54 - Tout feu tout flamme
En une fraction de seconde, Bianca saisit la main de Yukie. Elle la tira vers l'extérieur. Les filles se jetèrent hors de la salle de conférence. Parce que leur vie en dépendait. Mon cerveau peinait à faire la mise au point sur notre situation. Mais mes jambes savaient ce qu'elles avaient à faire. Je m'élançai vers la sortie. Benoît ne bougeait pas. Paralysé, face à l'écran. Je ne réfléchissais pas, j'agissais. Je fis volte-face et me plantai devant le basketteur. Pas le temps des discours motivants. Je fermai mon poing, et frappai de toutes mes forces en direction de son ventre. Le coup, bien que relativement faible, eut le mérite de le faire redescendre sur Terre. Sans attendre une autre réaction de sa part, je repartis vers la sortie. J'avais essayé de le faire réagir. S'il ne se mettait pas à courir, il allait crever. Je ne comptais pas lui tenir la main.
Je me rendis compte à quel point l'air de la salle était étouffant. Me retrouver dans le jardin et prendre une grande inspiration me remit les idées en place. Yukie et Bianca se trouvaient à mi-chemin entre la salle de conférence et le manoir. Mes jambes se remirent en mouvement tandis que je réalisai quelque chose. Nous n'avions aucune idée de l'endroit où pouvaient se trouver les bombes, ni leur nombre. Nous courrions en direction du manoir, mais c'était peut-être dans les plans de Capucine. Qui sait si elle ne voulait pas tous nous liquider comme le sociopathe.
Benoît me dépassa. Sa carrure de basketteur l'avantageait. Tant pis. Je cours peut-être à ma perte, mais tant pis. Je fonçai vers le manoir. La terre irrégulière du jardin ralentissait ma progression ; je manquai plusieurs fois de m'étaler.
Je glissai ma main dans ma poche pour saisir Charlotte. Elle ne s'y trouvait pas. Mon estomac se noua. Elle est où, putain ? Je pilai net. Ma respiration sifflait. Mes membres tremblaient. Je fouillai mon autre poche. En vain. Merde, merde, Charlotte ! La simple idée de perdre la dernière chose qui me restait de Charlie m'horrifiait. Mon souffle s'accéléra. Le stress. La confusion. Tout se mélangeait. Je me retournai. La marionnette gisait sur le sol. Une dizaine de mètres nous séparaient. Elle était tombée de ma veste pendant ma course. Sans réfléchir, je fis volte-face. Plutôt crever que la laisser brûler.
Chaque mètre qui me rapprochait de la salle de conférence faisait croître l'angoisse dans mes entrailles. Bordel, Jack, c'est du suicide ! Je savais que c'était une mauvaise idée. Mais j'avais l'impression d'assister à la scène en spectateur impuissant. Cette marionnette, elle valait tout l'or du monde. Les sentiments prenaient le pas sur le pragmatisme. Je me détestais pour ça. L'enchaînement trop rapide des événements m'embrouillait.
Je me jetai sur Charlotte et la serrai entre mes mains. Je ne te lâche plus jamais, promis. Mes jambes me paraissaient chargées de plomb. J'avais piqué un sprint en sortant sans m'en rendre compte. Je redressai la tête, face au bâtiment des procès. Il me paraissait immense. Je tentai de me relever pour me remettre à courir. Mon corps refusait d'obéir. Il demeurait, paralysé et brûlant, face à la salle qui n'allait pas tarder à exploser.
Le sol s'éloigna d'un seul coup lorsque quelqu'un me souleva. La poigne de fer m'entraîna vers le manoir alors que j'étais dans un état second. Je fermai les yeux et crispai mes doigts autour de la marionnette. Je me sentis projeté au sol. Des graviers écorchèrent mon visage déjà bien amoché. Mais la douleur fut de courte durée quand un poids s'écrasa sur moi. Mon souffle se coupa. Une explosion résonna dans toute la zone. Mes oreilles sifflèrent. Qui sait d'où elle provenait. Le monde semblait se désagréger. La température monta brutalement. Je n'ouvris pas les yeux, au contraire. Comme si ne rien voir allait me garder en un seul morceau. Une seconde explosion suivit la première, puis une troisième. Une chaleur étouffante envahit la zone. Je dois être mort, et là, c'est l'enfer. Je vois que cette explication. Mon cerveau se déconnecta une seconde.
