27 - Le duel

A l'instant où il avait disparu, mon cœur s'était arrêté de battre. Mes jambes se dérobèrent, et, sans que je ne comprenne pourquoi, je me retrouvai par terre en une fraction de seconde.
Puis je hurlai.
Je hurlai mes peines, ma haine ; j'extériorisai mes émotions, condensées en un seul et même cri. Mais qu'est-ce que j'avais à extérioriser ? Un cratère s'était formé à la place de mon cœur. Je brûlais mais je tremblais. Je ressentais la même douleur que dans mon cauchemar, mais multipliée à l'infini. Le désespoir me terrassait.

- Caleb, je... je suis désolé...

Rufus se tenait devant moi, évitant mon regard. Il était blême. Je pris une grande inspiration malgré mon souffle chaotique.

- Va te faire foutre ! explosai-je.

Un éclair électrisa chacun de mes membres et une force invisible me poussa à me relever. Je bondis sur le colosse et écrasai mon poing à ma hauteur ; sur son torse. Je frappai encore une fois, encore, et encore. Il ne bougea pas d'un centimètre. Il encaissait chacun de mes coups sans broncher. Avec mon gabarit et le manque de sommeil, ça ne devait pas lui faire beaucoup d'effet, mais je m'en fichais. Je voulais le frapper jusqu'à la mort. Le tuer. Les tuer. Ceux qui avaient précipité Atlan avec Emiliana.


Je frappai encore de longues secondes, jusqu'à ce que je n'aie même plus assez de forces pour rester debout. La vision brouillée par les larmes, je ne sentis même pas qu'on me retenait. Mes membres ressemblaient à du coton et mes lèvres avaient un goût de sel. Des sanglots continuaient de me secouer par intermittence. Je voyais des silhouettes qui s'agitaient devant moi, mais qu'importait ? Je pouvais mourir, je n'en avais cure. Je voulais mourir si c'était pour le revoir. Il n'avait pas prononcé un seul mot. A partir de l'instant où il savait qu'il était condamné, il s'était emmuré dans le silence. J'aurais voulu entendre sa voix une dernière fois. Qu'il me dise quelque chose ; n'importe quoi. Mais ses yeux avaient hurlé pour lui. Une symphonie au désespoir ; une hymne à la mort noyée dans l'océan de ses iris.

Atlan allait mourir.

Quelqu'un appela mon nom. Plusieurs fois. Une grande silhouette sombre dansait dans mon champ de vision. Elle fut bousculée par une seconde silhouette pâle, plus petite. On m'appela encore. A quoi bon répondre ?
Un sifflement dans l'air, et une douleur cuisante irradia ma joue gauche. Je secouai la tête, reprenant mes esprits d'un seul coup. Capucine avait encore la main levée, prête à m'asséner une seconde gifle. Ben était blême.

- Caleb ? Ça va ?

Je lui aurais volontiers hurlé que non, que ça n'irait plus jamais à présent. Mais un sanglot enfla dans ma gorge et transforma tous mes mots en un gémissement désespéré.

- Dépêchez-vous ! cria Jack. Ça va commencer !

Je clignai des yeux et tournai la tête vers le blond, mais pas une seule note d'ironie ne pointait dans ses paroles. Il semblait même... inquiet. Quand il me vit, il fixa ses pieds et sortit du tribunal, suivi de près par Charlie. Bianca, épaulée par Yukie, fit de même. Le mollet de la blonde était strié de filets écarlates, et elle semblait souffrir le martyre à chaque pas.

- Ecoute, fit Capucine d'une voix légèrement tremblante, Hologramme a annoncé que l'exécution serait spéciale, puisqu'il y a eu égalité. Atlan et Emiliana vont se battre dans le jardin.

J'ouvris la bouche pour répondre, mais c'était peine perdue. Incapable de prononcer le moindre mot, je laissai Ben et Rufus me soutenir jusqu'au préau, au milieu du jardin. Mes jambes tremblaient encore, mais s'il y avait une chance, même infime, qu'Atlan survive, alors je voulais y croire. Il fallait battre Emi ? Il la tuerait sans aucun mal. Cette simple pensée m'aida à ne pas m'évanouir lorsque je vis mes deux camarades sur la scène.


