38 - Tordu
Dès que je pus de nouveau bouger, je portai machinalement la main à mon front. Une douleur cuisante me fit grimacer. Elle se répandit d'abord à l'endroit où j'avais reçu le coup, puis s'insinua sur les tempes. Il ne m'avait pas loupé. Je sentis sous ma tête la texture d'un coussin et remuai pour me tourner sur le côté. J'étais dans un lit.
J'ouvris les yeux. Ma vision resta floue quelques secondes, puis se stabilisa sur le visage penché au-dessus de moi. Atlan. Son regard froid me fixa, puis il poussa un soupir en détournant l'œil.
- Il n'a pas tapé si fort, quand même.
Je me redressai, non sans ressentir toujours la même douleur au crâne. Nous étions dans ma chambre. Le brun était affalé dans une chaise à côté du lit. Malgré son attitude blasée, j'étais content de le voir. Je m'apprêtais à dire quelque chose lorsque j'entendis une conversation étouffée. Mon regard convergea vers la porte et j'aperçus Bianca et Yukie. La blonde me désigna du doigt, puis chuchota quelque chose et je vis le visage de l'asiatique s'éclairer. Elle semblait soulagée, mais avait les joues et le nez rougis. Yukie ouvrit la bouche pour parler mais la referma derechef, et braqua ses yeux sombres sur Atlan.
Le brun me tendait un cachet et un verre d'eau.
- Antidouleur, fit-il avant que je ne le questionne.
J'esquissai un sourire de circonstance, mais les visages de mes camarades restaient plus ou moins marqués par les derniers événements. Bianca croisait les bras mais demeurait sous le choc. Yukie paraissait traumatisée, ni plus ni moins, par la violence de l'exécution. Atlan... bien que toujours aussi calme, il semblait pensif. J'aurais bien aimé pour oublier l'exécution de Charlie ; impossible, pourtant, de ne plus entendre ses cris résonner, le bruit atroce des scies... Le simple fait d'y repenser m'arracha un frisson, et j'avalai le verre d'eau d'une traite avec le cachet, en espérant que l'effet soit rapide.
- Depuis combien de temps je suis... inconscient ?
- A peine vingt minutes, me répondit Bianca. Mais quand même, t'es fragile.
Je m'efforçai de ne pas réagir à la pique ; elle avait de toute manière raison. Un silence pesant emplit la pièce. Les filles avaient stoppé leur conversation. Atlan semblait mal à l'aise. Il tritura le bandage qui lui couvrait l'œil gauche. Yukie le fixait toujours, mais impossible de décrypter son émotion. J'étais encore un peu sonné et mon esprit demeurait brumeux. Je tentai toutefois de me remémorer la scène.
Jack avait totalement disjoncté. Je m'attendais à le trouver en larmes, à en croire son attitude lors du procès. Mais, encore une fois, l'imprévisible blond nous avait tous choqués. Est-ce qu'il mentait ? Je ne savais plus... Un coup sérieux à la morgue, lorsqu'il m'avait dit chercher le traître. Un autre irréfléchi pendant le procès ; où il avait failli mourir avec nous. Et maintenant ? Maintenant, il avait juste repris ses vieilles habitudes. Si ça se trouve, tout n'était qu'un immense mensonge ; il avait toujours su Charlie coupable. Et si... ? Non, ça n'avait aucun sens. Jack tenait à la vie. Du moins... je le pensais jusqu'à aujourd'hui. Trop de questions s'entremêlaient sans que j'en trouve la réponse.
Mon esprit rembobina et je revis Ben se jeter sur le blond, et le frapper avec toute la haine dont un être humain dispose.
- Ben... ? fut la première chose qui me vint.
- Quand il a réalisé t'avoir frappé, il est redescendu sur Terre et s'est rendu compte de ses actions, fit le brun d'un ton détaché. Il a couru s'enfermer dans sa chambre, et on ne l'a pas revu. (il marqua une pause) Capucine essaie de le raisonner depuis, sans grand succès.
