51 - Lamentations, réflexions et suspicions

- Cherche pas, le mioche. On trouvera rien. C'est pas en fixant le corps que l'enfoiré qui l'a tué va venir nous faire coucou.

Les poings aussi serrés que ma mâchoire, je levai les yeux sur Bianca. Les mains sur les hanches, la blonde préférait fixer un point invisible plutôt que m'accorder son attention. Elle me paraissait immense, perchée sur des talons inconfortables, tandis que j'étais accroupi à côté du corps. La lumière d'un soleil blanc, filtré par les murs fumés de la zone, entourait sa silhouette d'une auréole. Tout me paraissait irréel. Plus je regardais Caleb et ses yeux désormais vitreux, plus j'éprouvais des difficultés à réaliser. Quelqu'un parmi les quatre personnes restantes avait sciemment commis un meurtre à moins d'un jour d'intervalle du dernier procès.

Bianca avait raison. Rien. Je ne voyais rien qui puisse trahir le coupable. Pas la moindre preuve. La blessure à la nuque ne laissait place à aucune hésitation. Un seul coup, placé de manière stratégique. Le tueur savait ce qu'il faisait. Mais, de toute façon, est-ce que la question se posait vraiment ? A ce stade, nous connaissions les risques encourus. Voilà pourquoi les motivations du coupable me semblaient si floues.


Je me redressai et soupirai. La zone me paraissait encore plus oppressante que d'habitude. Je n'étais pas claustrophobe, mais passer ses journées dans un endroit clos pouvait à la longue modifier la perception des espaces. Tout ce qu'on voyait, c'était cette putain de cage et ses murs inébranlables. On avait pourtant essayé, avec Charlie, de percer leurs secrets. Ils semblaient incassables, et enterrés dans le sol de manière à ce que l'on ne puisse pas creuser pour s'enfuir. Un nouvel échec à notre palmarès. Je lâchai un rire nerveux. Il avait fallu que Charlie y passe pour que je me rende compte que ça ne servait à rien de s'acharner, de chercher à s'échapper d'une zone hermétique, à démasquer un traître qui n'existait sûrement pas. Je soufflai. Bordel, c'est pas parce que Caleb est mort que tu dois devenir aussi dépressif que lui.

- Tu m'écoutes, gamin ?

La voix de Bianca me parvint en écho. Je revins à la réalité pour observer son visage fermé me fixer avec insistance. Ses lèvres pincées et son teint blême trahissaient son angoisse. Angoisse de mourir comme innocente, ou coupable ? J'haussai les sourcils pour soutenir ses iris limpides.

- Franchement ? Non.

Elle grogna. Je pouvais comprendre. J'étais persuadé que si je m'avais comme interlocuteur, j'aurais envie de m'étriper au bout de quelques secondes. Bianca leva les yeux au ciel, réajusta ses cheveux et repartit dans ses élucubrations.

- Pourquoi Hologramme n'a pas encore ramené son cul pixellisé ? fit-elle. D'habitude, il est aux premières loges quand il s'agit de se foutre de notre gueule. Et puis, d'abord, qu'est ce qu'il lui a pris de filer à quelqu'un une motivation aussi vite ?

- Si je le savais, ça m'éviterais de rester planté comme un con à réfléchir au pourquoi du comment, soupirai-je.

Je récoltai un regard noir, auquel je répondis par un haussement d'épaules. Qu'est ce qu'elle croyait ? Je n'étais pas plus avancé que quiconque sur cette affaire. Le meurtre de Caleb semblait calculé. Le tueur prévoyait peut-être cet assassinat bien avant le suicide d'Atlan. D'habitude, nous trouvions toujours quelque chose à rattacher au coupable. Là, il n'y avait rien d'autre que le couteau.


Pas le temps pour les lamentations ; je pourrais faire une tombe digne de ce nom après avoir démasqué le coupable, pas avant. Je m'étais promis de le venger. Et puis, ce n'était pas le moment de mourir. Pas encore. J'avais encore des comptes à rendre ; des zones d'ombre à éclaircir.

Je plongeai la main dans la poche de ma veste. Mes doigts se refermèrent sur le corps molletonné de Charlotte. Ça ressemblait à un tic, désormais. Cette marionnette faisait office de passerelle avec la réalité. Dès que je me sentais flancher, je m'assurais qu'elle demeurait, inerte, dans ma main. Elle me rappelait que personne n'était éternel, et que je devais me battre chaque instant pour rester en vie. Charlotte, c'était le joker qui me rappelait que j'avais toujours une chance face à l'adversaire, même infime.


Les motivations du tueur me torturaient l'esprit depuis plusieurs minutes. Bianca restait silencieuse, et avait prit place sur le banc. Elle réfléchissait, mais je ne parvenais pas à déceler si elle traquait vraiment le coupable. Ses pensées semblaient diverger. La blonde me lançait quelques brefs regards, comme pour me signaler qu'elle me suspectait autant que les autres. Nous ne nous faisions pas confiance, et c'était peut-être mieux ainsi. Le cadavre à nos pieds constituait la preuve irréfutable qu'être naïf ne gardait pas en vie.