Atlan faisait face à la meurtrière, le visage couvert de sang. Un filet écarlate dégoulinait contre l'arrête de son nez, continuait sur ses lèvres et gouttait au bord de son menton. Il serrait les poings et luttait pour ne pas tanguer. La mâchoire du jeune homme était crispée et son œil droit exorbité par la douleur. Le gauche, à demi fermé, était la source de toute l'hémoglobine. Je ne mis pas longtemps à réaliser que cet œil-là ne lui servirait plus jamais. A l'instar de Flora et Thomas, Hologramme semblait toujours punir les meurtriers de la même manière qu'ils avaient assassiné leur victime. En bien plus douloureux, évidemment ; comme un cruel retour de karma. Ici, en l'occurrence, l'œil crevé rappelait celui de Jean.

Emi se roulait au sol en hurlant, les mains rassemblées sur un côté de son visage. Les stries écarlates qui coulaient entre ses doigts me confirmèrent qu'elle avait subi le même traitement qu'Atlan. Ses cris ne m'arrachèrent pas la moins empathie. Je ne pensais pas, un jour, être capable de souhaiter la mort d'un camarade. Mais je n'attendais qu'une chose : qu'Atlan la tue et qu'il revienne en vie. Elle devait payer. Payer pour avoir assassiné Leeloo et Jean. Payer pour avoir entraîné le brun dans sa chute. Seul l'un d'entre eux sortirait vainqueur du duel. Seul l'un d'entre eux méritait, à cet instant, de vivre. Emiliana avait assassiné sa meilleure amie de sang froid, et sauvagement mutilé Jean avant de le pendre sans états d'âme. Elle était la responsable ; son crime ne reposait sur aucune motivation valable. Elle avait déjà tué deux personnes, et maintenant, elle voulait s'en prendre à Atlan.


Rufus et Yukie gardaient la tête baissée. Ils connaissaient leur responsabilité dans cette exécution. Ils faisaient partie de ceux qui avaient entraîné Atlan dans la chute d'Emi. Ils avaient voté contre lui, refusant de reconnaître la culpabilité de leur camarade. A présent ils faisaient profil bas ; maintenant que la rousse avait révélé son vrai visage.
Ben me tapota l'épaule, sa manière à lui de dire que tout allait bien se passer. Capucine serrait les poings et fixait le brun d'un regard brillant. Je l'imitai, portant toute mon attention sur Atlan. Je ne doutais pas une seule seconde de ses capacités ; il ne pouvait pas perdre. Il ne pouvait pas perdre...


La rousse finit par se relever en tremblant. Le sang ruisselait jusqu'à sa lèvre, teintant de rouge son sourire désespéré. Ses tâches de rousseur demeuraient invisibles sous le liquide écarlate, et la douleur avait achevé de déformer son visage fin. Son unique œil darda un regard fou à son adversaire. Elle semblait plus que jamais déterminée à le tuer. Emi savait, du moins je l'espérai, que nous ne la considérerions plus comme une amie, mais comme une assassine. Une abjecte meurtrière. Pourtant, elle persistait, et s'accrochait à la vie comme à une bouée de sauvetage. Elle était au comble du désespoir.
Hologramme, à quelques mètres des combattants, fit glisser sur le sol deux couteaux pareils à ceux du débarras.

- J'avais prévu une pendaison dans les règles de l'art, mais un match à mort, c'est toujours marrant. Le gagnant, celui qui réussira à tuer son adversaire, réintégrera la zone, qu'il s'agisse du coupable ou de l'innocent. Ce meurtre ne vous permettra pas de sortir, donc, pas de tribunal. Faites-vous plaisir !

Chacun saisit sa lame, l'un d'une poigne ferme, l'autre d'une main tremblante. Ils étaient désormais les acteurs d'une lutte sans pitié, d'un combat servant d'exécution. La scène couverte semblait bien trop petite pour ces deux combattants. Aucun ne songeait à fuir, à renoncer. Ils allaient se battre jusqu'au bout, jusqu'à la mort.


La tension montait crescendo. Ils restèrent quelques instants à se fixer de leur œil désormais unique. Ils réfléchissaient à la meilleure stratégie à adopter. Attaquer le premier ne donnait pas nécessairement l'avantage, et les adversaires l'avaient bien compris. D'autant qu'avec leur œil manquant, chacun déplorait un angle mort dans son champ de vision. Rien n'était joué. Nous retînmes notre souffle. Les sentiments avaient définitivement quitté le corps d'Emi qui attendait, telle une bête fauve, le mouvement déclencheur de l'affrontement. Elle serrait sa lame si fort que ses phalanges blanchirent. Un doute me transperça de part en part. Pouvait-elle vraiment tuer Atlan ? Non, impossible, il était bien plus fort... Du moins, plus stratège, car physiquement les deux se valaient. Emi et ses nombreuses heures passées en salle de musculation avec Leeloo arborait une musculature fine mais bien présente.