Sans pouvoir l'expliquer, je fus presque soulagé d'entendre que la brune était avec lui. De son propre gré, qui plus est. Si Ben n'avait jamais caché son attrait pour elle, je redoutais l'opinion de Capucine là-dessus. Mais, sans pour autant éprouver les mêmes sentiments, le fait qu'elle reste avec lui me rassurait. Je me massai les tempes. Il faudrait que j'aille, moi-aussi, le rassurer. Je comprenais qu'il ne se soit pas contrôlé face à l'énième provocation de Jack. Jack...
- Et Jack ?
Atlan haussa les épaules et leva son unique œil au ciel. Je compris qu'il ne m'en dirait pas plus, alors je m'en remis aux filles. Yukie baissa la tête face à mon regard interrogateur tandis que la blonde arbora un air courroucé, comme si la question était déplacée.
- Quoi ? siffla Bianca. On était trop occupés à veiller sur ta petite gueule et celle du grand con. On l'a laissé par terre, c'est tout ce qu'il mérite.
- Mais... Et s'il est blessé ?
Sur ces mots, Atlan se pinça l'arrête du nez.
- Bordel, Caleb, soupira le brun. Ce n'est pas ton problème, c'est celui de Ben. Jack est juste un gamin qui ne mesure pas la portée de ses actes. Ben est trop faible mentalement pour lui tenir tête de manière civilisée, alors il a exprimé ses émotions avec ses poings. En aucun cas cela ne te concerne, alors ne t'avise pas de...
- Il faut que j'aille m'assurer qu'il est encore vivant, le coupai-je d'une voix blanche.
Le brun se leva d'un bloc, faisant racler sa chaise contre le sol. Le bruit réveilla la douleur et me fit grimacer. Il braqua sur moi son sempiternel regard glacial puis se dirigea vers la sortie, sous les yeux médusés des filles. Bianca le toisa brièvement. Yukie recula. Atlan posa sa main sur la poignée de porte. Juste avant de sortir, il se retourna et me lança d'un ton polaire :
- Fais ce que tu veux. Je ne serais pas responsable s'il arrive quelque chose.
Sur ces mots, il disparut dans le couloir.
Ses paroles me plongèrent dans l'incertitude. Ses mots sonnaient comme autant de menaces, pourtant, je persistais à croire que Jack n'était pas aussi démoniaque qu'il le laissait paraître. J'étais sans doute naïf, mais, à l'heure actuelle, il pouvait se trouver n'importe où dans la zone ; blessé de surcroît. Je m'inquiétais pour son état, sans compter qu'il était directement lié à Ben. Si Jack mourrait, il entraînerait son agresseur dans sa chute. Je devais aller le trouver, pour lui comme pour Ben.
Je pris une grande inspiration et me levai, ignorant la douleur lancinante. Les filles n'avaient pas bougé et me fixaient, muettes. L'air agacé de Bianca et celui incompréhensif de Yukie créaient un contraste saisissant.
- Je vais chercher Jack, fis-je. Vous n'êtes pas obligées de...
- On comptait pas venir, si c'est ça ton problème, ma rembarra la blonde. Viens, on se tire.
Elle sortit, suivie de près par Yukie qui se retourna pour me lancer un ultime regard compatissant. Je soufflai. J'étais seul. Seul, avec un effroyable mal de tête, et peut-être bientôt un psychopathe sur le dos. Selon les dires de Bianca, ils l'avaient laissé à côté des escaliers. J'empruntai le couloir des chambres sans prêter attention à la porte de Ben, et me retrouvai dans le hall du manoir.
Personne. Pas âme qui vive. Seule une flaque de sang à moitié sec m'indiquait la présence du blond ici. Je réprimai un frisson. Il était parti ? C'était plutôt bon signe ; ça prouvait qu'il n'était pas si mal en point que je ne le craignais. Mais je ne pus m'empêcher mon esprit d'imaginer des dizaines de scénarios catastrophes, durant lesquels je tombais sur la dépouille du blond, abandonnée dans un recoin sombre. Je l'avais vraiment cru mort, lorsque j'avais vu son corps dans la flaque de sang, la veille. Cette fois, je tremblai pour de bon. L'antidouleur commençait enfin à faire effet, et je profitai de cette accalmie pour analyser l'environnement. Très vite, un détail m'apparut comme une évidence. Des gouttes de sang frais formaient un chemin jusqu'à la porte principale. Je les suivis et passai la tête dehors. Je passai en revue les jardins. Une tignasse bouclée d'un blond caractéristique se détachait à côté de l'estrade ; celle où avait eu lieu le duel entre Atlan et Emiliana. Je reconnus directement celui que je cherchais.
