55 - Deux fous dans un réfectoire
La douleur naquit au bout de mes doigts, remonta en flèche jusqu'à mon bras, mon torse, mon visage. Bientôt, tout mon corps ne fut plus qu'une masse électrisée. Je rejetai la tête en arrière pour pousser un hurlement. Mes mains s'agrippaient aux accoudoirs, dans une vaine tentative d'atténuer ma souffrance. Même respirer m'arrachait les poumons. Mes membres me brûlaient ; mon sang semblait s'être changé en lave. L'odeur métallique qui flottait dans l'air me rendait malade. Mon ouïe, éthérée, n'entendait rien de plus qu'un violent acouphène. J'haletai, profitant d'une seconde d'accalmie pour ouvrir les yeux. La vision qui s'offrit à moi manqua me faire tourner de l'œil.
Une main, harnachée par un demi-cercle métallique, reposait sur l'accoudoir d'une chaise du même acabit. Une goutte de sueur glacée finit sa course le long de ma colonne vertébrale. Les stries écarlates qui formaient une flaque sur le carrelage provenaient de ses extrémités. Un seul ongle subsistait. Les autres avaient été arrachés, et laissaient les doigts sanguinolents. J'aurais voulu que cette main appartienne à quelqu'un d'autre, mais les éclairs de douleur qui me traversaient régulièrement provenaient de là.
Mes entrailles se tordirent. Jamais je n'avais ressenti une telle angoisse. Mes inspirations sifflantes ne faisaient que renforcer, seconde après seconde, la douleur qui me vrillait l'estomac. Des larmes irrépressibles dévalaient mes joues, réveillant de nouvelles blessures au visage. Je ne comprenais rien. Le monde tournait autour de moi. J'étais retenu sur cette chaise, dans cette pièce aux murs cotonneux.
Un bruit de porte grinçant réveilla en moi une terreur animale. Je ne savais pas pourquoi, mais une part de moi était terrifiée par ce qui s'apprêtait à apparaître. Je me tassai sur la chaise dans l'espoir de disparaître. Mais mes respirations faisaient trop de bruit. Ils allaient me trouver. L'air restait bloqué dans ma gorge. Je cherchai une échappatoire, mais un instinct me poussa à penser que l'unique ouverture de la pièce était celle par laquelle ils passaient.
Des silhouettes brouillées envahirent mon champ de vision. Je me figeai. J'avais l'impression de ne jamais les avoir vus, pourtant j'étais persuadé avoir déjà vécu cette situation. Je n'entendais pas leurs voix. Du moins, pas distinctement. Elles grésillaient comme sur un vieux poste de radio.
Les gouttes de sueur dévalaient maintenant mes tempes ; ma respiration était plus rapide que jamais. La panique me gagnait et s'emparait de toute humanité restante. Je n'étais plus qu'une créature sans défense face à ses tortionnaires, incapable de faire autre chose qu'hurler à la mort, attendant une délivrance qui tardait à arriver. Les dents d'une pince étincelèrent sous la lumière d'un néon. Elles s'approchaient à une vitesse folle du dernier ongle restant, et leur but ne faisait pas l'ombre d'un doute.
« Je v-vous en s-supplie, a-arrêtez ! »
Ma voix sonnait faux. J'assistais à la scène en spectateur. Je ne prononçais pas ces mots mais ils sortaient quand même de mes cordes vocales. Mon corps paraissait soumis à une autre présence, bien plus puissante que moi, qui le contrôlait à ma place. La pince se referma sur l'ongle, créant une nouvelle vague électrique. Je redoutais ce moment plus que n'importe lequel. J'étais terrorisé.
« Non, non ! Pitié ! »
Mon hurlement se répercuta sur les parois floues, résonna dans la salle et dans ma tête.
« Votre réponse ? »
J'entendais sans comprendre. La voix qui me répondait m'était familière, mais impossible de mettre la main sur son propriétaire. Pour l'heure, mes inspirations sifflantes prenaient toute mon attention. Les larmes coulaient à flot ; je chialais, je hurlais, je tirais frénétiquement sur les liens, sachant pertinemment la sentence qui m'était réservée. Je me demandais comment mon corps, désormais agité par une violente crise de panique, pouvait supporter autant de souffrance. Je n'aurais jamais pensé être un jour capable d'encaisser tout cela. Je voulais m'évanouir, ou crever, si ça voulait dire ne plus avoir à subir cette angoisse et cette douleur.
