34 - Piscine sanglante

Dans ce chapitre, les éléments utiles à l'enquête seront mis en gras. 



Un violent mal de crâne me prit lorsque je repris conscience. Le coup semblait encore résonner dans ma tête. Il faisait un bruit aigu qui me vrillait les tympans. Des voix s'élevèrent à sa suite. Je reconnus Yukie, qui avait hurlé, Charlie - du moins, Charlotte - et Capucine. Une étrange sensation enveloppait mon corps, comme si je me trouvais immergé dans un liquide poisseux. Je bougeai lentement mes membres, encore hébété par le choc. Mon odorat se réveilla d'un seul coup et fut assailli d'une puissante odeur métallique. Du sang. Je baignais dans du sang. Cette simple constatation fit naître en moi une poussée d'adrénaline aussi soudaine qu'inattendue. 

Je me redressai d'un seul coup sur mes avant-bras, ignorant les acouphènes. Mon champ de vision semblait maculé de rouge. La flaque s'étendait sur plusieurs mètres. J'avais rarement vu autant de sang au même endroit. Je tournai la tête vers mes camarades, et tout me revint en avisant leurs visages figés. Capucine, bras croisés, me toisa sans un mot. Charlie demeurait inexpressif. Yukie sanglotait, mais lorsqu'elle me vit, une lueur de soulagement illumina ses yeux bridés. Les fenêtres du réfectoire renvoyaient la lumière matinale ; j'étais resté assommé trois heures, au moins. La personne responsable n'avait pas lésiné sur la puissance du coup, me laissant une migraine persistante.


Avec toutes les appréhensions du monde, je risquai un regard en direction de Jack. Son corps mince était toujours immobile et couvert d'hémoglobine. J'eus un pincement au cœur et la culpabilité m'écrasa. Si je n'avais pas perdu de temps à douter de lui, si je n'étais pas resté paralysé par la peur... La veille, le blond avait été d'un sérieux exemplaire. Du moins, en comparaison avec son attitude habituelle. Il semblait plus motivé que quiconque à tuer le traître et mettre un terme à la tuerie. Je me mordis l'intérieur de la joue. J'étais toujours dans la mare de sang, mais ne pouvais décrocher mon regard du corps. Les voix de mes camarades me paraissaient encore éthérées ; toute mon attention se portait sur lui. J'aurais tout fait pour revenir dans le passé, la veille, et courir avec lui jusqu'au réfectoire. Le ou les tueurs n'auraient pas eu le temps de nous blesser tous les deux. J'aurais pu le sauver. Je reniflai. Qu'allions-nous faire, maintenant ? Jack était presque capable de résoudre les meurtres à lui tout seul. Nous étions foutus, et...

- Mmmh... Encore cinq... minutes... et je me lève...


Je sursautai presque en entendant sa voix. Le blond bâilla et se tourna en position fœtale, comme un enfant refusant d'aller à l'école.

- Mais c'est pas vrai... Quel abruti, grogna Capucine.

Jack finit par s'étirer. Il serait paru innocent si seulement ses vêtements et son visage n'étaient pas écarlate. Sous nos visages choqués, le blondinet prit tout son temps pour se frotter les yeux, s'étirer de nouveau. Je m'étais redressé en position assise, encore trop perturbé pour esquisser le moindre geste supplémentaire. Jack se redressa et nous jeta un regard rond.

- Attendez... Qu'est ce que vous fichez dans ma chambre ? Pourquoi mon lit est dans le réfectoire ?

Il considéra l'expression de nos camarades. S'attarda sur le sang qui me recouvrait. Finit par remarquer la mare couleur rubis. Y plongea un doigt, et, ignorant le cri de surprise généralisé, le porta à ses lèvres.

- Pourquoi vous avez remplacé mon lit par du sang ?

Il prit une expression boudeuse mais finit par lâcher un petit rire ressemblant à une moquerie nerveuse. Capucine soupira et enjamba la flaque écarlate pour commencer à fouiller le réfectoire. Elle se dirigea d'emblée vers une table, mais j'étais trop bas pour voir de quoi il s'agissait. Le blond tira sur ma manche, le visage empreint d'une expression stressée.

- Bien joué aux tueurs, marmonna-t-il sans plaisanter. On fait vraiment les suspects idéaux.

- Mais... la victime, si ce n'est pas toi...


Ben entra dans le réfectoire, suivi par Atlan. Une bouffée de soulagement m'envahit lorsque je vis leurs visages. Le regard du brun se posa immédiatement sur moi, brillant d'une lueur à mi-chemin entre l'inquiétude et la rage. Il me semblait ne pas l'avoir vu depuis une éternité. Il attendit que je me relève et fit mine d'avancer, jusqu'à se retrouver à quelques centimètres de distance. Jack ne put s'empêcher d'arborer un large sourire moqueur, mais il ne fit aucune remarque.
Le brun se courba légèrement, et murmura :

- Tu n'es pas blessé ?