Jack se tenait, immobile, devant le cimetière de fortune que je renflouais après chaque procès. Plus je m'approchais, et plus son image se faisait nette. Ses épaules se secouaient anarchiquement. Sa tête demeurait enfouie entre ses mains. Il pleurait. De lourds sanglots rauques jaillissaient d'entre ses lèvres, étouffés par ses paumes. Le voir ainsi me fit de la peine.
Il ne sembla pas remarquer ma présence lorsque je m'agenouillai à ses côtés. Je restai silencieux et observai les petits monticules de terre. J'en dénombrai dix. Jack avait construit la tombe de Rufus, celle de Charlie, et une autre pierre se trouvait posée pour Charles. Mon cœur se serra. Je n'aurais jamais pensé Jack capable d'un jour ériger des tombes.
Non sans appréhensions je me risquai à poser une main dans le dos du blond. Il sursauta et braqua sur moi un regard assassin.
Je me figeai en voyant l'étendue des dégâts.
Son visage angélique n'était plus. Tordu, sanguinolent, brisé de toutes parts. Les mèches proches du front se trouvaient poisseuses et écarlates. L'une de ses arcades répandait un flot d'hémoglobine sur son œil, sa joue, son menton. La paupière opposée demeurait gonflée et avait commencé à se teinter d'un rouge tirant sur le mauve. La lèvre inférieure, éclatée, gouttait encore, salissant sa chemise claire. De nombreux hématomes fleurissaient au niveau de ses tempes, sur ses joues... Mais le plus affreux restait sans conteste son nez. Une fissure, ni plus ni moins, l'ouvrait en deux, mettant presque l'os à vif. Le sang s'y écoulait en cascade, luisant au soleil. L'ensemble se trouvait penché dans un angle non naturel. Je réalisai avec horreur que l'os était sûrement cassé. La douleur devait être insupportable.
Ses larmes, dont l'afflux avait cessé derechef, se mélangeaient au sang et roulaient sur ses joues meurtries pour venir s'écraser sur son col. Le blond devait atrocement souffrir ; je me sentis presque coupable d'avoir pris un antidouleur pour mon mal de crâne. Jack ne pouvait pas rester sans soins. Ses plaies allaient s'infecter.
- C'est moche, hein ? siffla le blond.
Sa voix me fit sursauter. Elle était plus rauque et nasillarde qu'à son habitude ; sans doute un effet secondaire de sa fracture. Jack avait la mâchoire crispée et ses yeux injectés de sang me renvoyaient un éclat furibond. En l'espace de quelques minutes, il avait perdu son air enfantin. A présent, il n'était plus qu'une image déformée du Jack passé. Cassé de toutes parts et imbibée de sang. J'ouvris la bouche pour répondre, mais le blond me devança. Chaque mot lui arrachait une minuscule grimace.
- Aller, je parie que tu viens t'excuser à la place de Ben pour m'avoir tabassé ? Pour qu'on redevienne tous amis pour la vie et qu'on finisse de s'entretuer dans la joie et la bonne humeur ?
Cette attitude médisante ne correspondait pas à Jack. D'habitude, il se montrait plus moqueur. Je soufflai en me redressant.
- Non, je... je m'inquiétais. Il faudrait que tu désinfectes tes plaies...
Le blond se releva à son tour, me fixa un instant ; puis son regard se perdit dans l'horizon. Il émit un rire guttural, plus étouffé qu'autre chose, entrecoupé d'inspirations rauques. Son expression se trouvait à mi-chemin entre la moquerie et la souffrance.
- Ah, bordel, même rire me donne l'impression que ma gueule se désintègre en boucle.
