29 - Réunion

Une goutte d'eau encore tiède roula entre mes yeux, me faisant loucher pour suivre sa progression. Je la fis disparaître du bout des doigts. Une seconde la rejoignit, puis une troisième. Je venais de prendre la douche la plus rapide de mon existence. Le simple fait de descendre et remonter les trois étages m'avait paru durer des heures. Je n'avais croisé personne. Nous n'étions, de toute façon, plus que neuf dans cette immense bâtisse. Il n'empêche, je me refusais de laisser seul Atlan. Son état le rendait vulnérable, et quiconque ayant des pulsions meurtrières pouvait très bien l'éliminer sans grandes difficultés. Mon objectif du moment était d'empêcher quiconque de le blesser ; ensuite, nous pourrions réfléchir à la suite des événements.
Je ne me souvenais pas avoir vu quelqu'un ramasser l'un des deux couteaux après le combat, ce qui signifiait que les compteurs étaient remis à zéro. Plus personne ne possédait d'arme, et avec le débarras fermé par le cadenas, cela réduisait grandement les chances que l'un d'entre nous commette l'irréparable. Du moins... le fasse sans aucune raison. Atlan... avait tué Emi. Il l'avait poignardée devant nos yeux, et cela ne s'effacerait jamais des mémoires. Mais c'était de la légitime défense. C'était elle, ou lui. A cause de la rousse il avait perdu un œil et serait bientôt couvert de cicatrices. Il n'était pas un meurtrier.


Je réajustai les manches de la veste d'Atlan, qui décidément me paraissait immense. Le brun somnolait, encore assommé par les antidouleurs que Bianca lui avait donnés à l'œil. Je n'avais aucune compétence en médecine ; impossible de savoir si elle en mettait trop ou pas assez. Mais quand elle s'était aperçue que je la fixais, elle avait craché quelque chose comme « arrête de me mater, sale puceau ! ». Elle avait repris des forces, visiblement.
Les événements des derniers jours me revinrent à l'esprit. Le meurtre de Leeloo, puis celui de Jean. Emi ayant totalement disjoncté. Le combat. L'angoisse de ne jamais le revoir vivant. Et, au final... notre baiser. Je ne pouvais pas m'empêcher d'y repenser. Et plus j'y repensais, plus je me demandais s'il ne l'avait pas fait sous le coup de la fièvre. Comment quelqu'un comme lui pouvait-il aimer... quelqu'un comme moi ? Je me sentais étrange ; si ça tombait, tout cela n'était qu'un simple rêve. Après tout, je faisais bien des cauchemars ultra-réalistes, jusqu'à même ressentir la douleur en réalité.
Une question naquit dans mon esprit. Certains de mes camarades subissaient-ils, eux aussi, ce genre de vision ? Pas le brun, en tout cas. Il ne semblait agité d'aucun...


L'œil valide d'Atlan s'ouvrit, exorbité et illuminé par un éclat terrorisé. Il se redressa brusquement, sans même prêter attention à ses blessures encore fragiles. Ses mains cherchèrent une prise, et finirent par se refermer sur le col de mon t-shirt. Son visage se trouvait à quelques centimètres du mien. La respiration haletante, il semblait sous le choc. Ses lèvres bougèrent pour parler, mais aucun son ne sortit. Je tentai de mettre de l'ordre dans mes pensées mais sa réaction m'avait pris au dépourvu. 

- Atlan ? Qu'est ce que... 

Le brun ne me laissa pas terminer ma phrase. Il me secoua comme un prunier. Je saisis ses poignets pour qu'il se calme, sans succès. 

- Il ne... faut pas... sortir d'ici ! 

Sa voix avait une tonalité étrange. Je restai muet, troublé par ses paroles. Le brun resta quelques secondes paralysé, la respiration sifflante. Il tenait toujours mon t-shirt, les doigts crispés sur le tissu. Cette phrase... ça voulait tout et rien dire à la fois. Réelle mise en garde, ou simple hallucination ? L'iris glacé d'Atlan posé sur moi m'arracha à mes pensées vagabondes. Sa poigne avait perdu la puissance créée par l'adrénaline ; ses mains tremblaient à présent. Je les décollai doucement et fis en sorte que le brun se rallonge. Je posai ma main sur son front. Il n'avait pas de fièvre.
Atlan ferma les yeux, et laissa échapper un petit rire nerveux. Il porta sa main à son crâne, soulevant quelques mèches au passage entre ses doigts. L'autre vint attraper la mienne et la serra comme une passerelle vers la réalité. 

- Merde, je deviens cinglé. Bientôt, on va m'appeler Jack.


Je m'apprêtai à lui demander des explications lorsque la porte de l'infirmerie s'ouvrit. Capucine posa son regard naturellement méprisant sur moi, puis sur Atlan. Je ramenai ma main vers moi en un instant. Elle entra sans un mot, suivie par Ben, et ils se tirèrent des chaises à côté du lit. La jeune fille tenait un petit carnet entre ses mains, et avait glissé un stylo bille dans ses cheveux, retenus en chignon. Le métis me sourit. Voir un visage animé par autre chose que de la terreur ou de la folie me fit un bien fou.
Avant même d'entamer la conversation, la brune tira de sa poche un paquet rectangulaire, accompagné d'un briquet neuf, qu'elle lança sur le lit. 

- Des clopes, dit-elle. J'ai pensé que tu en voudrais. 

Atlan rouvrit son œil pour saisir le paquet. Il glissa une cigarette entre ses lèvres, et, avec un rictus, l'alluma. Il aspira longtemps avant de souffler la fumée. Son rictus se mua en sourire satisfait et le brun se rallongea, paupière close, savourant chaque bouffée. Il n'était pas prêt de renoncer à ses habitudes. Cependant... quelque chose sonnait faux. Les cigarettes, Atlan n'en fumait plus depuis que nous avions fermé le débarras. Et j'étais le seul à connaître le code.