Son ton se voulait neutre, mais j'y décelai une certaine angoisse. Son regard restait planté en face, rendant notre dialogue presque imperceptible pour les autres.

- Non, non, je vais bien, mais...

- Qu'est ce que tu foutais avec lui ?

L'œil d'Atlan fusilla le blondinet qui sourit de plus belle.

- Je t'expliquerai, soufflai-je.

- Y'a intérêt. ( il soupira avant de reprendre d'un ton plutôt neutre, et adressé aussi à Jack ) Allez prendre une douche avant que nous ne commencions à chercher un sens à tout ça.


*


Je m'étais littéralement jeté sous l'eau chaude, ne supportant plus l'odeur métallique qui me suivait partout. Certaines parcelles de sang avaient séché ; j'eus un mal fou à les faire disparaître, mais en l'espace d'à peine cinq minutes, je fus propre et changé. Jack arriva en même temps que moi au réfectoire. Ses cheveux trempés paraissaient beaucoup plus foncés que d'habitude, et dégoulinaient jusqu'à ses épaules, mouillant son t-shirt au passage. Il remarqua mon regard et me fit un clin d'œil théâtral.

- Aller, avoue, tu veux les mêmes.

Je ne répondis pas et nous entrâmes. Capucine attendait, un air furieux sur le visage. Elle agita devant nous une feuille. Un plan du manoir y était griffonné, du moins, cela y ressemblait, et des croix écarlates s'éparpillaient un peu partout sur la carte. Je plissai les yeux sans comprendre, puis tombai sur une phrase écrite dans une police atroce, presque illisible.


« Rufus est là. »


Un frisson glacé me secoua lorsque je crus réaliser. Yukie se cachait le visage, terrifiée. Bianca se tenait en retrait, les bras croisés sous sa poitrine disproportionnée. J'aperçus les vestiges du marqueur employé par Jack : une moustache grotesque ainsi que des lunettes rondes se trouvaient dessinés sur le visage de la blonde. Elle avait dû tenter de les retirer, à en croire les marques rougeâtres qui les entouraient, en vain. Bianca me lança un regard furibond ; mais pas plus assassin que lorsqu'elle vit Jack.
Ben me fit signe et je le rejoignis. Sans un mot, il désigna une tâche de sang à moitié séchée sur la table. Elle était bien plus petite que la mare dans laquelle je m'étais réveillé, mais demeurait tout aussi écarlate. Le métis avait blêmi. Voir autant d'hémoglobine au même endroit semblait ne pas lui réussir. Le pire n'était pas la vue du sang ; nous avions déjà eu notre quota après les exécutions. Non ; le plus dégoûtant restait l'odeur. Une odeur métallique et persistante, une odeur de cadavre. Elle viciait l'air et je doutais qu'elle s'en aille, conte tenu du temps où l'hémoglobine avait macéré.

- Qu... Qu'est ce qu'on fait ? dit-il d'une voix chancelante.

Personne ne répondit. Nous avions du sang, un message sordide, mais aucun corps en vue. Je ne voulais pas me voiler la face ; un meurtre avait été commis, et en l'occurrence, la seule personne à qui pouvait appartenir ce sang était Rufus. Le colosse ne se trouvait pas parmi nous et le plan ne laissait pas place au doute. Restait à savoir où chercher le corps, et dans quel état nous allions le retrouver. Il y avait tellement de sang... Un silence circonspect retentit.
Yukie, pâle comme la mort, se retenait visiblement de vomir. Jack avait rejoint Charlie et les deux observaient la scène sans un mot. Atlan, adossé contre un mur, me jeta un regard discret avant de replonger dans ses pensées. Il avait dégainé une cigarette.


Capucine envoya valser sa paume sur la table, nous faisant sursauter. Son regard était empli d'une haine sans nom. Elle avait maintes et maintes fois prouvé sa volonté d'arranger les choses, de trouver une solution pour empêcher les meurtres. Comme moi, la brune savait que quelqu'un parmi nous était un assassin. La marée écarlate parfait d'elle-même. Furieuse, elle brandit le plan d'un mouvement circulaire, pour que chacun puisse l'observer. Les croix se moquaient de nous ; nul doute qu'elles avaient été tracées avec le sang de la victime.

- Abrutis ! aboya Capucine. Vous comptez prendre racine, ou chercher le corps pour investiguer ?

- Très juste ! Vous feriez mieux de vous bouger : le procès se tiendra dans une heure, huhu.

La voix d'Hologramme nous paralysa. Le maître du jeu venait d'apparaître à nos côtés, toujours aussi souriant qu'à son habitude. Il considéra avec gourmandise la flaque sanglante de ses globes oculaires vides. L'hologramme tourna quelques secondes autour de la table. Il semblait à nouveau s'amuser ; la scène était plus sanglante qu'à l'accoutumée.