Ses lèvres se tordirent en un rictus crispé. Jack ferma ses yeux brillants de douleur et resta interdit quelques secondes, durant lesquelles je n'osais le déranger. Plus je l'observais, et plus la dure réalité s'imposait. Bianca possédait des connaissances médicales, mais la chirurgie demeurait impossible ici. Jack garderait ce visage jusqu'à la fin de sa vie, et la douleur qui l'accompagnait. Il semblait l'avoir lui-aussi réalisé, sans pour autant montrer la moindre appréhension. Je me mordis l'intérieur de la joue. J'aurais dû arrêter Ben dès le premier coup. Il se serait senti moins coupable, et Jack aurait été moins amoché. Je baissai la tête, à nouveau submergé par une vague de culpabilité. Je commençais à avoir l'habitude. L'habitude de prendre les mauvaises décisions, d'emprunter les mauvaises directions. Après avoir blessé Yukie, puis Ben, je ne pouvais que constater l'état du blond. Brisé à l'extérieur comme à l'intérieur. Le sujet de Charlie n'avait pas encore été abordé, mais tôt ou tard mes camarades lui demanderaient des comptes.
Jack m'agrippa soudain l'épaule, m'arrachant à mes pensées vagabondes. Son visage avait beau être écarlate, je devinai qu'il était blême sous le sang. Avec toujours le même rictus, il rompit le silence.
- Ne crois pas que je vais oublier le geste de Benoît. Mais d'accord, allons à l'infirmerie. (il rit de nouveau) Par contre, il y a de fortes chances que je m'évanouisse sur la route.
Le blond ne mentait pas ; je dus le soutenir sur la deuxième moitié du trajet.
*
Jack s'était assis sur un lit. Il balançait ses jambes dans le vide pendant que je farfouillais dans les armoires, à la recherche d'un quelconque désinfectant. Je n'avais aucune connaissance médicale, mais vu l'attitude de Bianca, elle ne viendrait pas nous aider. Le blond demeurait silencieux et tentait de camoufler son malaise. Il devait souffrir le martyre. Quiconque se serait roulé par terre en hurlant, mais lui gardait simplement les poings et la mâchoire crispée. Il retenait ses larmes.
Je revins m'asseoir à ses côtés lorsque j'eus trouvé la bouteille de désinfectant. J'hésitai à lui proposer mon aide, mais il fit le choix à ma place. Il m'arracha presque le flacon des mains.
- J'ai déjà été assez humilié pour te laisser faire quoi que ce soit de plus, soupira le blond.
Jack ferma les yeux en appliquant le produit ; il ne put s'empêcher de grimacer. Il termina de désinfecter ses plaies en silence, puis colla une large compresse sur l'arrête du nez.
Le blond tenta de se lever. Il prit appui sur ses mains et descendit du lit. Mais la perte de sang et la douleur l'avait affaibli ; il tituba. Je sautai à terre à mon tour et le rattrapai par les épaules. Il se retourna vivement, me frappant presque du plat de la main.
- Mais lâche-moi ! J'ai pas besoin d'aide, t'entends ?
Je reculai, aussi surpris que choqué par son geste. Il semblait furieux, et tremblait ; ses yeux brillaient d'une lueur fiévreuse.
- D-désolé. Je vais te laisser et...
- Non. Reste. S'il... S'il te plaît.
Le blond baissa la tête, mortifié. Son visage, bien que débarrassé de tout le sang, n'en restait pas moins tuméfié et rougi sur sa quasi-totalité. Je soupirai et me tirai une chaise, tandis que Jack s'allongea. Il porta le bras à son front, et en recouvrit ses yeux.
- Putain... entama-t-il d'une voix étouffée. Je crois que je vais pas tenir.
Je restai muet. Dans cette situation, j'avais l'impression d'être un psychologue prêt à écouter les élucubrations dépressives d'un quelconque patient. Sauf que dans mon cas, le psychologue en question se trouvait être autant voire plus faible que son client. Je soupirai de nouveau. Un soupir las, cette fois-ci. Même Jack craquait. Depuis notre virée à la morgue il était passé par toutes les émotions différentes, de la simple moquerie aux tendances suicidaires lors du procès. Le blond avait voulu se sacrifier, pour Charlie ! Et une telle action nous aurait tous entraînés dans sa chute. Je ne voulais pas poser la question de moi-même. J'attendais juste qu'il aborde le sujet.