- Où est-ce que tu as eu ça ? Le cadenas... 

- Hologramme l'a enlevé, me coupa Capucine. Notre idée d'interdire l'accès aux armes, était, je cite, divertissante, mais il nous a interdit de réitérer la démarche. ( elle soupira ) Au fond... une tuerie sans outils adaptés, ça n'existe pas. 

La brune semblait presque désemparée. Elle croyait en son idée, mais Hologramme se trouvait toujours là pour nous rappeler qui était le vrai maître du jeu.


Nous restâmes quelques instants dans le silence. Il fallait s'y attendre. Hologramme était le premier à encourager les meurtres. Et puis, même pour Leeloo et Jean, le meurtrier n'avait nécessité aucune arme ; du moins, pas celles du débarras. Quoi que nous puissions imaginer, quelqu'un avec l'envie de tuer ne renoncerait pas. Il y avait mille et une manières d'en finir, au manoir. Avec les poisons dans l'infirmerie, en sautant du troisième étage ou du donjon, en se noyant dans la piscine... Le simple fait qu'autant de possibilités me viennent à l'esprit me fit froid dans le dos. Depuis quand est-ce que mon imagination était si fertile ? Jamais, à mon réveil, je n'aurais pensé à tant de moyens pour tuer. Après trois procès, je commençais à peine à me faire aux assassinats. 

- On venait prendre des nouvelles, dit Ben. De notre côté... Yukie s'est toujours pas réveillée depuis qu'elles se sont occupées d'Atlan, avec Bianca. Jack et Charlie sont introuvables depuis hier. Ça présage rien de bon. 

Il avait raison. Jack, dont la folie n'était plus à prouver, et Charlie, ce curieux personnages avec ses marionnettes. Le blond s'en était rapproché et, depuis, ils semblaient toujours manigancer dans notre dos. Le duo pouvait être capable du meilleur comme du pire.


Je remarquai le regard de Capucine planté en direction du brun. Elle ne le lâchait pas des yeux, et ce, même s'il gardait le sien fermé. Quant à Ben, il avait le visage tourné en direction de la jeune fille. Je me retins de soupirer, me sentant quelque peu exclu du tableau.
A voir l'expression de Capucine... il valait mieux garder secret notre baiser de la veille. Je ne voulais blesser personne, et surtout pas elle. Elle reprenait sa place de leader et semblait toujours cogiter à la meilleure manière d'en finir avec les meurtres. Ben, comme de coutume, arborait un regard empli d'admiration pour la brune. Mais Capucine semblait juste... ne pas le voir. Elle ne regardait qu'Atlan. Je sentis mes joues chauffer, et résistai à l'envie de poser mes yeux sur le brun. Notre relation, si relation il y avait, devait rester secrète. Si Capucine l'apprenait, nul doute qu'elle réagirait extrêmement mal. Les autres aussi. Et Yukie... Le simple fait de repenser à sa tête contre mon épaule me fendit le cœur.
La brune pianota sur la couverture du carnet. 

- J'ai fait, avec Ben, l'inventaire du débarras. Hologramme a retiré le cadenas sous nos yeux, pas de risque que quelqu'un soit allé se servir avant. Il ne me reste plus qu'à prendre note du contenu de ces armoires. Nous n'aurons qu'à tout vérifier une ou deux fois par jour, pour être certains qu'il ne manque rien. 

Elle marqua une pause, pensive. Atlan balança son mégot par terre et ralluma une autre cigarette sans un mot. 

- Les couteaux d'Atlan et Emi semblent avoir été remis à leur place. En outre, plus personne n'a de couteau en sa possession. Par contre... ( je discernai une pointe de culpabilité dans sa voix ) On a trouvé un emplacement vide, au fond d'une étagère. Selon Hologramme, il y avait là un taser. 

- Alors quelqu'un l'a prit avant que Caleb ne mettre le cadenas, commenta Atlan dans un nuage immaculé.


Cette fois-ci, le silence s'imposa lui-même, écrasant. Personne n'osait rien dire. Nous n'étions que neuf, et partant du principe que les personnes ici présentes étaient dignes de confiance... Cela signifiait que l'un de mes cinq autres camarades possédait un tel objet depuis plusieurs jours ! Pourquoi l'avait-il prit ? Pour se défendre si besoin ? Mais ça n'avait pas de sens... Emiliana avait tué Leeloo et Jean sans aucune raison ; sans même qu'Hologramme ne nous livre une nouvelle motivation. Personne n'aurait pu anticiper son acte. Personne... ? Je me tordis les mains pour calmer ma nervosité, sans succès. J'avais encore une fois pensé naïvement que mes camarades cesseraient de tuer. L'un d'entre eux avait un taser en sa possession, et pouvait donc s'avérer dangereux. Rien qu'à voir comment l'affaire Jean s'était terminée ; comment Emi avait retourné contre lui sa propre arme...


Capucine se leva d'un bloc, imitée par le métis. 

- Quelqu'un viendra faire l'inventaire de l'infirmerie dans la matinée. Si c'est moi qui m'occupe de tout recenser, ils vont me trouver suspecte. Faites attention à vous, abrutis. 

Elle avait lancé le dernier mot d'un ton presque nostalgique. Lorsque nous fumes de nouveau seuls, Atlan aspira encore quelques fois, puis il dit d'une voix calme :

- Tu sais que le jeu n'est pas fini, hein ?


[Reste : 9]

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