« Consentez-vous à y retourner ? »
« Non ! Non ! Je veux p-pas ! Je p-peux p-pas ! J-je vous en p-prie, arrêtez... Tuez... tuez-moi... »
« Je répète : consentez-vous à y retourner ? »
L'emprise de la pince se fit plus puissante, comme un avertissement. J'hurlai de nouveau, terrifié. Ma conscience ne répondait plus ; j'avais l'impression d'être emprisonné dans un cauchemar. Un cauchemar... oui. C'était un cauchemar. Juste un mauvais rêve, qui s'estomperait au réveil. Mais si c'était un cauchemar, pourquoi tout ça me paraissait aussi réel ?
Une vague électrique fit soubresauter tout mon corps. Un nouveau hurlement s'échappa de ma gorge. J'appelai à l'aide, mais j'étais seul. Seul face à ces silhouettes qui me faisaient face. Tout se disloquait. Sans comprendre, des visages m'apparurent mentalement. Benoît. Bianca. Yukie. Charlie. Caleb. Ils affluaient. Les prénoms se figèrent dans l'espace en face de la personne correspondante, comme des logos alignés sur une roulette. Je ne les connaissais pas. Pourtant, je voulais les appeler à l'aide ; qu'ils viennent me tirer de là.
Le sang perla au niveau de la cuticule. L'ongle allait céder. La douleur était insupportable. J'avais beau me débattre, chercher à m'en défaire par tous les moyens, elle me rattrapait et se faisait plus intense.
« Je vais vous poser la question une dernière fois, Jackson. Consentez vous à y retourner ? »
Je n'avais plus aucun contrôle sur ce qui semblait être moi-même. La scène s'éloignait, mais la douleur persistait. Ma vision s'assombrit. J'étais happé dans l'obscurité, entraîné vers un puits sans fond.
« J-j-j'accepte ! Je... J-je c-consens à y r-ret-tourner, mais p-p-par pitié, a-arrêtez ça ! »
*
Le nuage de fumée qui s'élevait au-dessus du bol en plastique dansait à chaque nouveau soupir. Je remuai les nouilles sans grande conviction. Elles flottaient à la surface d'un bouillon trouble ; un plat aussi pathétique que l'état dans lequel je me trouvais. Quelle idée, aussi, de bouffer ces trucs au réveil. Je ne savais même pas ce qui m'avait poussé à préparer ça. Un bête instinct du Jack encore ensommeillé que j'étais, sans doute. Les fenêtres du réfectoire renvoyaient un ciel noir. J'avais dormi toute la journée, et maintenant que les autres devaient pioncer, j'étais là, assis face à mes problèmes et un bol de nouilles instantanées.
Enfin, j'étais surtout incapable de détacher mon regard de ma main droite. La douleur commençait à peine à se dissiper, mais je pouvais encore m'entendre hurler à la mort en écho. Mon cerveau refusait de faire la part des choses. Il repassait en boucle les images de mon rêve ; et le contenu de la lettre donnée par Capucine n'arrangeait rien. J'étais dans un état second, incapable de réfléchir correctement. Les motivations de la brune étaient compréhensibles, mais... ça soulevait de nombreuses questions et faisait apparaître une toute nouvelle porte de réflexion, que je n'avais absolument pas la force d'ouvrir pour le moment.
L'odeur chimique et épicée me rappela la présence de nourriture devant moi. Je portai la fourchette à ma bouche avec un mouvement robotique. Pas que j'avais vraiment faim, mais manger m'aiderait sans doute à reprendre plus vite mes esprits. Le goût de piment qui envahit mon palais me ramena à la réalité. Je déglutis rapidement pour chasser ce parfum trop piquant pour moi. L'instant après que j'ai avalé ma bouchée, mon estomac se retourna.
Mes entrailles se tordirent violemment, et je fis un bond jusqu'à l'évier pour vomir. Un gémissement mourut dans ma gorge. J'agrippai le lavabo et crispai mes doigts sur la surface chromée. Je toussai, crachai, puis sentis à nouveau mon estomac se plier. Un grand frisson me traversa. J'avais froid, je me sentais malade et paumé. Et seul. Le silence se faisait épais.
D'habitude, ça ne me gênait pas. Depuis le suicide d'Atlan, j'évitais au maximum les interactions sociales. A présent, les souvenirs de mon rêve me parvenaient comme un arrière-goût amer de solitude. Peu importe s'il ne s'agissait que d'un cauchemar ; je me rappelais d'une sensation de vide lorsque j'avais appelé à l'aide.
J'allumai le robinet, et passai de l'eau sur mon visage. Ça ne servait à rien de repenser à ce rêve ; il fallait se concentrer sur les événements présents, à commencer par la lettre de Capucine.
La porte du réfectoire s'ouvrit en grinçant. Je me figeai. Sans doute une paranoïa persistante après m'être fait charcuter les doigts en songe.
- Tu... euh... tu vas bien ?
