23 - Le banc des cœurs brisés

Ma main frémit lorsque je frappai contre la trappe du donjon. Cela faisait une journée que je n'avais pas de nouvelles d'Atlan ; je m'inquiétais. S'il ne mangeait pas, il n'allait pas tenir longtemps. Je soupirai, m'insultant mentalement. Jack était dans la même situation. Il faisait peur à tout le monde, mais le laisser mourir de faim ne résoudrait rien. Au fond... Peut-être que Charlie lui avait apporté de la nourriture. Iel semblait être la seule personne capable de tenir une conversation normale avec le blond. D'ailleurs, le ventriloque ne quittait presque plus la chambre de Jack. On voyait parfois Charlie sortir, et revenir quelques minutes plus tard. Certains commençaient à émettre des réserves sur cette amitié, mais enfermer tout le monde ne résoudrait rien. 

De mon côté, je gardais toujours le code ouvrant le débarras. Personne n'avait cherché à l'obtenir par quelconque moyen ; personne n'en avait même reparlé depuis. Je m'estimais heureux et espérais que la situation perdure. Nous n'avions définitivement plus aucune nouvelle de Jean. Le jeune homme devait bien se cacher quelque part, mais où ? Personne ne voulait partir à sa recherche, de peur de se faire tuer. Il représentait la plus grande menace parmi nous. Jack étant enfermé et désarmé, les seuls possesseurs de couteaux étaient Jean et... Atlan. Mais j'avais toujours confiance en ce dernier ; il n'utiliserait jamais sa lame à des fins assassines. Quant aux autres... évidemment que quelqu'un pouvait toujours prendre un couteau dans la cuisine, mais ceux qui nous étaient fournis pour les repas avaient un bout rond. Il serait quasi-impossible de poignarder quelqu'un avec.


Le visage d'Atlan apparut à l'instant où la trappe s'ouvrit. Il... était différent de d'habitude. Pâle ; les yeux rouges et d'immenses cernes. Ces cheveux semblaient plus en bataille que jamais. Un modeste sourire vint tendre ses lèvres. Il passa par la trappe, la referma soigneusement, et s'assit sur une marche de l'escalier. 

- Atlan ? Tu vas bien ? m'enquis-je. 

Quelque chose ne tournait vraiment pas rond avec cette pièce. Le brun semblait ne pas avoir dormi depuis notre dernière entrevue. Qu'est ce qui lui prenait tant de temps ? Pourquoi refusait-il toujours que nous accédions au donjon ? Il s'étira, attrapa la nourriture que je lui tendais. 

- Ouais, je pète la forme, fit-il en mordant dans une pomme. 

Nous restâmes quelques minutes sans rien dire. 

- Dis, Caleb... entama le brun. Hier soir, j'ai voulu aller me chercher des clopes... ( il désigna le débarras ) Depuis quand cette salle est fermée ? Par un cadenas à code, qui plus est ? 

Une boule naquit au creux de mon estomac, et je me sentis blêmir. La question à laquelle je redoutais le plus d'avoir à répondre. Je faisais confiance à Atlan... Je lui avais révélé qu'il était ma cible, pour le deuxième motif d'Hologramme. Mais cette fois... j'avais promis à Capucine de ne donner le code sous aucun prétexte, et, en plus de la jeune fille, mes autres camarades m'accordaient eux-aussi leur confiance. 

- J-je... En fait, Capucine a décidé qu'on mettrait un cadenas pour empêcher les potentiels assassins de pouvoir prendre des armes. Et... c'est... c'est moi qui en connaît le code. 

Atlan sourit et tenta, en vain, de recoiffer ses mèches rebelles. Son regard s'était égaré en direction d'un point invisible. 

- Très bien. Ne le donne à personne, ce code. Ils doivent te faire confiance. Ne les trahis pas.


Nous discutâmes de tout et de rien pendant une petite heure. Atlan semblait plus bavard que d'habitude, mais surtout, exténué. Ses cernes, désormais semblables aux miennes, ne trahissaient qu'un manque de sommeil énorme. Un sourire las était imprimé sur son visage, mais il sonnait faux. Je voyais bien que le brun faisait en sorte que je ne m'inquiète pas pour lui. Durant notre conversation, j'avais averti Atlan que Jack était enfermé dans sa chambre. Il avait hoché la tête, et dit « c'est bien », mais ses yeux hurlaient le contraire. Je ne pouvais m'empêcher de repenser aux dernières paroles de Jack la veille. Sans vouloir l'admettre, il avait raison. Quelqu'un s'était servi de notre peur envers le blond pour l'enfermer et écrire le message anonyme. Mais pourquoi ? Dans quel but ? Si cette personne, qui qu'elle soit, entendait de commettre... un meurtre... pourquoi innocenterait-elle Jack en lui offrant un alibi de choix ? C'était incompréhensible...
Atlan étouffa un bâillement. 

- Bon, il faut que j'y aille, dit-il. 