*
La seconde d'après, je pris une immense inspiration. L'air n'avait rien d'agréable. Bouillant et lourd. Mais c'était mieux que de bêtement mourir étouffé. Le poids pesait toujours sur moi. Je pris appui sur le sol, et me redressai en position assise d'un coup brusque. Le paysage parut brouillé une seconde, puis se stabilisa. Ma tête me lançait, mon visage aussi.
- Bordel...
Même ma voix semblait rouillée. Enfin, je ne le remarquai même pas, trop choqué par la vision qui s'offrait à moi. La zone arborait des couleurs apocalyptiques. Effectivement, ça ressemblait bien à l'enfer. A peine à quelques mètres, les fenêtres de la salle de conférence vomissaient quantité de flammes. Un pan de mur s'était effondré. Une épaisse fumée anthracite s'élevait, rendant l'air encore plus irrespirable. La chaleur devenait insupportable, mais je n'étais pas encore foutu de tenir sur mes jambes.
Alors c'était ça, son plan ? Faire sauter la salle de conférence, et elle avec. Sacrée Cicine kamikaze. Je pensais bien qu'elle préparait quelque chose, mais ça ? J'hésitais entre l'admirer ou la maudire pour nous avoir presque rôtis avec elle. Mais bon, ça ne se faisait pas trop, de cracher sur un mort. J'esquissai un rictus qui acheva de m'arracher les joues.
Je sentis un léger mouvement à côté de moi et baissai les yeux. Je ne pus réprimer un hoquet de surprise. Benoît. Il gisait, allongé au sol, le bras encore tendu dans un geste de protection. La moitié de son t-shirt avait été abîmée par les flammes. Son dos exposé affichait une couleur rougeâtre soutenue. Merde. La chair, à vif sur certaines parcelles, commençait à suinter. Même ses cheveux avaient morflé. Sa coupe afro déplorait de sérieuses pertes à l'arrière. Certaines mèches fumaient encore.
- Benoît ?
Je posai ma main sur son épaule et commençai à le secouer. Est-ce qu'il venait réellement de subir les dégâts de l'explosion à ma place ? Avec sa carrure et ses capacités physiques, il aurait pu arriver au manoir en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire. Mais il avait délibérément fait demi-tour pour me protéger. Quel con. Je le remuai plus fort.
- Hé, Benoît.
Cette fois, j'agrippai ses épaules à pleines mains et mis toute ma force pour le secouer.
- Benoît, je te jure que si tu clamses, je te tue. Alors réveille-toi, bordel !
Une boule se forma au creux de mon estomac et je me sentis blêmir. Un frisson me traversa, et ce n'était clairement pas à cause de la température. Du... stress ? Je stressais ? Bordel, t'es aussi pathétique que lui. L'idée qu'il puisse mourir en sauvant ma peau ne m'avait pas effleuré ; mais quand je réalisai cette éventualité, j'étais encore moins d'accord pour qu'il me claque entre les doigts. En plus, j'étais persuadé que cet imbécile m'avait protégé pour se racheter de son coup de sang. Le fait qu'un abruti pareil soit encore en vie à ce stade tenait du miracle, mais ce n'était pas une raison pour qu'il meure ici.
Bianca déboula dans mon champ de vision comme une furie. Ses cheveux hirsutes et son maquillage dégoulinant changeaient de son apparence habituelle. Sa respiration ressemblait à un vrombissement. Je notai qu'elle avait dû louper la marche à l'entrée du manoir et se foutre en l'air, à en croire ses genoux en sang. Décidément, la vie en veut à ses rotules. Au moins, contrairement au métis, elle paraissait plutôt en forme.