Entendre cette voix me rasséréna. Elle n'avait rien à voir avec celles qui m'avaient terrorisé pendant mon sommeil. Je me redressai, néanmoins méfiant. Je ne m'attendais pas à avoir de la visite à une heure pareille, et sûrement pas de cette personne en particulier. J'endossai un rictus moqueur pour camoufler mon malaise de me retrouver seul avec lui, et fis volte face.
- A ton avis, Benoît ? C'est ma passion de gerber dans des lavabos.
- Désolé. J'arrive pas à dormir, alors j'pensais qu'il y aurait personne au réfectoire.
- Et moi donc. Manque de bol, on a tous les deux eu la même idée.
J'employais un ton cynique sans le vouloir. Mais la fatigue et les questionnements sans réponse qui emplissaient mon esprit avaient raison de ma patience. Je n'avais plus le temps d'être sympathique. Benoît souffla. Dire qu'il paraissait fatigué tenait de l'euphémisme. Les cernes bouffaient ses yeux déjà mi-clos, et chaque pas semblait déjà trop qu'il ne puisse endurer. Il tituba jusqu'à une chaise et s'y assit en grimaçant de douleur. Benoît posa ses coudes sur la table et baissa la tête. Quelques cloques remontaient sur sa nuque rougie. Je n'osais même pas imaginer dans quel état se trouvait son dos. Heureusement, un large bandage me bloquait cette vue. Bianca et Yukie s'étaient appliquées, sur ce coup-là.
Je lâchai un soupir. Inutile de rester ici à me creuser la tête pour rien. Un nouveau frisson me hurla d'aller me chercher une veste, et si possible, m'endormir quelques millénaires supplémentaires. Pourquoi résister ? C'est pas comme si répondre à toutes mes questions allait ressusciter les morts, toute façon. Rien ne presse.
- Reste un peu, s'il te plaît.
Sans un mot, je reculai jusqu'au plan de travail et m'y adossai. Je croisai les bras et jetai un regard au basketteur. Il avait relevé la tête et me fixait avec un air de poisson mort. Le manque de sommeil ne lui réussissait pas. La vitalité demeurait un concept abstrait dans ses iris éteints.
J'aurais pu être un parfait connard et faire comme si je ne l'avais pas entendu. Mais primo, à moins d'être dur de la feuille, il y avait peu de chances pour que le silence ait couvert la voix de Benoît ; et deuxio, je lui devais bien ça. Sans lui, l'explosion m'aurait atteint de plein fouet, et de face. Pas sûr que mon visage serait bien sagement resté en place. Je détestais me sentir redevable, surtout envers lui. Si j'avais pas fait tomber Charlotte comme un con, j'en serais pas là. Et lui non plus.
- Je te préviens, par contre, grinçai-je, c'est pas mon genre de jouer les psychologues. Je suis pas d'humeur, ce soir.
- En même temps, y'a un jour où t'es d'humeur à être autre chose qu'un petit con ?
Je clignai des yeux et inclinai la tête sur le côté. La douleur était en train de transformer notre grand débile en hooligan de pacotille, apparemment. Néanmoins, entendre quelqu'un comme Benoît m'insulter piqua au vif mon honneur de gamin épuisé.
- Petit con ? Moi ?
Le basketteur sembla réaliser ses propres paroles et resta muet une seconde, le temps de comprendre. Il arqua un sourcil et reporta son regard cadavérique sur moi.
- Désolé. La fatigue me fait dire des conneries. (il marqua une pause) En fait, non. Ça faisait un moment que je voulais te le dire : t'es un sale petit con, Jack.
Je partis d'un rire moqueur.
- Sérieusement, Benoît ? Tu m'as fait rester juste pour m'insulter ? C'est quoi, ton problème, crétin de mes deux ?
Il frappa la table de son poing.
- Moi, j'suis pas revenu sur mes pas pour admirer la bombe de plus près, débile !
J'abattis ma paume sur le plan de travail.
- Je t'ai rien demandé, connard d'altruiste ! Si ça se trouve, j'avais envie d'exploser avec tout le reste ! Mais il a fallu que tu gâches tout en sauvant mon cul !
Le temps de finir ma phrase, Benoît avait enfoui son visage entre ses mains. Ses épaules se secouaient à un rythme anarchique. Il est vraiment en train de chialer, là ? Je fixai mes pieds. La dernière chose dont j'avais envie, c'était d'être bloqué dans le réfectoire avec un pleurnichard.
Un son me parvint. Je fronçai les sourcils et redressai la tête dans sa direction.
- Pourquoi tu te marres, là ?