Je ne le retins pas, cela ne servirait à rien. Mais, juste avant qu'il ne s'enferme de nouveau dans le donjon, je lui lançai avec un sourire que je voulais narquois :

- T-tu sais, Atlan... ( il se retourna ) J'accepterai que tu m'accompagnes quand tu auras viré ces cernes de ton visage. 

Quand il eut refermé la trappe, je pus clairement l'entendre rire. Un rire sincère.


*


Les soirs me paraissaient bien ennuyeux sans mon rituel du banc. Je regrettai qu'Atlan ne sorte plus ; ne fume plus à mes côtés, laissant ses iris glacés parler pour lui. Je soupirai. Qu'est ce que j'étais encore en train de raconter ? Le stress me faisait vraiment débloquer. Et empirait mes insomnies. Impossible de fermer l'œil. Je revoyais en boucle l'image de Jean, le visage déformé par la peur, tenant le couteau sous la gorge d'un Jack hilare. Tout le monde devenait fou depuis la mort de Thomas. Bianca ne parlait presque plus. Atlan s'isolait encore plus. Leeloo semblait toujours désespérée de la relation qu'entretenait Emi avec Rufus. La seule qui semblait réagir était sans conteste Capucine. Ces derniers jours, elle avait révélé des aptitudes de leader, et avec elle, j'étais persuadé que les meurtres cesseraient. Mis à part Jean, personne ne semblait avoir une raison de tuer. Il suffisait juste de faire attention, et nous nous en sortirions tous indemnes. Mais je craignais le retour d'Hologramme. La dernière fois, il nous avait laissé une semaine de répit avant de nous exposer son deuxième motif. Qui sait combien de temps cela prendrait, cette fois-ci ?


Incapable de fermer l'œil, je me rendis dans le jardin. Comme d'habitude ; à l'exception qu'il n'y aurait pas Atlan sur notre banc. Je marchai en silence, la lampe de poche reposant dans ma main. Je ne l'avais pas allumée. La lune suffisait à éclairer la zone.
Ce moment de solitude me permit de réfléchir un peu. Depuis le premier jour, je n'y avais pas vraiment repensé, mais qu'était réellement la zone ? Un dôme immense entouré de brume... cela sonnait étrangement faux. Et nous... que faisions-nous ici ? Certes, il y avait Hologramme et sa règle nous obligeant à nous entretuer pour sortir. Mais quelqu'un avait bien dû construire la zone avant que nous y soyons enfermés. C'était... une tâche titanesque. Cela devait coûter une petite fortune, rien que pour assembler les matériaux nécessaires. Le manoir, les médicaments, la nourriture illimitée... Derrière tout cela, il devait forcément y avoir quelqu'un. Et pas juste le traître, si tant est qu'il y ait vraiment un traître parmi nous. Quelqu'un de beaucoup plus puissant.


- Eh, Caleb ! Tu fais quoi, tout seul, à une heure pareille ? 

La voix de Ben me fit redescendre sur Terre. Le métis me faisait signe, assis sur un banc en compagnie de Leeloo. Mes deux camarades me sourirent, mais leurs visages paraissaient fermés. Laissant là mes réflexions, je les rejoignis et les questionnai sur leur présence dans le jardin.
Ils semblaient, à l'image de nous tous, subir de plein fouet les effets du stress.
Le métis avait les yeux brillants de fatigue, mais il était en tenue de basket ; il avait dû en faire toute la journée pour décompresser. Je ne m'étais pas assez inquiété de son état, et j'espère qu'il ne m'en voulait pas. Mais je restais persuadé que le craquage de Capucine n'était en rien dirigé contre lui. Juste... dû à la peur.
Leeloo, quant à elle, se tenait presque recroquevillée, penchée en avant et les coudes sur ses genoux. Je ne pus que me rendre à nouveau compte de combien elle était musclée. Depuis notre arrivée dans la zone, elle n'avait presque jamais quitté la salle de musculation. 

- Bienvenue sur le banc des cœurs brisés, déclara Ben. 

- Le banc des... quoi ?

Il tritura sa barbe de trois jours, puis s'étira, laissant ses longues jambes loin devant lui. Ben était très grand, et cela se voyait encore plus quand il était assis. Le banc semblait presque miniature. Je me sentais minuscule face au colosse et au basketteur. Mais d'entre nous tous, ces deux là étaient bien les derniers qui pourraient envisager de commettre un meurtre. 

- Des cœurs brisés, rit-il. J't'explique le topo. Si on se retrouve ici, avec Leeloo, c'est parce que la personne que nous aimons...

- ...Ne nous aime pas, termina la jeune fille.


Mes deux camarades semblaient pour le moins désemparé, mais je ne pus m'empêcher de sourire. Je retrouvais le Ben habituel, et son attirance à peine cachée pour Capucine. La vie redevenait un tant soit peu normale. Depuis trois jours nous ne parlions que de futurs meurtriers, de Jack, de Jean, du donjon, et toutes ces choses qui nous obligeaient à devenir suspicieux. Là, mes amis avaient une conversation des plus banales. 

- Te moque pas, grogna Ben d'un air boudeur. J'ai définitivement plus aucune chance avec Cicine. Elle a presque souhaité ma mort... 