Yukie débarqua à sa suite. Sa frange balayée de côté révélait un front acnéique, et ses joues avaient une teinte cramoisie. L'asiatique haletait. A peine quelques secondes après son arrivée, elle tituba, et se plia en deux pour vomir. Moi aussi, la course et la chaleur me tournaient la tête. J'aurais pu gerber, mais j'avais encore un minimum d'honneur à préserver.
La blonde s'accroupit à notre niveau et dégagea les quelques mèches qui bloquaient sa vision. Elle s'arrêta quelques secondes sur mon visage, puis son regard rond coula vers le corps du basketteur. Bianca redressa la tête vers moi, visiblement perdue, et désigna le corps inerte. Je soupirai.
- Non, il est pas mort. Mais ramène de la crème solaire. (je jetai un nouveau coup d'œil à la brûlure) Et des glaçons, aussi.
- Qu'est ce que vous foutiez ? me rembarra la blonde. Vous auriez pu crever, en restant aussi proche des explosions !
Il me fallut une seconde pour répondre. Le regard de Bianca valsait entre Benoît et moi ; un regard inquiet. La personne qui tenait sans doute le plus à sa propre vie s'inquiétait réellement pour nos tronches. Elle avait même entraîné Yukie avec elle, quand bien même l'asiatique la ralentirait. Bordel... on est en train de devenir aussi naïfs et gentils que feu Caleb. Il doit bien se foutre de notre gueule, depuis l'enfer. J'esquissai un rictus de circonstance. On était tous pathétiques. Quatre survivants abîmés, au milieu du sauna géant qu'était devenue la zone.
- T'occupe, dis-je. Bon, tu peux faire quelque chose pour lui ?
- Ouais, mais seulement à l'intérieur. Si on reste ici, je nous donne pas plus de cinq minutes avant de suffoquer.
A ces mots, je me rendis compte à quel point la chaleur demeurait étouffante. Mes yeux larmoyaient et mes poumons brûlaient. Bianca avait raison ; si on restait plantés ici, on allait finir transformés en petit bois. Mais le souvenir du poids qui m'avait coupé la respiration lorsque Benoît s'était jeté sur moi ressurgit rapidement.
- C'est pas l'envie qui manque, mais je te signale qu'on a un semi-cadavre de deux mètres à trimballer. Et je sais pas si t'as remarqué, mais entre Yukinette, toi et moi, on est un peu limités niveau muscles.
Bianca s'apprêtait sans doute à m'insulter lorsque la masse que représentait le basketteur se mit en mouvement. Benoît se redressa lentement sous nos yeux écarquillés. Il fixait le sol ; je savais qu'il était à deux doigts de tourner de l'œil. La douleur devait être atroce. Chaque geste, même minuscule, tirait sur sa peau cramée et lui arrachait une grimace. Un zombie aurait été jaloux de son expression faciale. Même moi, je me demandais s'il ne revenait pas d'entre les morts.
- Je... ça va. Je peux... marcher.
Le basketteur finit par se lever, et commença à marcher vers le manoir. Chaque pas semblait une épreuve. Il tituba, se reprit, recommença à avancer sous le regard horrifié de Yukie. Nous les suivîmes.
- Je te préviens, glissai-je à Bianca, s'il se fout en l'air, tu le ramasses.
*
Benoît chialait. Impossible de savoir si c'était à cause de la douleur physique, ou juste celle d'avoir perdu coup sur coup son meilleur ami et son amoureuse. Capucine ne pouvait pas être en vie. Pas après avoir fait sauter la salle de conférence et elle avec. Si la déflagration ne l'avait pas tuée, elle était morte d'asphyxie, ou alors écrasée sous les décombres. Ou un mélange des trois. Finalement, elle avait dû autant souffrir qu'avec une exécution classique.
Un nouveau hurlement du basketteur me ramena à la réalité. Bianca se mordit la lèvre de culpabilité mais continua à verser de l'eau sur ses plaies. La large brûlure qui mordait une bonne partie de son dos était douloureuse à regarder. De larges cloques jaunâtres bourgeonnaient sur l'ensemble de la plaie. Ses épaules semblaient avoir le plus morflé. La peau à cet endroit prenait une teinte claire, ce qui, apparemment, n'était pas bon signe. Bianca était restée silencieuse à partir du moment où elle avait commencé à s'occuper des brûlures de Benoît. Son visage blême en disait long. Elle préférait se taire plutôt que de partager ses appréhensions et piétiner un peu plus la santé mentale du métis.