Il riait. Et pas qu'un peu. J'en oubliais presque que quelques secondes auparavant, il rivalisait de vitalité avec les défunts. Benoît se tut une seconde et sembla se souvenir de ma présence. Il me lança un regard rond. Il ouvrit la bouche pour parler, mais repartit de plus belle dans un fou rire irrépressible. Je croisai les bras et lui lançai mon meilleur regard inquisiteur. Ça ne l'arrêta pas, bien au contraire. Chacun de mes réactions semblait un peu plus amuser mon interlocuteur.
Bientôt, mes lèvres se tordirent d'elles mêmes en un sourire franc. Je collai une main sur mon visage. Bordel, mais qu'est ce qui me prend ? Mes épaules se soulevèrent. Oh, et puis merde. On va tous devenir fous, alors autant commencer tout de suite. Je m'esclaffai avec le basketteur pendant de longues secondes, chacun se moquant de l'autre. Il était un grand débile, naïf et altruiste, et avait perdu les deux personnes les plus chères à ses yeux en l'espace de quelques heures. Et pour couronner le tout, son dos était complètement foutu. Et moi ? Un gamin qui n'avait plus qu'une pauvre marionnette et un visage brisé. Pathétiques. Pitoyables. Même les morts devaient se foutre de notre gueule. Nous, les derniers survivants ? Quelle bonne blague.
Benoît s'arrêta de rire. Il essuya ses yeux du revers de la main et renifla. Ce brusque changement d'attitude effaça mon sourire. Je levai les yeux au ciel. Je n'en avais aucune envie, mais une petite voix me poussait à me montrer redevable envers le basketteur. Je soupirai. J'avançai vers la table, me tirai une chaise et m'y affalai. Je posai mes coudes sur le dossier et attendis que mon interlocuteur se mette à parler.
- Dis, Jack...
- J'écoute, mais accouche. Vite.
- Cicine t'a donné quelque chose avant... tu sais, hein. Me mens pas, je l'ai vue mettre un morceau de papier dans ta main.
Sa phrase m'amena à plusieurs réalisations. La première, c'était le fait que la motivation de Capucine remettait en cause beaucoup de choses. La deuxième, c'était que j'allais devoir choisir avec soin les personnes à qui révéler la vérité. La troisième, c'était que malgré notre fou rire mutuel, je ne faisais pas totalement confiance à Benoît ; ni à personne, en fait. Je tentai de masquer au mieux le rictus qui naquit sur mes lèvres. J'allais le tester ; jauger ses réactions face à mes paroles.
- Avant toute chose, j'ai une question. Est-ce que tu faisais vraiment confiance à Caleb ?
Il fronça les sourcils, comme si ma phrase n'avait aucun sens.
- Evidemment ! Il a pété les plombs, mais c'était à cause des événements, et... (il hésita avant de continuer) d'Atlan... Caleb voulait que tout le monde s'entende bien, il était contre la tuerie. Mais le suicide d'Atlan, il a pas pu le supporter. Je suis certain qu'on aurait pu les sauver, lui et Cicine, si...
Il renifla à nouveau. Benoît semblait sincère, mais ma deuxième question risquait de le perturber.
- Tu te souviens de Flora ?
Il écarquilla les yeux. Ce nom n'avait plus été prononcé depuis des jours. Tout juste si je n'allais pas cracher de la poussière en mentionnant la première meurtrière. Comme prévu, Benoît prit quelques secondes pour digérer mes paroles.
- F-Flora ? Bien sûr, enfin, j'ai jamais vraiment eu l'occasion de la connaître. Kitty aussi, tu m'diras, mais disons qu'elle était plus expressive...
Le basketteur se lança dans une profonde contemplation du mur, pensif.
- C'est dommage qu'elles soient... parties si vite.
J'avais perdu le fil de la conversation. Pendant que le métis monologuait sur sa déception de ne pas avoir pu apprendre à connaître les autres avant qu'ils ne rendent l'âme, mon cerveau s'était remis en marche. Les cases manquantes dans mon raisonnement se remplissaient peu à peu ; bien que certaines parties restaient floues, une ébauche d'hypothèse se bâtissait à toute vitesse. Mes pensées allaient plus vite que moi. Entendre Benoît parler des anciennes victimes me faisait réaliser une sordide vérité. Je frappai mon poing sur la table pour le faire taire. Il sursauta, laissant sa phrase en suspens. Je le regardai droit dans les yeux. Ce que je m'apprêtais à dire allait lui faire un choc.
- Ecoute, Benoît. Flora et Caleb, ils...
La porte du réfectoire s'ouvrit à la volée, laissant se dessiner les formes plantureuses de Bianca. Ce fut à mon tout de m'interrompre. Je me sentis blêmir en croisant son regard. Si ma théorie s'avérait vraie, la traîtresse, c'était elle.
[Reste : 4]
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