Après une batterie de respirations rauques, Jack reprit la parole. Sa voix, déjà déformée par ses blessures, sonnait encore plus grave.
- Tu culpabilises, parfois ?
Je ne pus m'empêcher d'esquisser un sourire affligé.
- Oh non, jamais. Surtout depuis que j'ai brisé le cœur d'une fille, et que mon meilleur ami a tabassé un certain Jack sans que je n'y puisse rien.
- Mais voyez-vous ça, tenta-t-il sur le ton de la plaisanterie. Caleb se met au sarcasme. Atlanou déteint sur toi, on dirait. Je l'ai toujours trouvé associable, ce type. Avec sa tendance à s'enfermer au donjon sans que personne n'en sache rien... Mais il doit avoir ses raisons, enfin, je suppose.
J'attendais une suite à son discours, mais ses lèvres restèrent scellées. Après avoir entamé la discussion sur le thème de la culpabilité, j'avais l'impression qu'il avait brusquement changé d'avis et donc, de sujet.
- Jack... J-je ne voulais pas poser la question, mais... pourquoi est-ce que tu as défendu Charlie ?
Le rictus du blond se figea en une grimace crispée. On aurait dit qu'il venait de se faire enfoncer une lame dans le dos. Il demeura interdit quelques secondes. Son bras se pressa un peu plus sur ses yeux ; il semblait combattre ses propres émotions. Je remarquai que, de sa main libre, il avait tiré Charlotte de sa poche. Son poing se crispa sur la marionnette.
- Je suis un meurtrier, dit-il d'une voix blanche. Si Charlie n'est plus là, c'est entièrement de ma faute.
Chaque mot prononcé semblait être une épreuve. Je me tordis nerveusement les mains. A nouveau, je plongeai quelqu'un dans le désespoir à cause de mon attitude. C'était de pire en pire. Jack ouvrit la bouche pour parler mais laissa échapper un sanglot rauque. Il inspira derechef et le sanglot se mua en un rire crispé.
- Hier soir, Charlie devait tuer Rufus. Avec moi.
Le sérieux avec lequel il venait de prononcer cette phrase me laissa bouche bée. Des dizaines de questions se pressèrent aux portes de mon esprit. Pourquoi avaient-ils prévu un assassinat ? Pourquoi Charlie n'avait pas suivi leur plan initial ? Et pourquoi Rufus ? Mon mal de tête repartit de plus belle, mais hors de question de céder à la douleur. Jack devait supporter bien pire souffrance, autant physique que mentale. Alors je me tus. Je ne voulais pas l'interrompre, ni le questionner. Je fixai le sol, tête baissée, en attendant la suite de son récit. Il prendrait le temps qu'il faudrait. Même si je ne pouvais rien faire pour l'aider, je pouvais au moins l'écouter ; c'était la moindre des choses après ce qu'il avait subi.
- Depuis la mort d'Emiliana, je soupçonne Rufus d'être le traître.
Ses mots me firent l'effet d'un souffle glacé. La morgue, le taser... les pièces du puzzle commençaient à s'imbriquer dans mon esprit, sans pour autant former une explication claire. Mais les agissements de Jack n'avaient pas été anodins. En réalité, ils suivaient un plan bien précis. En cela, je ne pouvais qu'admirer le blond. Il reprit d'une voix étouffée.
- J'en étais persuadé, même. Depuis le début, ça soi-disant phobie du sang l'empêchait d'enquêter après chaque meurtre. Il n'avait qu'à simuler un malaise à chaque goutte d'hémoglobine pour que tout le monde le pense incapable de tuer qui que ce soit. (il marqua une pause) Et sa relation avec Emiliana... Parfaite pour se trouver des alliés. En plus, après sa mort, il pouvait jouer les victimes à loisir. Tout le monde le pensait trop affligé pour commettre le moindre assassinat. Et son caractère relativement lisse l'éloignait de tout conflit. Le parfait profil-type pour un traître. Il se fondait dans la masse, et sa particularité lui conférait un alibi de choix.