Je soupirai, et repris ma tâche. J'avais réussi à chopper un miroir de poche, et m'échinai à retirer les graviers fichés dans mon visage avec une pince à épiler. Ma peau me brûlait, sans parler des blessures mal cicatrisées qui s'étaient remises à saigner suite à ma chute. Mais je la fermais, parce que mon cas n'était rien comparé à Benoît. J'inclinai la glace en direction de ma joue, et plongeai la pince dans la chair, là où je pouvais voir un débris en relief. Je me mordis la langue dans l'espoir naïf que ça atténue la douleur. Je soufflai et déposai le caillou sanguinolent sur la table, avec les autres.
Yukie déposa devant moi une bouteille de désinfectant. Je la gratifiai d'un simple mouvement de tête. Elle avait proposé de m'aider, mais je pouvais me débrouiller seul.
Un bâillement irrépressible me déconnecta quelques secondes. La fatigue me tombait dessus d'un seul coup. Je n'avais pas passé une nuit correcte depuis le suicide d'Atlan. Ma tête semblait chargée au plomb ; quant à mes yeux, ils n'aspiraient qu'à se fermer une bonne fois pour toutes. Je n'arrivais plus à me concentrer.
J'appliquai machinalement un coton imbibé de désinfectant et sursautai lorsque le produit entra en contact avec mes plaies. Ils sont gonflés, d'écrire que cette merde ne pique pas. Je fermai les yeux une seconde. Le but de Capucine était de faire sauter la salle de conférence, aucun doute là-dessus. Mais ça ne me disait pas où elle avait pu se procurer des bombes. Et pourquoi tuer Caleb, alors qu'elle aurait simplement pu enclencher le détonateur à l'extérieur de la pièce ? La voix de Bianca me parut d'abord en écho, puis se stabilisa. J'ouvris les yeux et relevai la tête.
- Va dormir, le mioche. Ta sale gueule me fait pitié.
Je jetai à la blonde un regard blasé, mais elle ne devait pas avoir tort.
En moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, mes jambes me menèrent dans ma chambre. Je compris qu'elles ne me porteraient pas plus loin quand elles prirent une consistance cotonneuse. Je soupirai. Si je ne dormais pas dans l'immédiat, je n'arriverais à rien. Comme d'habitude, je bloquai la porte de l'intérieur avec une chaise. Même si nous n'étions plus que quatre, il valait mieux être trop prudent que pas assez. Je n'accordais toujours pas ma confiance aux autres ; pas par choix, mais par nécessité.
La lumière du soleil au méridien baignait la pièce d'une ambiance dorée, quoiqu'un peu entachée par l'orangé des flammes à l'extérieur. Je jetai un œil par la fenêtre : le feu faiblissait, mais l'épais nuage de fumée semblait stagner en haut du dôme qui fermait la zone. J'avais un mauvais pressentiment, mais mon cerveau était trop embrumé pour réfléchir à l'éventualité que nous puissions à la longue crever d'asphyxie ; dans d'atroces souffrances, évidemment. Je bâillai de nouveau.
Ma chemise était maculée de poussière, cendre, et de sang. Je l'enlevai, et la balançai dans un coin de la chambre. Vu son état, elle n'aurait même pas pu servir de chiffon à poussière. Mon matelas m'appelait, littéralement. Je ne résistai pas, et m'affalai sur le lit. Je posai Charlotte à côté de moi, et serrai dans ma main le papier donné par Capucine, en me promettant de le lire dès mon réveil. Il nous restait encore beaucoup de mystères à élucider, et mon instinct me soufflait que nous n'étions pas sortis d'affaire, malgré la destruction de la salle des tribunaux. Ce fut ma dernière pensée avant de me foutre en l'air dans les bras de Morphée, et fermer les yeux pour de bon.
[Reste : 4]
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