pour la première fois depuis longtemps je me sentais heureux, alors que je m'apprêtais à commettre un meurtre. La folie avait peut-être fini par m'atteindre, mais franchement, rien à foutre. Je partis d'un rire gamin.

Flora, Caleb, où que vous soyez, j'espère que vous êtes prêts à m'accueillir dans la catégorie des véritables criminels.


[Reste : 4]

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