Hologramme n'avait pas fait d'apparition depuis le dernier procès. En toute logique, il ne serait revenu que quelques jours plus tard, comme à son habitude. Alors, quid de la motivation ? L'absence de réponses me donnait mal au crâne. Je me serais bien donné des claques, si ça avait pu m'aider à comprendre. L'ignorance me rendait dingue.

La localisation de la blessure annihilait toute hypothèse de légitime défense. La peur, alors ? Un motif si ridicule ne tenait pas la route. Pas à ce stade. Caleb avait été enfermé par nos soins ; nous nous étions tous assurés que le meuble placé en travers de la poignée ne bougerait pas. Du moins, pas sans une aide extérieure. D'instinct, je redressai la tête pour observer les autres.


Ben se tenait dans l'encadrement de la porte. Immobile depuis son altercation avec Capucine. Jambes repliées, yeux vides, il semblait murmurer quelque chose pour lui-même. Il allait craquer. Pas simplement comme quand il m'avait tabassé ; c'était en partie de ma faute. Il s'apprêtait à définitivement perdre pied comme Jean, Emiliana ou Caleb. Se coltiner un zombie d'un mètre quatre vingt quinze prêt à nous péter une durite... je m'en serais bien passé. Mais pas le temps de jouer les psychologues ; il fallait juste espérer qu'il attende la fin du procès avant de disjoncter.

Selon Bianca, Yukie refusait elle aussi de bouger. Recroquevillée dans le couloir, elle chialait sans discontinuer. Tout comme Ben, l'asiatique n'était pas loin du craquage. Cependant, les deux restaient sur ma - courte - liste de suspects potentiels. Sous leurs airs déprimés, ils cachaient peut-être une âme meurtrière.

La blonde non plus n'échappait pas à mes suspicions. Elle semblait réellement affectée par la mort de Caleb, et l'avait plus côtoyé que quiconque ces derniers jours. Mais Bianca connaissait ses failles. Elle savait combien la mort d'Atlan l'affecterait, et devait également se douter de sa tendance instable. Je soupirai. Bientôt, tu vas te soupçonner toi-même.


Quant à Capucine... la jeune fille s'était volatilisée depuis que nous nous étions croisés. Son attitude demeurait la plus étrange d'entre toutes. Elle paraissait résignée, fatiguée et perdue, mais je pouvais affirmer sans hésitation que son cerveau devait carburer. Ce n'était pas le genre de personne à baisser les bras. La brune avait dû se rendre compte, plus tôt que moi, que contempler un cadavre n'aiderait pas à trouver l'assassin. Pourtant... rien ne trahissait le coupable, si ce n'est bien sûr l'absence d'un couteau dans le débarras.
Si simple que c'en devenait ironique. Le suicide d'Atlan nous avait, moi le premier, tous surpris. La multitude d'indices que ce malade avait laissés pour me faire accuser... j'en avais encore froid dans le dos. Là, un tout nouveau cas de figure nous faisait face. Un meurtre banal. On déplorait ici l'absence de preuves plutôt que leur profusion. Le crime, très certainement commis en pleine nuit, avait été millimétré. Pas une trace. Pas une erreur. Juste un couteau, et une victime.


Les yeux de Caleb me perturbaient toujours. Mi-clos, mais pourtant emplis d'une expression de terreur comme j'en avais rarement vue. Il n'est pas mort directement, notai-je mentalement. La blessure avait dû le faire souffrir avant qu'il ne rende l'âme. Peut-être même qu'il avait vu le visage de son agresseur. Ça expliquait la peur ; Caleb nous considérait tous comme ses amis. Se rendre compte que le monde n'était pas aussi niais que lui, ça avait dû le tuer encore plus vite que la plaie. Un rire las m'échappa, encore. J'avais envie de retourner dans le passé, et lui foutre des baffes pour qu'il arrête d'être aussi naïf. Malheureusement, j'arrivais trop tard. Lentement, j'avançai ma main vers son visage et abaissai ses paupières comme un store pour cacher un paysage moche. Au moins, la mort lui évitait de contempler ce qu'il était devenu. Ses cernes paraissaient disproportionnés pour son visage candide. Son corps, contrairement à certains, n'était pas mutilé. Juste une entaille à la nuque ; une blessure aussi pathétique que lui. Mes mains se crispèrent de nouveau, réveillant ma haine envers le meurtrier. Le nombre réduit de suspects me collait des sueurs froides. Malgré mes suspicions quasi constantes et ma légère paranoïa, je n'aurais pas parié que l'une de ces quatre personnes se serait salit les mains. A cinq, nous arrivions quand même à nous tirer dans les pattes. Au fond, les vrais pathétiques, c'étaient nous. Pas Caleb.

Je sentis Bianca se lever et se placer à mes côtés. Pour la première fois, je fus gêné d'être plus petit qu'elle. Forcé de lever la tête pour observer ses traits ; tenter de déceler la moindre once de culpabilité sur son visage. Ses talons m'agaçaient, mais même sans, elle me dépassait. La blonde garda un silence presque respectueux pendant quelques secondes, puis parla.