Plus il parlait, plus sa voix tremblait. Quant à moi, je ne pouvais que l'écouter, incapable de prononcer la moindre syllabe cohérente. Je n'aurais jamais, ô grand jamais imaginé tout ça sur un de mes camarades. Le raisonnement de Jack tenait la route. Chaque argument s'alignait avec les autres. Une boule obstrua ma gorge. Mais alors, si Rufus était mort sans qu'il ne se passe rien, cela ne pouvait que signifier une chose...
- J'avais vu Yukie préparer le milkshake. A en voir sa robe et son sourire niais, elle ne pouvait préparer qu'une seule chose : une déclaration. Ou un projet d'assassinat ; mais c'est sensiblement la même chose, haha.
Son rire sonnait faux. Sa voix qu'il voulait enjouée sonnait faux. Mais ses mots sonnaient ironiquement juste.
- Le plan était simple. J'étais convaincu que Rufus monterait à la morgue. Alors je devais simplement l'attendre. (il dut sentir mon regard interrogateur peser sur lui et poursuivit) Tu étais un bonus, en quelque sorte. On se foutait pas mal d'avoir des témoins, puisque le jeu devait s'arrêter à sa mort. Je devais le taser dès qu'il aurait eu le dos tourné. Charlie, qui l'aurait suivi avec la scie, serait entré à ce moment-là, et nous l'aurions tué. Mais ça ne s'est pas du tout déroulé comme prévu.
A nouveau, sa voix se brisa. Il mit un long moment à retrouver un timbre plus posé. Je sentais bien qu'à chaque phrase, il pouvait éclater en sanglots. Mais il se retint, et continua ; le bras toujours plaqué sur les yeux, la marionnette dans la main.
- Charlie a sûrement vu Bianca monter à la morgue. Rufus... Rufus a dû sortir pour un motif débile ; il cherchait peut-être juste un verre d'eau. Alors Charlie l'a tué. Sans mon aide. C'est à cause de mes paroles que Charlie a commis un meurtre. Voyant que rien ne se passait ; que le jeu ne s'arrêtait pas... tu vois... c'est pour ça qu'on s'est retrouvés assommés. Charlie a simplement paniqué. Ce matin, je n'ai pas réalisé de suite sa culpabilité. (il expira longuement) Je ne voulais pas le réaliser, en fait. (il renifla) J'ai tué Charlie. J'aurais dû être exécuté pour ça. Charlie n'a fait que suivre mes directives. Peu importe qu'il avait une, deux, ou trois personnalités. Charlie me faisait confiance, alors même que je me plantais sur toute la ligne. Rufus n'est pas le traître. Si je n'avais pas échafaudé ce plan, nous serions toujours à neuf. Je suis responsable de leur mort. A tous les deux.
Après ce monologue, quasiment prononcé d'une seule traite, il ne parla plus. Je me sentais à mille lieues de la situation, pourtant, Jack avait choisi de tout me raconter. Il avait besoin de parler. Je soufflai. Même pour moi, c'était dur à encaisser. Je n'imaginais même pas l'état d'esprit actuel du blond.
Je me levai. Il fallait mieux le laisser seul, après ça. Je ne lui étais d'aucune utilité ; seul du repos pourrait apaiser la douleur physique, mais la douleur morale... elle resterait toujours, comme une plaie ouverte refusant de se refermer. J'éprouvais cette même culpabilité envers Kitty. Même en n'étant pas responsable directement de sa mort, une petite voix me soufflait toujours que j'aurais pu mieux la protéger. Le sentiment persistait toujours, même après des semaines. Atlan, par sa simple présence, l'avait un tant soit peu annihilée, mais le souvenir de son visage doux, encadré de mèches blondes et auréolé de sang... il ne s'en irait jamais de mon esprit. Peu importe si Kitty était une tueuse, ou je-ne-sais quoi ; Kitty restait Kitty. Celle qui m'avait insufflé son espoir dès le départ. Qui avait tout fait pour la cohésion du groupe... Ah, finalement, peut-être valait-il mieux qu'elle ne voit pas ce que nous étions devenus. Des bombes à retardement. Prêtes à exploser au moindre faux-pas.
Et quelque chose me disait que les explosions n'allaient pas cesser de sitôt.
- Tu fermeras la porte en sortant, souffla Jack avec un rictus. Je n'ai pas envie qu'on m'entende chialer à des kilomètres à la ronde.
[Reste : 7]
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