Il semblait vraiment dévasté depuis les paroles de la brune. Je m'éclaircis la voix. 

- Elle ne voulait pas dire ça. Elle est juste aussi stressée que nous. Il ne faut pas lui en vouloir pour ça, d'autant que depuis hier elle a pris le poste de leader... Capucine veut vraiment que nous nous en sortions ; elle ne veut la mort de personne. 

Il rit à nouveau, mais cette fois, d'un rire las.
Leeloo, le regard perdu dans le vide, prit la parole d'une voix infiniment triste.

- Tu vois... tu as encore une chance. Leeloo sait qu'Emi ne l'aimera jamais. 

Ses paroles me surprirent. Certes, je savais les deux filles très proches, mais de là à ce que Leeloo soit amoureuse ? Cette pseudo-déclaration me fit repenser à toutes les fois où la rouquine avait embrassé Rufus sous les yeux de son amie. Leeloo avait dû endurer tout cela, sans rien dire, depuis plusieurs jours. Voilà pourquoi elle paraissait accablée en permanence. Ce n'était ni la mort de Mary, ni celle de Thomas, ni la peur créée par Jack et Jean. C'était juste des sentiments non-réciproques.


La jeune fille rejeta la tête en arrière. La lueur lunaire fit étinceler des larmes aux coins de ses yeux. Pour la première fois, je la voyais pleurer.

- Leeloo trouve Emi... tellement parfaite. Elle est belle, drôle, et elle ne se laisse jamais abattre. Elle... est tout ce que Leeloo voudrait être. Mais si Leeloo aime Emi... alors pourquoi Leeloo est-elle si triste quand Emi est heureuse ? 

Sa voix vacillait, rauque. Elle reniflait par intermittence. Je baissai la tête. Si Ben pouvait espérer avoir une chance avec Capucine... La rousse ne laissait pas place au doute ; elle était avec Rufus. Alors, chaque jour, Leeloo devait endurer la vue de ces deux s'embrassant. Jamais la jeune fille n'avait fait la moindre remarque conte tenu de leur relation. Au fond... elle ne voulait que le bonheur d'Emi, même si cela devait piétiner le sien. Elle tourna vivement la tête, de manière à ce que nous ne puissions plus voir son visage décomposé. Ben soupira. 

- Bon... et toi, alors, Caleb ?


Je ne compris pas immédiatement le sens de la question, mais quand il s'imposa à moi, je ne pus réprimer une grimace. J'interrogeai le métis du regard. Un sourire malicieux était apparu sur ses lèvres. 

- Comment va ton cœur ? Désespérément vide, brisé, ou... 

Il laissa volontairement sa phrase en suspens. Mes joues devinrent brûlantes sans que je n'y puisse rien. Ben intercepta ma réaction et éclata de rire. Sans me laisser le temps de réagir, il passa son bras autour de mon cou et m'ébouriffa les cheveux du plat de la main. Je tentai de me dégager, mais il était décidément trop fort. Ajouté au rire de Ben, je pus entendre Leeloo pouffer doucement à côté. En retournant la situation, le métis avait réussi à redonner le sourire à la jeune fille. 

- Arrête de faire l'innocent ! Tu crois que j'ai pas vu comment Yukie te regarde ? Elle est à deux doigts de te déclarer ses sentiments !

- Hein ? m'étranglai-je. 

- Tu m'prends vraiment pour un idiot ! J'ai bien remarqué que vous êtes restés ensemble après le dernier procès. Aller, tu peux me l'avouer !

Mon visage brûlait toujours, mais pas pour les mêmes raisons. Ben semblait persuadé que j'éprouvais quelque chose pour Yukie, alors qu'elle n'avait jamais été que mon amie ! Je n'avais jamais voulu lui donner de faux-espoirs lorsque je lui avais parlé après l'exécution de Thomas. Je souhaitais juste... être utile à quelqu'un. L'aider à faire son deuil, comme moi après la mort de Kitty.


Ben s'esclaffait toujours comme un adolescent, et Leeloo ne pouvait réprimer un sourire. Au moins, mes amis semblaient reprendre pied. C'était l'essentiel.
Après avoir certifié à mes camarades que je n'éprouvais rien de plus que de l'amitié pour l'asiatique, nous nous quittâmes, chacun repartant dans sa chambre.
Je pensais enfin être hors de cette tuerie. Après les actions de Capucine, l'enfermement de Jack... tout semblait bien se présager. Aucun motif n'avait été donné ; nous avions encore un peu de temps pour chercher une sortie avant qu'Hologramme ne nous oblige à tuer. Je comptais aussi sur les recherches d'Atlan. J'étais sûr qu'il allait nous sortir de là en trouvant le traître. Chaque jour, ma confiance en lui se solidifiait. 

Mais peut-être aurais-je dû rester plus méfiant conte tenu des pulsions refoulées de certains. Peut-être aurais-je dû arrêter de m'imaginer que tout allait pour le mieux ; parce que dans la zone, rien ne pouvait aller bien.


[Reste : 12]

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