Deux adversaires. Deux couteaux. Un seul vainqueur. Les combattants semblaient figés tant leurs respirations se montraient quasi-imperceptibles. Chacun jaugeait l'adversaire, calculait ses chances. La rousse attendait un geste de son adversaire ; Atlan se campa sur ses appuis, aux aguets.


Emi s'élança. Elle poussa un cri de rage qui déchira le silence et fondit sur Atlan, toute lame dehors. L'espace d'un instant, tout sauf elle semblait en suspension. Les spectateurs, l'adversaire, tout, en dehors d'Emi, demeurait immobile. Sa chevelure semblait une flamme en lévitation.

Et puis tout s'accéléra. Le brun esquiva de justesse en tournant sur le côté. Le couteau de la rousse décrivit un large arc-de-cercle en sifflant ; l'absence de matière à poignarder déséquilibra la jeune fille. Le coup était désordonné, mais à pleine puissance. Il aurait lacéré le torse d'Atlan. Une telle vivacité, dès la première attaque... je frissonnai. Elle était extrêmement dangereuse.
Atlan en profita et brandit son couteau au-dessus de sa tête, prêt à la transpercer dans le dos. Mais la rouquine fit preuve d'une incroyable réactivité, tourna sur elle-même et para avec son arme. Les lames s'entrechoquèrent dans un bruit métallique qui résonna dans mon crâne. Ils poussèrent chacun de toutes leurs forces pour passer la garde adverse. Leurs mâchoires se crispèrent sous l'effort, et leurs uniques yeux étincelèrent de rage.
Les lames glissèrent l'une contre l'autre, arrachant de force les combattants à leur duel. Ils furent projetés sur le côté, haletants.


Atlan recula de quelques pas pour se placer face à la rousse. Sa respiration sifflait, et la sueur se mêlait au sang sur son visage. Il arqua les genoux, raffermit sa prise sur le couteau. A son tour, il fonça vers la jeune fille. Elle pointa son arme vers lui, prête à le suriner au passage. Mais le brun changea brusquement de direction. Il bougeait à une vitesse hallucinante, et, profitant de l'effet de surprise, passa derrière Emi et glissa un bras sur sa gorge. La jeune fille eut un hoquet de surprise. Ainsi immobilisée, Atlan pouvait la poignarder à loisir. Mais la jeune fille, plutôt que d'essayer de se libérer, retourna sa lame en une fraction de seconde. Son œil valide brilla d'une lueur fiévreuse. Le métal gifla l'air, en un arc quasi-invisible. Il vint se planter dans le bras d'Atlan. Quelques centimètres supplémentaires, et cette action aurait pu coûter la vie à Emi en perçant sa gorge.
Le brun poussa un hurlement de douleur. Il lâcha son couteau et recula d'un bond, plaquant sa main sur la zone blessée.


A ma gauche, Capucine enfouit son visage dans le t-shirt de Ben, qui n'arrivait pas à regarder nos camarades se battre. Yukie se rongeait les ongles. Bianca dardait le combat d'un œil rendu fiévreux par la douleur.

Forte de cette victoire, la rouquine à l'œil fou faucha son adversaire aux chevilles. Mes poings se crispèrent lorsque je vis Atlan tomber. Il s'écrasa sur le sol. Son corps se cambra. Il rejeta la tête en arrière sous le choc, la bouche grande ouverte en quête d'air.
Emi prenait l'avantage. J'avais mal au ventre. La rousse écarta du pied la lame d'Atlan. Elle glissa sur plusieurs mètres. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire satisfait. Elle semblait se retenir de rire. Il n'avait plus aucun moyen de défense. La rousse brandit son arme, pointe dirigée par le sol. Un nouveau cri guerrier. Elle abattit le couteau. Encore plus violemment que pour sa première charge. Atlan roula au sol. La lame se planta à quelques centimètres de sa gorge. Mes mains étaient moites. Le brun prit appui sur son bras valide. Il se redressa et fondit sur son couteau. Emi se jeta sur lui avant qu'il n'atteigne sa lame. Elle le percuta sur le côté. Atlan avait anticipé l'action. Il lui saisit les épaules, l'entraînant dans sa chute. Ils roulèrent au sol.

Le brun immobilisa avec son pied le bras d'Emi tenant le couteau. Sa main vint entraver la gorge de son adversaire. Il mit tout son poids sur ses appuis, lui coupant toute défense. La rousse se débattait. Hurlait. Balançait des coups de pieds à l'aveuglette. Il n'y avait plus rien d'humain là-dedans. Elle était devenue une bête assoiffée de sang.
Atlan récupéra in-extremis son arme. Le sang écarlate s'échappait de sa blessure au bras, coulant même sur Emi. Il brandit le couteau. Un coup net dans le cœur, et elle serait morte.