- Comment peux-tu lancer le décompte avant même que nous ayons découvert le corps ? Tu vas à l'encontre de tes si chères règles.

Le ton employé par Atlan était d'un calme déconcertant. Il porta la cigarette à ses lèvres, aspira, souffla la fumée en direction d'Hologramme. Le brun le fixa, stoïque. Jamais personne n'avait parlé de la sorte au maître du jeu ; nous étions trop terrifiés des conséquences. Peu importe qui il était, ou qui le contrôlait, c'est lui qui avait lancé toutes les exécutions. Il possédait un pouvoir sans limites dans son terrain de jeu que représentait la zone, et son intangibilité le rendait intouchable. Capucine retint sa respiration ; mais impossible de déceler s'il s'agissait d'admiration ou de peur.


Hologramme se rapprocha du brun. Atlan était si neutre qu'il en devenait menaçant. L'hologramme désigna le bandage qui couvrait encore son œil lacéré ; vestige du combat contre Emi. Ses lèvres pixellisées se tendirent en un immense rictus sardonique.

- Je te déconseille de jouer au plus malin. Ce serait dommage que tu perdes l'autre œil. Aller, à plus tard, huhu !

Le brun blêmit et ses doigts se crispèrent autour de la cigarette mais n'abaissa pas le regard. Hologramme disparut dans un rire moqueur, sans oublier de nous laisser la fiche de meurtre.


« Victime : Rufus
Lieu du crime : le réfectoire
Heure du décès : environ une heure trente
Cause du décès : la victime a été égorgée à l'arme blanche
Informations complémentaires : le corps de la victime a été démembré post-mortem »


Un frisson me traversa. Démembré ? Cela expliquait le sang, mais... Quelqu'un avait-il sérieusement démembré le colosse ? Rien que m'imaginer une telle chose me donna presque la nausée. Mes camarades semblaient dans le même état à l'exception de Capucine et Atlan.

- Fait chier, grogna Jack. Je voulais être le premier à faire un puzzle avec ma victime.

La brune le toisa, glaciale, puis ses yeux menaçants se posèrent sur moi.

- Vous êtes les plus suspects ici, alors à votre place, je ferai profil bas.

Avant que nous n'ayons pu nous défendre, elle se tourna vers les autres, brandissant à nouveau le plan. Elle désigna les croix, puis le rapport du meurtre.

- C'est bon, vous avez fait le rapprochement ? On va se séparer par équipes et...

- Mauvaise idée, la moche, asséna Bianca. T'as entendu Hologramme ? Dans une heure on est cuits. ( elle pointa le rapport ) Ce truc parle de lui-même, non ? Monsieur Muscles est bel et bien crevé. Alors quitte à gagner du temps...


La brune se retourna au ralenti, le visage figé en une expression furibonde. Capucine n'avait pas l'habitude qu'on lui tienne tête, et encore moins qu'on la contredise. Même si ses lèvres restèrent scellées, je pus voir son poing se crisper sur la feuille ; elle se froissa sous ses doigts. Le silence s'installa, et avec lui, une tension pesante. Plus les jours passaient et plus les esprits s'échauffaient, du moins, c'était mon impression.
Bianca, malgré les dessins grotesques de Jack, paraissait sérieuse. Elle croisa ses bras sous sa poitrine et toisa la jeune fille de toute sa hauteur. La blonde avait mis toute sa vulgarité en avant, et s'était exprimée d'une voix pincée, presque caricaturale. Le souvenir de la veille devait sans doute encore la hanter ; j'avais encore à l'esprit son expression lorsque nous l'avions surprise en pleurs.
Les deux rivales se jaugèrent du regard quelques secondes supplémentaires ; leurs fiertés respectives s'entrechoquaient, mais aucune ne voulait laisser à l'autre la saveur de la victoire.


Atlan soupira, lança son mégot de cigarette par terre et traversa le réfectoire. Il jeta un regard électrique aux deux filles.

- Quand vous pourrez faire preuve d'un minimum de maturité, l'enquête pourra peut-être avancer.

Capucine le toisa mais ne renchérit pas. La brune posa le plan sur la table et désigna les croix qu'elle compta en silence.

- Il y en a huit. Un pour chacun. ( elle émit un rire glacial ) Quel humour. Puisqu'on l'a décidé à l'unanimité (Capucine lança un regard assassin à Bianca), allons-y, séparons-nous. Je vais chercher au troisième étage.

- Je... j'vais avec elle, par prudence.

La brune sortit comme une tornade, talonnée par un Ben qui commençait à paniquer. Nous restâmes muets quelques secondes. Les investigations n'avaient pas encore commencées que déjà, un mauvais pressentiment me saisit.


[Reste : 8]

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