- Au fond, est-ce qu'on est pas tous foutus ?

- Quoi ?

Bianca m'avait, en une seule phrase, parue plus mature et résignée que jamais. La blonde fixait le corps, et je ne parvenais pas à déceler si elle s'adressait à moi ou juste à elle-même.

- Je l'ai toujours trouvé chiant, avec sa connerie de confiance et ses idéaux débiles. Alors qu'on était tous en train de foutre sur la gueule, lui, il voulait juste que tout le monde fasse ami-ami. C'était suicidaire, une mentalité pareille ; surtout quand on est entourés de malades. Mais là, je...

Sa voix se brisa. Je me rendis compte que j'avais arrêté de respirer. Mes mains étaient moites. Mes cordes vocales refusaient de produire le moindre son. Je me tenais là, aussi inutile qu'immobile, tandis que Bianca se décomposait. Caleb était mort ; mort, et rien ne pourrait le ramener.

Voir la blonde craquer me faisait quelque chose. Les souvenirs de la morgue remontèrent à l'unisson, me laissant sur le palais un arrière-goût amer. Je n'avais jamais voulu la tuer ; la taser ne faisait même pas partie de mon plan initial. Ce soir-là, j'avais drastiquement changé mon opinion sur elle. Sous sa façade, derrière le maquillage et les insultes, elle souffrait. On était assez similaires, en fait. Et la voir à mes côtés, mains plaquées sur son visage, ses respirations rauques chargées d'émotions... c'était comme me voir à travers un miroir déformant.

- Je sais, parvins-je à souffler. Moi aussi, cet idiot va me manquer.

Ma propre sincérité me surprit. Bianca rejeta la tête en arrière, et prit une grande inspiration pour refouler ses larmes.

- C'est un peu le bordel dans ma tête, soupira-t-elle. J'ai l'impression que le mot « sommeil » n'existe plus dans mon vocabulaire. (elle marqua une pause) Les gens tombent comme des mouches. D'abord l'associable, maintenant lui... Et le manoir ressemble à un asile. A la vitesse où ça va, j'aurais même pas le temps de me remaquiller qu'on m'aura déjà surinée à la fourchette.

Elle eut un rictus nerveux. Je l'imitai. J'avais mis de côté mes recherches vaines, espérant que le procès m'aide à y voir plus clair. Pour l'heure, et sans indices supplémentaires, ça ne servait à rien de réfléchir, à part me coller la migraine.


- Ah, le pauvre. Même crevé, il a l'air paumé, vous ne trouvez pas ? Huhu.

Nous sursautâmes à l'unisson et nous tournâmes pour tomber face à Hologramme. Le maître du jeu, tout sourire, semblait se tenir là depuis une bonne minute. Il frotta ses mains bleutées comme un gamin qui prépare une connerie. Ses orbites vides se braquèrent tour à tour sur nos visages. Bianca recula d'un pas. Le sourire d'Hologramme s'étira, puis reporta son attention sur moi. Je demeurai immobile. Le tas de pixels ne me faisait plus rien. Ceux qui le contrôlaient, en revanche, m'effrayaient sans même que je connaisse leur visage. Je plissai les yeux. L'idée qu'une ou plusieurs personnes m'observaient au travers d'Hologramme me donnait la nausée. Il s'écoula quelques secondes durant lesquelles plus rien ne sembla bouger. Bianca fronça les sourcils et inclina la tête, exclue du tableau. Je toisai l'hologramme, en ayant cependant la sordide impression qu'il savait exactement à quoi je pensais. Il semblait décrypter le moindre de mes battements de cils. Il devait déjà connaître l'identité du meurtrier, mais quelque chose dans son attitude me perturbait.


Au fond, peu importait ; mon but se dessinait devant moi comme un chemin. Sans Charlie, sans Caleb, plus rien ne me retenait désormais. Je redressai le menton, et offris au maître du jeu le plus moqueur de mes sourires. Bianca blêmit, mais mes yeux restèrent fixés sur ma cible. Ma main rencontra Charlotte. Mon joker. Une inspiration, et ma voix sembla résonner dans la zone.

- Tu sais, Hologramme, on est presque pareils. On effraie les gens, alors que tu n'es même pas réel, et moi je ne suis qu'un gamin insignifiant. La seule différence, c'est que toi, tu te planques derrière un tas de pixels. Et si t'as pas le courage de venir nous balancer tes « huhu » directement, je ferais en sorte de te traîner hors de ta cachette. Retiens bien mes paroles : à compter de maintenant, et jusqu'à ma mort, je jure de tout mettre en œuvre pour te démasquer et te faire endurer tout ce qu'on a dû subir jusque là.

Le visage d'Hologramme se fendit presque sous son sourire carnassier. Il plaça son index pixellisé sur ma gorge. Bien qu'intangible, je pus tout de même ressentir le danger que ce geste symbolisait. Je déglutis, sans pour autant cesser de le toiser.

- Quel discours bourré d'héroïsme. Tu es vraiment devenu le nouveau Caleb, huhu. Espérons juste que tu vives assez longtemps pour me trouver, Jack.


[Reste : 5]

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