Mais la main d'Atlan se figea. Il frémit. Il hésitait. Il hésitait à devenir, lui aussi, un meurtrier. Je pris une grande inspiration. C'était elle ou lui. Il devait gagner. Peu importe à quel prix.

- Tue-la, Atlan ! hurlai-je.

- Vas-y ! Bute cette malade ! renchérit Bianca.

- Essaie de la poignarder dans les poumons pour prolonger son agonie ! fit Jack.

Bientôt, nous nous mîmes tous à crier la même chose : « tue-la ». Même Yukie. Même Rufus. La scène était une arène, Atlan le gladiateur, et nous le public. Et nous avions voté pour la mise à mort.
Atlan crispa sa mâchoire. Il décolla son unique œil de la rousse pour me regarder. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Je vis dans son iris glacé la peur, mais aussi autre chose. Inidentifiable. Je le suppliai du regard pour qu'il l'achève ; qu'il tue la véritable meurtrière.

Emi profita de son instant d'inattention. De son bras libre, elle tacla la poigne d'Atlan. Le brun, prit par surprise, ne put opposer aucune résistance. La rousse le plaqua au sol. Brandit son arme. Il se ressaisit. Envoya son poing dans la mâchoire de son opposante. Il reprit l'avantage. La rousse ignora la douleur. Avec un sadisme non dissimulé, elle plongea ses doigts dans la plaie du brun. L'œil d'Atlan s'exorbita sous la douleur mais il ne lui fit pas cadeau d'un hurlement.
Ils se battirent ainsi durant de longues secondes. Tantôt l'un avait l'avantage, tantôt l'autre. Un jeu du chat et de la souris, où perdre signifiait également perdre la vie.
Ma respiration s'accéléra. Leurs mouvements étaient désordonnés. Une masse informe de coups hasardeux. Les couteaux fusaient dans l'air, mais ne parvenait pas à transpercer l'adversaire.


Soudain, un bruit spongieux. Entre un fruit que l'on coupe et un vêtement que l'on déchire. Une lame plantée dans la chair. Les deux opposants se figèrent. Atlan était dos à nous, au-dessus de la rousse. Nous ne pouvions voir la scène. Il y eut une seconde de latence ; un instant où nous ne pûmes respirer dans l'attente du verdict.


Atlan se releva. Il était penché sur son adversaire. Une mare écarlate se forma en-dessous d'Emiliana. Coula en un flot poisseux jusqu'aux chaussures du brun. Un sourire déforma mon visage lorsque je le vis. Le couteau d'Atlan, planté droit dans le cœur de la rousse. Il avait gagné ! Il l'avait tuée, la véritable meurtrière. Une sensation brûlante irradia dans tout mon corps. Je plaquai ma main sur ma bouche pour taire un fou rire nerveux. La tension retombait violemment.

Elle était morte.

Mais elle souriait.

Son visage cadavérique demeurait crispé en un rictus fou. Son œil valide termina de briller d'une lueur malsaine qui perdura un instant avant de s'éteindre pour de bon. Même sans vie, elle paraissait animée d'une folie furieuse. Ses cheveux roux ébouriffés encadraient son visage ensanglanté. Elle serait morte en traîtresse. En assassine. Mais elle semblait heureuse.


Atlan se retourna.

Mon sourire se figea.

Il plaqua sa main sur son ventre, d'où s'échappait un flot sombre. Son t-shirt se teintait d'écarlate à une vitesse folle. Le sang coulait sur le sol ; se mélangeait à celui d'Emi. Un rictus forcé tendait ses lèvres, surmontait sa mâchoire crispée. Son œil brillait de douleur.
Et c'est là que je compris. L'expression de la rouquine. Cette étincelle de vengeance. L'allégresse fiévreuse d'entraîner son rival dans la mort. Emi serrait dans son poing désormais inerte son propre couteau, encore rougi du sang d'Atlan. Mes bras retombèrent le long de mon corps. Mes épaules s'affaissèrent.

- Atlan...

Ma voix ne ressemblait plus qu'à un murmure. Il l'entendit quand même. Il baissa le regard sur sa blessure, semblant la remarquer pour la première fois. Le sang ne cessait plus d'affluer. Le brun émit un petit rire étouffé. Il réalisait parfaitement la situation.

- Ç-ça ? C-c'est j-juste une é-égratignure...

Sur ces mots, il s'effondra.


[Reste : ???]

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